Serge Rezvani, L’Énigme, Arles, Actes Sud (Babel), 1995, 234 p.
1. Degré d’intérêt général
Pour le projet de quête et enquête : Très fort (Enquête)
Pour le projet de diffraction : Faible
En général : C’est un roman très intrigant, et bourré de références littéraires.
2. Informations paratextuelles
2.1 Auteurs : Serge Rezvani
2.2 Titre : L’Énigme
2.3 Lieu d’édition : Arles
2.4 Édition : Actes Sud
2.5 Collection : Babel
2.6 (Année [copyright]) : 1995
2.7 Nombre de pages : 234 p.
2.8 Varia : -
3. Résumé du roman
Présentation de l’éditeur :
« Que s’est-il passé à bord de l’Ouranos, le cabin-cruiser de la famille Knigh, retrouvé dérivant en mer, vide, la coque striée de griffures sanglantes ? Lequel des Knigh, tous écrivains, donc tous rivaux – autant dire tous suspects – a délibérément noyé les autres, avant de s’infliger sans doute le même sort ?
Pour déchiffrer les indices – carnets, brouillons, poèmes – découverts sur le navire, l’Enquêteur du Domaine Maritime et son ami le Poète Criminologiste ont fait appel à un spécialiste : le scrupuleux Théseur.
Aussitôt s’engage une enquête diligente mais trompeuse, pleine de rebondissements, de fausses pistes, de coups de théâtre…
S’enivrant peu à peu de cette énigme qu’ils redoutent de résoudre tant elle les tient en haleine, les trois enquêteurs explorent les ténébreux secrets de la famille Knigh, les dangereux chemins de la création, l’insondable mystère de mourir… donc d’exister.
Les jeux de l’art, de la lecture et de l’assassinat, l’insatiable curiosité de l’homme, et les mille et une voluptés de la parole : c’est avec une ruse immémoriale que Rezvani a composé son Enigme.»
Résumé pour le projet (remarques)
Le livre n’est absolument rien d’autre qu’une Enquête, une énigme ! D’entrée de jeu, nous est décrit le crime : une famille de sept « écrivains » est retrouvée noyée autour de son bateau, ne restent que leurs manuscrits pour témoigner du drame. On imagine que l’un ou l’autre des membres de la famille aurait retiré l’échelle, condamnant ses proches à la mort pour se jeter ensuite à son tour. Différentes hypothèses sont lancées au fur et à mesure qu’avance l’enquête et que les manuscrits révèlent certains penchants de la famille Knigh. Ce sont trois personnages, identifiés par leur fonction (L’Enquêteur du Domaine maritime, le Poète criminologiste et le Théseur), qui prennent en charge cette enquête et se laissent littéralement envahir par elle, de sorte que rien d’autre n’importe dans ce roman que le développement de l’affaire.
Les personnages, malgré leur peu de profondeur, ont des personnalités très marquées. L’Enquêteur ne pense qu’en termes de recherche et d’indices. Il est plus rationnel et sévère ; il doute et se passionne. Le poète criminologiste a une double personnalité : le scientifique concret et l’artiste emporté : il a un grand savoir et un besoin d’imaginaire. Le Théseur est obsédé par la famille Knigh, puisqu’il a fait sa thèse sur cette famille littéraire. Il est méthodique et avide de connaissances. Ses souvenirs de ses rencontres avec les membres de la famille vont beaucoup aider le développement de l’Enquête ; il se prend souvent à raconter comme on raconte des histoires, en laissant en suspens certaines informations, les reportant à une prochaine conversation avec les deux autres.
Dans cette enquête, on comprend que la plupart des hypothèses concernant le crime sont fondées sur des suppositions, des impressions. Tous les manuscrits semblent incriminants et tous les souvenirs du Théseur semblent pointer un coupable différent. La famille Knigh en entier paraissant avoir un trouble – et chaque membre est un potentiel meurtrier. Ils racontaient au Théseur leurs sentiments, leurs rapports, et il semble qu’il y ait eu quelques divergences entre les versions, dites et écrites.
À la fin, les indices contenus dans les écrits mènent les trois enquêteurs sur une piste plus précise et ils optent pour ce dénouement, même si le lecteur sait très bien que rien n’est absolument sûr et clair dans cette histoire, car les preuves ne sont pas indéniables.
4. Singularités formelles
Vingt-six chapitres. L’œuvre se rapproche formellement du théâtre. Une phrase qui situe les personnages, dès l’entrée de chaque chapitre, puis de longs dialogues ininterrompus entre les trois personnages. Le travail n’est pas sur l’ambiance, l’espace ou le temps, mais réellement sur l’intrigue, la parole, le matériau littéraire.
Quelques intrusions de poèmes, faisant partie des manuscrits retrouvés. Un mélange des genres à petite échelle, en somme.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
Le récit n’est pas axé sur la narration ; peu de passages narratifs, on s’appuie presque entièrement sur les dialogues entre les trois personnages, qui se posent des questions et se relancent, faisant avancer ainsi l’enquête. Les dialogues pourraient sembler parfois faux, en ce sens qu’ils apportent certaines informations sous un ton plus explicatif, moins naturel, mais il y a une grande part d’absurdité dans ce roman et le ton en fait partie. Des personnages plutôt typés menant une enquête extravagante, dans un lieu inconnu, c’est tout un univers mi-comique, mi-dramatique qui est mis en place.
