Outils pour utilisateurs

Outils du site


fq-equipe:mansfield_par_citati_1

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Pietro CITATI Titre : Brève vie de Katherine Mansfield Édition : Quai Voltaire, Paris, 1987 pour la traduction française (traductrice : Brigitte Pérol) / Rizzoli Editore, Milan, 1980 pour l’édition originale italienne (Vita breve di Katherine Mansfield) Collection : Année : 1980 (oeuvre originale) 1987 (traduction française) Appellation générique : Aucune.

Bibliographie de l’auteur : Auteur d’autres biographies imaginaires d’écrivains : Tolstoï, Kafka, Goethe, La colombe poignardée : Proust et La recherche. Aussi : Le Printemps de Chosroes (s’agit-il de Chosroès, roi sassanide de Perse?)

Quatrième de couverture : Vierge; remplacée par un rabat de couverture.

Rabats : Oui : «Katherine Mansfield, née en 1888 en Nouvelle-Zélande, morte en France en 1923, a écrit quelques-uns des plus beaux et des plus célèbres récits de ce siècle. Plus qu’un simple écrivain, elle est vite devenue, comme Virginia Woolf ou Franz Kafka, un personnage fabuleux, une sorte de mythe moderne représentant exemplairement un destin de l’époque. Changeante, adorable, inquiète, fragile, têtue : voici une jeune fille soucieuse d’être belle, à la mode, amoureuse, qui s’enfuit, revient, tombe malade, meurt jeune; mais aussi : un écrivain de premier ordre, jamais dupe d’elle-même, toujours en quête dans la vie comme dans l’écriture de quelque chose qui fuit éternellement regards et désirs humains».

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Bien qu’il ne se présente pas textuellement ainsi, le narrateur m’apparaît être l’auteur, qui fait davantage que narrer la vie de l’écrivain, avec cette prose lyrique qui est la sienne, ses interprétations hypothétiques, son organisation de l’ensemble de l’oeuvre et de la vie de Katherine Mansfield autour du thème de la mort…

Narrateur/personnage : On note une relation d’admiration de la part de l’auteur-narrateur vis-à-vis du personnage de Mansfield. L’incipit est d’ailleurs éloquent à cet effet : «Tous ceux qui ont connu Katherine Mansfield au cours de sa brève existence ont eu le sentiment d’approcher un être plus délicat que le reste des humains, une céramique orientale que les flots de l’Océan auraient apportée sur nos rivages» (p. 9). (Par ailleurs, plus près de la biographie traditionnelle par cet aspect, l’auteur-narrateur n’apparaît pas à titre de personnage dans la diégèse [comme le fait un VBL par le biais de son homologue fictionnel Abel Beauchemin, par exemple].)

