I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Elsa Boyer
Titre : Heures creuses
Éditeur : P.O.L.
Année : 2013
Désignation générique : Roman
Quatrième de couverture : «Quand futur et préhistoire rampent l’un vers l’autre Quand les disparitions frappent la ville Quand vos nerfs ne tiennent plus aucun choc Mieux vaut rouler à tombeau ouvert sur un bitume très noir»
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre : Une apocalypse lente et étrange plonge la ville dans des heures creuses pendant la journée. L’air devient très humide, le temps se confond avec le futur et le passé préhistorique et les perceptions sont altérées, deviennent angoissantes. Les humains se comportent de façon anormale et ont tendance à muter ou à disparaître. Le personnage principal (il) n’échappe pas à cette impression désagréable, mais pour ne pas sombrer tout de suite, il s’achète une Lotus Esprit et roule dans la ville pendant les heures creuses, à la recherche de Gertrude Jekyll, une ancienne collègue de travail (mais les humains ne travaillent plus). Il l’entrevoit à quelques reprises, mais Gertrude Jekyll n’est plus la femme de ses souvenirs : elle a disparu, muté. Des iguanes, des chats, d’autres animaux étranges et anciens ainsi que la végétation envahissent la ville. Les humains agissent anormalement, plus personne ne se parle. Le protagoniste est assez passif, change d’endroit où dormir pour se sauver des heures creuses, mais à la fin, l’invasion invisible s’empare de lui.
Thème(s) : Eau, iguanes, temps préhistorique, palmiers, évasion par la voiture, disparition, transformation, apocalypse.
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix : La fin du monde est un thème à la mode : ne serait-ce pas le reflet collectif de nos personnages qui ont tendance à disparaître de soi et du monde? Dans tous les cas, dès la première page, nous sommes dans un univers impossible à saisir, dans lequel le personnage ne peut rien changer.
Appréciation globale : Plonger dans la lecture d’Heures creuses, c’est se perdre en apnée dans la fosse des Mariannes. Ou encore, c’est se retrouver coincé dans un de ces rêves où tout est flou et dans lequel il est impossible d’agir, nos membres étant englués dans quelque chose, peut-être.
Passage préféré : «Filmés de près assis à un bureau en bois luisant, ils expliquaient qu’ils quittaient leurs fonctions et sortaient par une porte au fond de la pièce. Parfois les chefs opérateurs de la télévision oubliaient de couper l’image, on voyait la pièce vide avec le bureau, un verre d’eau et la porte au fond. L’image pouvait rester pendant des jours. Si on regardait assez longtemps on voyait le niveau de l’eau baisser dans le verre.» (p.40-41)
IV – TYPE DE RUPTURE
A) Rupture actionnelle : le narrateur n’y peut rien, c’est la fin graduelle de son espèce. Il croit que s’il retrouve Gertrude Jekyll, tout sera sauvé, mais dès lors, il ne peut pas la retrouver. Gertrude Jekyll, comme plusieurs autres, a muté en quelque chose d’autre, quelque chose d’incompréhensible. Sa seule tentative, pour échapper aux heures creuses demeure la fuite, mais finalement, il ne fait que retarder le processus de sa disparition, se laisser porter par les routes qu’emprunte sa voiture. Incapable de se sauver lui-même ou de sauver Gertrude, le personnage constate le monde froidement, sans trouver cela dommage que les humains soient en train de disparaître, sans tenter quoi que ce soit. Il ne s’imagine pas pouvoir échapper à l’invasion invisible. L’angoisse des heures creuses est sa principale préoccupation. Graduellement, il perd de plus en plus la possibilité de se mouvoir, d’avoir des émotions, de penser. Il subit une dégénérescence.
« […] l’heure creuse le malmène, lui broie le crâne, le laisse ensuite perdu et sans force, avec l’envie de rien enfoncée profond dans la gorge. Il se sent comme un poisson qui viendrait de mourir dans des eaux peu profondes.» (p.8)
«Comme si pleurer était quelque chose de plus très net dont il ne saisissait que vaguement les contours.» (p.120) «Pendant des instants un peu longs il lui semble ne plus savoir marcher. Ce n’est pas une simple faiblesse dans les muscles, il oublie les gestes.» (p.122)
B) Rupture interprétative : le personnage ne comprend pas le monde qui l’entoure. Tout autour de lui est si anormal qu’il ne tente même pas de comprendre ce qui se passe. Son constat des faits, aussi étranges soient-ils, suffit. Même le temps est contre lui. Les éléments de la fin du monde semblent venir d’un temps préhistorique. Les moments où le personnage est en rupture la plus totale avec son environnement sont les heures creuses. Le personnage perd la capacité d’avoir des émotions, de penser, d’être humain tout simplement.
« Il était difficile de se faire une idée de l’état général de cette ville, difficile de comprendre ce qui se passait, […] » (p.11).
«Les évènements deviennent des fossiles, on ne peut plus ni les dater, ni les identifier.» (p.12) Gertrude Jekyll est un iceberg : il semble qu’ils aient un passé ensemble, mais le personnage ne se rappelle de rien. Il est « colonisé par des images d’une Gertrude Jekyll qu’il pense ne pas connaître.» (p.75)
« […] une bouillie d’amorces, de sensations et de mots.» (p.104)
«C’est comme si tout ce qu’il voyait était une sensation un peu floue, un peu passée.» (p.107)
« [I]l tourne en rond dans sa propre cervelle devenue un désert infesté de mirages.» (p.146)
Les agissements des autres humains autour de lui sont incompréhensibles : «Certains se ruent dans les bars, titubent en frappant les murs, convulsent, s’agrippent à une table et boivent des cocktails colorés en transpirant. D’autres foncent vers les plages, à une table et boivent des cocktails colorés en transpirant. D’autres foncent vers les plages, […]. D’autres encore roulent à tombeau ouvert sur Palmetto Expressway. Parfois c’est le crash. Ils sont de plus en plus nombreux. Ils ne forment pas une communauté pour autant, ils ne se retrouvent pas, ne parlent pas, ne se touchent pas, ils n’ont plus vraiment de regard.» (p.17) C’est un échec total de la communication, de la vie en société. Le personnage est incapable d’établir un contact humain ou de comprendre ses semblables. La rupture avec le monde est collective.
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
La narration est extradiégétique et le protagoniste pourrait être n’importe qui, disons seulement qu’il répond au pronom «il».
Le temps des heures creuses est qualifié de préhistorique.
À un moment, le narrateur s’intéresse aux cellules laissées par Gertrude Jekyll dans l’eau du bain. Il y plonge sa main et se rend compte que les cellules se sont perdues de façon hétéroclite. Il voudrait les assembler ensemble pour retrouver quelque chose de la femme qu’il recherche, mais sait cela impossible. Ce passage image bien la poétique de l’œuvre. Il s’agit d’une apocalypse graduelle, universelle, presque douce, mais incompréhensible. « Et il plonge sa tête sous l’eau, un liquide dense, vivant. […]Les cellules se regroupent autour de lui sans tout à fait le toucher comme si le liquide devenait solide. […] Les cellules forment très vite de petites figures, une femme, un animal, une forme, puis s’effondrent immédiatement. […] Il regarde des mondes minuscules se faire devant lui et disparaître sans explosion, sans choc mortel.» (p.69)