6. Rapport avec la fiction
Le rapport avec la fiction s’inscrit certainement dans ce constant besoin qu’ont les personnages de référer à des œuvres de fiction, à des auteurs, ou à d’autres anecdotes pour mieux comprendre l’Énigme et pour raisonner. Ceci élimine le sérieux de l’affaire, car leurs preuves et leurs raisonnements viennent de la littérature, mettant ainsi la littérature sur un piédestal, comme solution à l’énigme, mais aussi moteur de l’intrigue (avec la famille littéraire comme victime).
7. Métatexte
Références répétées au fait que toute enquête est un jeu, ce qui révèle le potentiel ludique de l’œuvre et aussi le rapport avec le lecteur, qu’on laisse sur sa faim. (p. 20-22)
8. Intertextualité
Une famille littéraire. Une enquête littéraire. Un poète et un théseur. L’œuvre pullule de références littéraires de toutes sortes, à un tel point qu’elles perdent en signifiance puisque trop nombreuses, puisqu’on n’insiste pas sur chacune d’elles, puisqu’on les énumère presque comme des listes, ceci fait penser à cela, les références littéraires construisent les indices et les preuves dans ce roman, ce qui met en avant-plan toute la fausseté de l’enquête et son potentiel fictif. Références à Poe, Borges, Montaigne, Woolf, Kafka, Wilde, Mann, Brontë, Nietzsche, Browning, Ducasse, Anna Karénine et Madame Bovary, Léornard de Vinci, puis à la mythologie [bateau l’Ouranos, entre autres mythes], etc., etc.
9. Extraits significatifs
« – Voilà l’énigme! Qu’un cabin-cruiser coule avec ses occupants, sa bibliothèque, éventuellement les manuscrits qu’il transportait, rien de plus ordinaire. Le fond des océans en est pavé, comme on dit, de ces trésors contenant, rassemblée en un espace réduit, la charge symbolique représentant l’humanité. L’anéantissement nous l’acceptons, nous en acceptons l’image, la pensée, la douleur, et peut-être secrètement le soulagement d’être débarrassé de cette certitude de savoir qu’il n’y a rien à savoir Mais ce qui trouble et désespère, c’est d’assister à la pérennité d’un monde perdu. – Vous voulez dire : des livres sans lecteurs ? » - p. 15.
« Justement mon ami le Criminologiste et moi nous avons eu à enquêter à propos d’un naufrage épouvantable, une catastrophe collective où plus de huit cents personnes ont trouvé la mort par noyade. Et figurez-vous qu’à mesure des surprises de notre enquête, nous prenant au jeu, comme on dit, nous en étions arrivés à oublier le nombre considérable de morts provoquées par ce naufrage. Seul le jeu nous occupait, le jeu que représente toute enquête. » - p. 20.
« Bien qu’il soit extrêmement sympathique, ce théseur ne me semble pas aussi fiable que devrait l’être un théseur sérieux. Cette identification avec la famille Knigh – et cela depuis combien d’années! – m’inquiète pour la suite de notre enquête à propos du drame de l’Ouranos. Comment bien garder en main tous les éléments de cette énigme sans que le Théseur ne nous déborde par son excessive exaltation ? Ceux qu’on nomme les littéraires sont souvent des gens trop exaltés. » - p. 26.
« Votre lecture des manuscrits trouvés à bord de l’Ouranos doit rester une lecture aussi peu littéraire que possible. La qualité littéraire qu’en avons-nous à faire aujourd’hui ? C’est le choc que nous attendons ! Qui a tué ? Comment-a-ton tué ? Pourquoi a-t-on tué ? Nous devons assouvir la curiosité. Pas notre curiosité seulement mais la curiosité. » - p. 47.
« Eh bien voilà l’étrange aveu : « J’ai l’ambition – et ce sera irrévocablement mon dernier livre – de faire se rejoindre fiction et réalité. » Comme je m’étonnais : « L’écrit et la vie finissent par se confondre pour moi, comprenez-vous ? avait-il ajouté. Vous me direz : tout écrit finit par noyer – il a employé ce terme – son auteur dans la fosse antérieurement creusée et inondée par ses propres écrits. » » - p. 63.
« Pour Karl Knigh on peut dire que c’était écrit d’avance. Pour Julius, c’est autre chose. Qu’aurait-il fait de ce drame éternel ? Julius détruisait les histoires. Son écriture était un acide, elle corrodait en quelque sorte les histoires, et c’est à ce jeu de cruelle destruction qu’il vous conviait, comprenez-vous ? Il opérait à vue, devant témoins, il arrivait à pousser l’illusionnisme de l’écrit jusqu’au partage de sa folie. Un peu comme Borges quand, un à un, les multiples plans se dévoilent à vue et que l’histoire se décompose en autant de facettes que l’esprit humain peut en contenir. » - p. 77.
« Je vous en prie ! Plus un mot là-dessus ! Par moments, l’énigme universelle me paraît si puissante que tout le reste semble irréel, hormis cette énigme. Seule l’explicable énigme se propose comme une réalité. L’énigme, tout saisissable qu’elle soit, est, justement par cet insaisissable, plus saisissable que Dieu ou même l’univers dont rien ne nous assure qu’ils existent vraiment. » - p. 121.
« Au moment où les premiers rayons du soleil éclairaient les superstructures de l’Ouranos, mon ami le Poète Criminologiste m’a dit : « Cette énigme est plus qu’une énigme. Je souhaite que l’énigme de l’Ouranos ne soit jamais élucidée. Comme je souhaite que jamais ne soit élucidée l’Enigme au sein de laquelle nous sommes plongés. » - p. 182.