Sujet d’énonciation/sujet d’énoncé : Citati/Mansfield

Ancrage référentiel : -Les noms des personnages, les lieux, l’époque (et les faits d’époque : par exemple, la Première Guerre mondiale, souvent évoquée) appartiennent au réel, au domaine du vérifiable. -La maladie (tuberculose) de Mansfield, son intérêt pour les menus événements de la vie quotidienne (intérêt qui l’inspire d’ailleurs dans la rédaction de ses nouvelles), son enfance (seulement évoquée) en Nouvelle-Zélande, la pratique de l’ascétisme à la Gurdjieff, etc. sont autant d’éléments qui appartiennent à la réalité de l’écrivain -Les informations que nous livre Citati sont souvent tirées du journal intime de Mansfield ou de sa correspondance (les passages entre guillemets occupent d’ailleurs un espace assez imposant au sein du texte, mais sont privés de leur référence exacte), ce qu’il avoue explicitement dès le départ : «La lecture de son journal et de ses lettres à John Middleton Murry ou à quelques intimes nous transporte dans un tout autre univers. La figurine orientale, la fée-papillon, le chat qui vous observe, impénétrable et froid, font place à la plus ardente des créatures» (p. 13). -La justification des interprétations de l’auteur-narrateur (interprétations qui contredisent parfois la correspondance (insidieuse?) de Mansfield) par des extraits du journal de l’écrivain : «Elle était, en réalité, très heureuse de vivre seule sans Middleton Murry, sans Carco, avec la seule aide de ses yeux et de sa plume, dans ce Paris rose et mauve que la guerre n’avait pas encore outragé. Elle n’avait aucun désir de retourner chez elle. À peine se trouvait-elle avec quelqu’un notait-elle dans son journal qu’elle se mettait à prendre en compte ses opinions et ses désirs, “alors qu’ils ne méritent pas la moitié de l’attention que méritent les miens”. Vécue avec d’autres, l’existence perdait ses contours et la précieuse richesse de ses détails. “La somme de joies, de petites joies délicates que je tire de la contemplation des êtres et des choses, quand je suis seule, est immense; ce n’est qu’en ma propre compagnie que je m’amuse réellement, c’est vrai”» (p. 36-37). -Citati convoque le témoignage d’autres auteurs, d’éditeurs, etc. : «Alfred Richard Orage, qui publia ses premières nouvelles, l’appelait the marmozet, le ouistiti. Virginia Woolf écrivait : “Cette femme impénétrable demeure impénétrable. Il m’est venu à l’esprit qu’elle était une sorte de chat, étrange, réservé, toujours solitaire, observateur”» (p. 11). L’interprétation de Citati est donc basée sur des témoignages réels. -De nombreux auteurs sont évoqués au sein du texte (Dorothy Wordsworth, Samuel Taylor Coleridge, Thomas Hardy, Oscar Wilde, D. H. Lawrence, Francis Carco (que Mansfield fréquentera, d’ailleurs), les Brontë, Stendhal, James, Tchekhov, Proust, Shakespeare, Jane Austen, Joyce, Tourgueniev, Tolstoï, etc.). -Ancrage temporel à partir du 2e chapitre (l’oeuvre en compte 8), mais de façon plutôt lâche (c’est-à-dire sans la moindre ambition de tout dater, et à tout prix ) : «1914 et 1915 furent les dernières années heureuses de Katherine Mansfield : heureuses comme elles peuvent l’être pour une créature marquée. La tuberculose et ses terribles douleurs arthritiques n’avaient pas encore fait d’elle une fille de la douleur» (p. 25). -Le recours aux propos tenus par d’autres biographes de Mansfield : «En mars et en mai, elle retourna deux fois à Paris, logeant chez Carco, 13, quai aux Fleurs; elle lui écrivit des lettres au front, employant les mêmes mots qu’elle avait utilisés pour Middleton Murry, signe, dit un biographe récent, de la parfaite économie avec laquelle elle savait déjà gérer ses matériaux littéraires» (p. 33-34). Indices de fiction : -Les descriptions de Mansfield assumées par l’auteur, dans une prose lyrique et quasi atemporelle : «Tous ceux qui ont connu Katherine Mansfield au