LYOTARD, Jean-François (1982),« Réponse à la question : Qu’est-ce que le postmoderne ? »
Critique, no 419, p.357-367.
Note : comme le précise Gontard (2001), cet article s’inscrit dans une querelle entre les tenants du modernisme et ceux du postmodernisme (et donc à un moment où le concept a été introduit en France et suscite des réactions) : 1981 : suite à la Biennale de Venise, Jürgen Habermas publie un article dans Critique qui se veut une défense de la modernité 1982 : réaction de Lyotard à l’article d’Habermas, aussi dans Critique : « Réponse à la question Qu’est-ce que le postmodernisme ? » 1984 : suite à cette querelle, article dans Critique de l’américain Richard Rorty : « Habermas, Lyotard et la Postmodernité » * Il serait sans doute intéressant de consulter aussi l’article de Richard Rorty.
Mise en contexte : Lyotard indique que sa réflexion s’inscrit dans une polémique sur le rôle des arts, et en particulier en réponse à Habermas, qui croit que « sous la bannière du postmodernisme », ceux qu’il appelle les « néoconservateurs » veulent « se débarrasser du projet moderne resté inachevé » (358). Lyotard estime qu’ « il y a dans les invitations multiformes à suspendre l’expérimentation artistique un même rappel à l’ordre, un désir d’unité, d’identité, de sécurité, de popularité […]. Il faut faire rentrer les artistes et les écrivains dans le giron de la communauté, ou du moins, si l’on juge celle-ci malade, leur donner la responsabilité de la guérir. » (359)
Modernité : - « fin unitaire de l’histoire » - « et celle d’un sujet » (359) - « La modernité, de quelque époque qu’elle date, ne va jamais sans l’ébranlement de la croyance et sans la découverte du peu de réalité de la réalité, associée à l’invention d’autres réalités. » (363) - L’essentiel de son argumentaire repose sur l’idée de sublime, qui comporte à la fois plaisir et peine : « Je pense en particulier que c’est dans l’esthétique du sublime que l’art moderne (y compris la littérature) trouve son ressort, et la logique des avant-gardes ses axiomes. » (363) - « J’appellerai moderne, l’art qui consacre son “petit technique”, comme disait Diderot, à présenter qu’il y a de l’imprésentable. Faire voir qu’il y a quelque chose que l’on peut concevoir et que l’on ne peut pas voir ni faire voir : voilà l’enjeu de la peinture moderne. » (364)
Caractéristique du temps présent : « Le classicisme paraît interdit dans un monde où la réalité est si déstabilisée qu’elle ne donne pas matière à expérience, mais à sondage et à expérimentation. » (360)
Postmodernité : « Quand le pouvoir s’appelle le capital, et non le parti [idée qu’une instance politique peut juger et décider de ce que « doit être l’art »], la solution “transavantgardiste” ou “postmoderne” au sens de Jenks [?] s’avère mieux adaptée que la solution antimoderne. L’éclectisme est le degré zéro de la culture générale contemporaine […]. Il est facile de trouver un public pour les œuvres éclectiques. » (361-362)
1ère définition : « Il fait assurément partie du moderne. » = « Une œuvre ne peut devenir moderne que si elle est d’abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n’est pas le modernisme à sa fin, mais à l’état naissant, et cet état est récurrent. » (365) Il dit toutefois ne pas vouloir s’en tenir à cette « acception un peu mécaniste du mot ».
2e définition, qui se pense dans un corollaire avec le moderne : « Voici donc le différend : l’esthétique moderne est une esthétique du sublime, mais nostalgique ; elle permet que l’imprésentable soit allégué seulement comme un contenu absent, mais la forme continue à offrir au lecteur ou au regardeur, grâce à sa consistance reconnaissable, matière à consolation et à plaisir. Or ces sentiments ne forment pas le véritable sentiment sublime, qui est une combinaison intrinsèque de plaisir et de peine : le plaisir de ce que la raison excède toute présentation, la douleur de ce que l’imagination ou la sensibilité ne soient pas à la mesure du contexte. Le postmoderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en [367 :] jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte recherche. […] Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo). » (366-367) * En somme, pour Lyotard, le postmoderne est intimement lié au moderne et ne correspond pas à une esthétique « contemporaine »