cours de sa brève existence ont eu le sentiment d’approcher un être plus délicat que les reste des humains, une céramique orientale que les flots de l’Océan auraient apportée sur nos rivages» (Incipit, p. 9). Ces nombreuses descriptions contribuent à faire de Mansfield un personnage quasi fabuleux : «Son visage sous le casque lisse de ses cheveux bruns et la frange qui semblait plaquée sur son front pâle évoquait un masque serein, sculpté dans le bois» (p. 10). -Certaines paroles rapportées de gens qui auraient fréquenté Mansfield, mais dont Citati ne donne pas la référence, ce qui contribue à diminuer le caractère biographique factuel de l’ouvrage : «“Elle était délicieusement tendre et lointaine, un demi-sourire errait sur ses lèvres”. […] “Ses bagues glissaient le long de ses doigts lorsqu’elle servait le thé […]“» (p. 9). -Les interprétations à caractère hypothétique : «Peut-être brillait-elle aussi parce qu’elle avait besoin de séduire, de posséder et d’absorber d’autres êtres […]» (p. 18). Ou encore : «Pourquoi cette fureur, et d’où provenait-elle? Il est difficile de le dire. De sa maladie? D’un paroxysme de désespoir? D’un instinct négatif qu’elle ne parvenait pas à contrôler? Du mal qui, jailli d’on ne sait où, déferlait subitement en elle? La haine est la plus mystérieuse des passions» (p. 20-21). Bien souvent, néanmoins, Citati relie de telles hypothèses d’interprétation à des fragments d’oeuvres, de journal ou de correspondance, dont il ne donne cependant pas la référence, d’où un autre basculement, en quelque sorte, du côté de la fiction : «Elle aurait voulu ne connaître que ces moments de bonheur absolu où l’on a envie de courir au lieu de marcher, de monter et descendre des trottoirs en esquissant des entrechats, de lancer en l’air quelque objet pour le rattraper au vol, de rire sans raison; où, subitement, au coin de la rue, l’on se sent envahi d’un sentiment de béatitude, comme si l’on s’était incorporé “une lumineuse parcelle de ce soleil tardif de fin d’après-midi qui resplendit au plus profond de nous”» (p. 14-15). -La focalisation interne et la représentation des pensées (et des sentiments) de Mansfield est un autre indice de fiction important : «Quand elle se penchait sur elle-même, elle se sentait souvent prise de vertige, ses réactions, ses vibrations, ses dépressions, ses changements de ton, ses alternances de joie et de colère étaient à ce point nombreux, rapides et déconcertants qu’elle avait l’impression d’être le gérant d’un hôtel sans propriétaire dont le seul rôle eût été de remplir des fiches et de tendre des clefs pour une multitude d’hôtes plus autoritaires les uns que les autres» (p. 16). -L’imbrication du factuel et du fictionnel est un autre indice de fiction qui se révèle particulièrement intéressant (outre l’exemple suivant, voir un passage semblable au bas de la page 75 et au haut de la page 76). Dans l’exemple qui suit, l’auteur-narrateur complète en quelque sorte le texte que lui fournit Mansfield (tel qu’on le trouve sans doute dans son journal), donnant ainsi plus de corps, plus de substance au récit réel, en plaçant dans la bouche de Mansfield un complément aux paroles mêmes de cette dernière, avant de reprendre la parole à son compte, toujours pour ajouter au récit des faits. Ainsi, à propos de sa rencontre avec Carco, Mansfield écrit ceci, que complète l’auteur-narrateur : «”Je me suis donnée à lui, mais cela paraît si peu important, tellement secondaire; nous avions tant de choses à nous dire! Nous étions délicieusement bien, lovés l’un contre l’autre” à la lueur de la petite lampe, tandis que le feu jetait une lumière vacillante sur le plafond de bois blanchi. On n’entendait que le tic-tac de la pendule et le crépitement du feu . Ils évoquèrent une quantité de paysages et de personnes : toute une existence se glissa entre eux durant la nuit, ils étaient comme un vieux couple qui tousse doucement sous les couvertures et qui échange de petits rires. Ils visitèrent l’Inde, l’Amérique du Sud, puis ils parlèrent de Paris. “Il m’arriva de le perdre dans la foule : tout était sombre, puis je le serrais à nouveau dans mes bras et nous nous embrassions”» (p. 31-32). Paradoxalement, alors qu’il complète le récit des événements dans le cas qui vient d’être cité, l’auteur-narrateur avoue son ignorance des faits pour ce qui est d’une aventure tout à fait semblable, qu’il évoque quelques lignes plus loin : «Quatre jours plus tard, elle revint à Londres. Nous ne savons pas ce qui se passa entre eux dans la chambre au plafond blanchi. Mais l’aventure lui laissa un sentiment de bonheur qui transparaît dans la nouvelle Un voyage téméraire, qu’elle écrivit les mois suivants» (p. 33). On pourrait donc dire que la cohabitation du factuel et du fictionnel est si forte que le narrateur lui-même prend part à cette hybridation, se rangeant tantôt du côté de l’affabulation, tantôt du côté de la relation plus stricte des faits, assumant donc tour à tour un rôle plus près de celui de romancier, et une tâche qui ressemble davantage à celle du biographe traditionnel. -Certains épisodes se présentent encore plus fortement sous le mode de l’affabulation, l’auteur-narrateur feignant de s’immiscer dans l’esprit de l’écrivain, dans ses souvenirs, voire dans ses hallucinations (p. 94) : «Katherine Mansfield se voyait répondre, sourire, caresser son manchon, parler du manque de viande, du pain abominable, des prix prohibitifs, et de cette guerre; en même temps il lui semblait que quelque part, à l’étage supérieur, Middleton Murry et elle étaient étendus, semblables aux jeunes fils de Clarence dans Richard III, morts étouffés sous leurs oreillers; et la propriétaire et elle montaient la garde, comme deux vieilles femmes ridées» (p. 64-65). -Certaines descriptions (notamment de lieux, mais aussi des descriptions très détaillées du personnage de Mansfield) donnent tout à fait dans le ton du genre romanesque : «Tout, à Bandol, avait changé, comme elle avait elle-même changé. Tout était abîmé, dégradé, tuméfié. Dans le jardin de la villa Pauline, il n’y avait pas une fleur : pas une jonquille, pas une rose, pas un oranger. Les beaux géraniums de l’hôtel n’étaient plus que des buissons hirsutes, au milieu des tessons de bouteilles et des débris de plomberie. La marchande de tabac avait changé. La bouchère avait changé. La pâtisserie était fermée, avec de grandes affiches tristes collées aux fenêtres. Personne dans le village ne se souvenait d’elle. Le temps lui-même changea subitement: la mer s’agita et fuma comme un troupeau de monstres en folie, les âmes errantes passèrent dans le ciel en tourbillonnant; le vent ululait, les volets grinçaient, et le vieil hôtel désert semblait se dresser sur une île lointaine, très lointaine» (p. 65-66). -L’aspect critique peut aussi constituer un élément de fictionnalité (?) (en ce sens qu’il s’agit d’interprétation subjective, et non de pure relation de faits, laquelle est traditionnellement le lot de la biographie?), l’auteur-narrateur interprétant certains éléments de l’écriture de Mansfield : «Dans le nouveau jardin de Linda poussait un gros aloès; une plante exubérante aux feuilles cruelles, au tronc charnu, qui s’agrippait au sol avec tant de force qu’au lieu de racines elle semblait pourvue de serres. Elle était l’un de ces symboles muets que Katherine Mansfield dispose aux points nodaux de ses récits […]» (p. 55). Ou encore : «Même lorsqu’elle partageait les pensées et les sentiments de ses personnages, elle ne pénétra jamais en eux : elle ne franchit point l’écran qui la séparait d’eux. Entre elle et la représentation, entre nous et le récit, demeura toujours la paroi de cristal, légère, implacable, inflexible, qui constitue le premier secret de sa grandeur» (p. 57).

Topoï : La «brève vie» (assombrie par la maladie) d’un écrivain tout en contrastes, «créature délicate» qui fut pourtant «l’un des tempéraments littéraires les plus fermes, les plus compacts, les plus tenaces de ce siècle» (p. 21). La maladie et la mort en général, ainsi que le sentiment d’urgence lié à l’écriture «pour une créature marquée» (p. 25) : «Mais elle eut peur que la mort ne fût proche. Avec son stoïcisme habituel, elle ne craignit pas pour elle-même : elle savait que nous ne sommes sur terre que pour laisser un témoignage de notre passage; elle craignait de devoir s’en aller trop vite, sans avoir rien écrit qui la satisfît tout juste des “esquisses”, des “fragments”, des “ébauches”, qui ne donnaient qu’une idée vague et incertaine du tourbillon d’images et de chimères, du tumulte de lieux, de personnages, d’histoires, qui s’agitaient dans son esprit» (p. 67). Biographé : Il s’agit bien sûr de Katherine Mansfield. Pacte de lecture : Aucun pacte n’est clairement mis de l’avant. On constate toutefois rapidement le lyrisme de l’écriture, l’imbrication du factuel et du fictionnel, la réorganisation du réel vécu en fonction d’un thème-clé : la mort, tout cela invitant à lire l’oeuvre comme une bio imaginaire. Thématisation de l’écriture (et de la lecture) : Il est régulièrement question de l’écriture du biographé (bien que ce soit davantage la vie du personnage que son oeuvre qui semble intéresser Citati, sauf au 7e chapitre). D’ailleurs, Mansfield est souvent rapprochée de son oeuvre par un Citati qui commente certains textes afin de mieux expliquer leur auteure : «Un poème écrit dans sa jeunesse raconte comment elle trouva un jour, “dans la grotte d’opale du sommeil”, une fée “aux ailes plus fragiles que des pétales de fleur, que des flocons de neige”. Elle l’emprisonna au creux de ses paumes, puis la ramena à la lumière et la laissa s’envoler; la fée devint d’abord un duvet de chardon, puis une paillette dans un rayon de soleil, et puis ne fut plus rien. Il y avait en elle, comme chez la fée de ce poème de jeunesse, quelque chose de si fragile, de si vulnérable, qu’une parole, un geste, le moindre souffle de vent ou même la lumière suffisaient à la blesser» (p. 10-11). Pour expliquer le tempérament de Mansfield en montrant la cohérence entre vie et oeuvre, Citati tend d’ailleurs à rapprocher l’auteure de certains de ses personnages de nouvelles : «Elle estimait qu’il ne fallait jamais parler de soi à quiconque : à peine s’est-on livré que les autres se précipitent pour piétiner, comme du bétail, l’herbe de notre jardin. “Pourquoi tiens-tu absolument à nier tes émotions? En as-tu honte?” demande quelqu’un à l’héroïne d’une de ses nouvelles. Celle-ci (i.e. Katherine Mansfield) réplique : “Pas du tout, mais je les garde dans un tiroir, et ne les en sors que rarement, comme une confiture très précieuse, lorsque les gens que j’aime viennent prendre le thé”» (p. 12). Et un peu plus loin, l’auteur-narrateur a recours à l’oeuvre de Mansfield pour expliquer son comportement à la suite de la mort de son frère Leslie Heron Beauchamp : «Quelques jours plus tard, le 7 octobre 1915, Leslie Beauchamp mourait sur le front français. Dans un poème qu’elle écrivit à quelques mois de là, Katherine raconte un songe. Le frère et la soeur étaient chez eux et se promenaient le long d’un ruisseau que bordaient des buissons chargés de baies blanches et rouges. “Ne les touche pas, lui dit-elle, elles sont vénéneuses”. La main de Leslie oscilla; un rire étrange et lumineux flotta autour de sa tête, et les baies luisirent près de sa bouche. Peu après, tandis que la plainte du vent et le grondement de l’eau sombre roulaient sur la plage, il lui apparut à nouveau, les baies à la main et lui dit : “Ceci est mon corps, ma soeur, prends-le et mange-le”. La mort de Leslie avait donc été un suicide inconscient : le frère appelait sa soeur dans la mort; et son corps devenait l’hostie sacrificielle dont il lui fallait se nourrir. / C’est ce qui se passa dans les mois qui suivirent : Katherine goûta aux baies blanches et rouges, entra vivante dans l’Hadès, se nourrit du corps étendu de son frère, regarda le monde avec ses yeux à lui, et sa main ne fut plus que le prolongement de cette main morte qui ne pouvait plus écrire. Bien qu’elle sentît en marchant l’air et le vent sur sa peau, elle était ensevelie près de son corps à lui. Désormais, le présent et l’avenir n’avaient plus de sens» (p. 46-47). L’auteur-narrateur livre également la conception de l’écriture de Katherine Mansfield, conception de l’écriture qui se veut très «englobante» : «Jeune fille déjà, elle avait compris qu’en littérature le génie consiste dans l’acceptation d’une discipline à laquelle on s’astreint à jamais. Elle avait vécu et aimé. Parfois, dans sa jeunesse, elle s’était gaspillée dans des expériences indignes d’elle : elle avait mis en scène avec passion sa propre tragédie, son amour non partagé. Mais la véritable passion dont elle brûla sa vie durant fut l’écriture […]. […] Elle n’était heureuse que la plume à la main : voir l’encre couler sur la feuille de papier était, pour elle, comme sentir le sang couler dans ses veines. [….] “Serai-je capable d’exprimer un jour tout mon amour pour mon travail mon désir de devenir un meilleur écrivain, le voeu fervent d’un travail plus consciencieux? de dire la passion que j’éprouve? Elle me tient lieu de religion, car elle est ma religion; elle remplace la compagnie des autres, car elle me crée des compagnons; et la vie même, parce qu’elle est la vie. Je suis tentée de m’agenouiller devant mon travail, de me prosterner, de rester trop longtemps en extase devant l’idée de la création”» (p. 136-137). -Citati révèle également quelques éléments de la poétique de Mansfield : «Katherine Mansfield avait appris de Tolstoï et de Tchekhov à abolir la figure du narrateur, ce narrateur qui chez Balzac, Proust et Conrad est si présent et envahissant, et semble parfois ne voir dans la réalité qu’une illusion créée seulement pour qu’il puisse déployer ses gestes de grand mime, sa capacité de recréation et de décomposition, sa voix de ténor, son intelligence de penseur. Poussant à l’extrême la tension de ses maîtres, elle fit de ce narrateur un simple médiateur, un mince trait d’union entre le lecteur et la réalité évoquée. Mais son renoncement fut plus complet encore : outre le narrateur, elle a aboli toutes les données narratives» (p. 147; voir la suite de ce passage, jusqu’à la fin de ce 7e chapitre).

Attitude de lecture : À l’exception de la dimension «thématisation de l’écriture», présente du côté du biographé mais absente de celui du biographe (en effet, Citati ne réfléchit pas à proprement parler sur sa propre écriture), tous les éléments semblent là pour constituer une biographie imaginaire, Citati ne se contentant pas de narrer la vie de l’écrivain, mais donnant plutôt un éclairage particulier à certains de ses moments, réorganisant cette partie racontée d’une vie autour du thème de la mort, ce que connote déjà le titre de l’ouvrage : «brève vie…». On pourrait dire que Pietro Citati a orienté sa «lecture-écriture» de la vie et de l’oeuvre de Mansfield en fonction de cette dimension, un peu à la manière de Sartre avec ce qu’il nomme «l’Illusion rétrospective», selon laquelle «dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du commencement ».

Hybridation, Différenciation, Transposition : Hybridation : Biographie à caractère fictionnel, tout en suggestions; cohabitation parfois très intéressante du fictionnel et du factuel (voir l’exemple souligné sous la rubrique «Indices de fiction»).

Autres remarques : Il pourrait être bien d’aller voir les autres Citati, afin de repérer des constantes. On pourrait également tenter d’observer ce qui pourrait rapprocher cette «brève vie» des «vies brèves» à la manière de Schwob, d’Aubrey, de Roubaud…

Lecteur/lectrice : Caroline Dupont

fq-equipe/mansfield_par_citati_1.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki