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fq-equipe:kim_leppik_bilan_2.2_juin_2008

RAPPORT COMPLET (2.2) – LEPPIK – JUIN 2008

Au terme de la lecture d’une centaine d’ouvrages, d’articles et de dossiers spéciaux, il me semblait que ce serait une bonne idée de présenter une esquisse de réponses aux huit questions que j’ai reçues au début de la session. Cela dit, avant de m’y lancer, j’aimerais souligner la réponse globale d’un très grand spécialiste du contemporain, Dominique Viart :

“Ce dossier nous alerte sur l’insuffisant de toute vision globale du contemporain qui se limiterait à en poser l’origine historique (le début des années 80), la caractéristique générale (la transitivité de l’oeuvre littéraire), le principal pari (écrire avec/malgré le soupçon) et les postures essentielles : incrédulité, désenchantement, dérision, mais aussi : souci critique, interrogation de l’héritage culturel, dialogue avec les sciences humaines et sociales.” (« Les inflexions de la fiction contemporaine », Lendemains, « Les Mutations esthétiques du roman français contemporain », Viart, Dominique (dir.), n°107/108, 2002, p. 11)

1. Quelles dates balisent le contemporain ?

Quasiment tout le monde dit que le contemporain commence autour du début des années 80, mais la date précise change selon le critique. Historiquement, on lie la chute du Mur de Berlin, la fin des idéologies et le commencement de l’ère postmoderne avec l’époque contemporaine de la littérature. Au niveau de l’esthétique, on aligne cette période avec la fin de l’avant-garde, la mort des derniers critiques structuralistes et les « retours » variés : celui du sujet (entre 1975 et 1980), celui du réel (autour de 1980) et celui du narratif (ici il y a débat : entre 1980 et 1990). Une question possible à poser ici serait celle des dernières années. Je ne crois pas que les écrivains font la même chose maintenant qu’aux années 80 ou même 90, mais la critique parle toujours des mêmes enjeux.

2. Quels sont les auteurs rattachés à la littérature contemporaine ?

Les écrivains qui reviennent le plus souvent dans le discours critique sont :

Michon, Quignard, Volodine, Bon, Bergounioux, Millet, Nadaud, Sérena, Rouaud, Guibert, Delerm, Germain, Bobin, Houllebecq, Le Clézio, Sallenave, N’Diaye, Guibert, Macé, Ernaux, Salvayre, Darrieussecq, Angot, Perec, Roubaud, Modiano, Garcin, Kaplan, O Rolin, J Rolin, Salvaing, Carrère, Daeninckx, Louis-Combet, Chevillard, Deville, Echenoz, Gailly, Redonnet, Toussaint, Oster, Robbe-Grillet, Sollers, Duras, Sarraute, Simon, Pingaud, Puech, Laurens

3. Quels sont les sous-genres narratifs majeurs de la littérature contemporaine ?

Vu le statut « éclaté » des genres narratifs, il est très difficile de parler de sous-genres majeurs. Je crois qu’il serait beaucoup plus prudent de parler d’enjeux majeurs que de sous-genres majeurs. Qu’est-ce que « genre » veut dire quand il s’agit du contemporain ? On pourrait certainement prétendre que l’ « autofiction », la « nouvelle fiction » et le « nouveau, nouveau roman » constituent des sous-genres. Cependant, que faire des « fictions critiques » ? Des « vies imaginaires » ? D’ailleurs, ce dernier se promène dans le discours critique sous plusieurs noms différents (« biographies imaginaires », « biofictions », « biographie, roman », « fictions biographiques », « biographies imaginaires », « essais-fictions », « romanesques sans roman », « vies imaginaires contemporaines », « récits transpersonnels »).

Pour les questions de nature analytique, je me permets d’en faire la synthèse, et cela, parce qu’encore une fois il n’est pas facile de démêler les réponses. Prenons encore une fois l’exemple de la fiction critique : représente-t-elle une certaine relation de la littérature contemporaine avec l’Histoire et/ou la Modernité? Ou bien s’agit-il d'un concept que la critique a construit afin d’expliquer cette relation? Un sous-genre? Un mode narratif? Il me semble que cette impossibilité de catégoriser la littérature contemporaine représente l’une de ses spécificités. Ces questions seraient intéressantes à creuser dans la prochaine étape de la recherche.

Relations à la modernité

Bien que la critique littéraire s’inquiète de l’avenir de la littérature française narrative (Forest, P. Le Roman, le réel : un roman est-il encore possible ? ; « L’Avenir de la fiction », Nouvelle Revue Française n°561 ; « Où va la littérature française ? », La Quinzaine Littéraire n°s 532, 711 & 712, etc.), la littérature elle-même se penche plutôt sur son passé et, plus spécifiquement, sur ses relations avec la modernité. Alors que plusieurs chercheurs avancent l’argument peut-être trop aisé que, par définition, il ne peut y avoir de fin à la modernité (le principe qui conduit la modernité est celui de la rupture, la rupture que constitue la postmodernité ne serait donc que la continuation paradoxale de ce principe…), force est de constater qu’au début des années 1980, la littérature française se transforme profondément. Les derniers critiques structuralistes disparaissent, l’avant-garde voit sa fin. Il semble que tout se joue pour défaire le travail de la modernité, afin de sortir de l’impasse créative qu’a entraînée la dénonciation de la représentation par les Telqueliens, parmi d’autres (Lebrun et Prévost : Nouveaux territoires romanesques). Ainsi le sujet, le récit et le réel réapparaissent au sein de textes des mêmes écrivains qui ont éveillé le soupçon à leur endroit (plusieurs Nouveaux Romanciers — Sarraute, Duras, Simon, Robbe-Grillet — ainsi que Philippe Sollers, fondateur de la revue Tel Quel, publient des textes de nature autobiographique dans les années 1980…) Mais ce n’est pas contre la modernité que travaillent les écrivains contemporains, ni avec la volonté de retourner à un état prémoderne ou d’oublier l’ère de soupçon de la transitivité de la littérature. Ils travaillent plutôt avec la modernité, ils entrent en dialogue avec elle (Viart). Autrement dit, entre la fiction de la modernité et la fiction contemporaine, il ne s’agit pas d’interdit, mais d’interface.

Posture dialogique

C’est en effet cette posture dialogique (entre le présent et le passé, entre l’héritage et la modernité, entre la réflexion et la fiction, entre l’histoire et l’imaginaire, et aussi bien entre le sujet et l’autre) qui caractérise peut-être le mieux la littérature de nos jours (Viart : « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine »). Ces multiples « retours » qu’on y remarque en sont indicatifs : retours « au sujet », « au récit » ou « au narratif », « au réel », « à la représentation », « à la fiction », « à la transitivité ». Mais il n’est surtout pas question d’un retour naïf : « Cette transitivité est le plus souvent une transitivité critique : si le sujet revient c’est comme question, non comme affirmation tonique ; si le réel est objet de littérature c’est avec une conscience lucide des vicissitudes et des déformations de la représentation. » (ibid., p. 333)

Sur ce point, la critique littéraire évoque souvent l’exemple de ce que Viart appelle les « biographies imaginaires ». En effet, ce concept voyage sous une masse de noms différents (les critiques feraient bien de se lire de temps en temps…) : « biofictions » (A. Gefen) ; « biographie, roman », « fictions biographiques », « biographies imaginaires », « essais-fictions » (D. Viart) ; « romanesques sans roman », « vies imaginaires contemporaines » (D. Rabaté) ; « récits transpersonnels » (B. Blanckeman). Ces textes entrent en dialogue critique avec des « modèles » du passé, non pas afin de les imiter, mais plutôt afin de les interroger, de chercher leur place dans la littérature, de mettre en question le genre depuis ce qui l’identifie (Viart). Bien que ce genre apparaisse bien avant nos temps (par exemple, Jacques le fataliste), ce qui le rend proprement contemporain est la mise en question du sens de la fiction et des modalités discursives jadis usitées dans le roman. Selon Viart cette double mise en question « ne se pouvait qu’à partir du moment où aucun discours constitué n’apparaissait plus suffisamment recevable pour constituer le fond idéologique d’une fiction narrative. » (« Les “fictions critiques” dans la littérature contemporaine », p. 32)

En effet, fiction et réflexion se confrontent et travaillent ensemble, au lieu d’être dans une relation de servitude. À la fois roman et son contraire (à la fois L’un et l’autre…), « les vies imaginaires » font entrer écrivain et lecteur en autrui (possibilité que seule la fiction romanesque nous procure, selon Dorit Cohn), mais résistent à ce pouvoir imaginaire en contrecarrant leur puissance fictionnelle (Rabaté). Rabaté affirme que les textes de la collection L’un et l’autre sont « ainsi emblématiques des deux dernières décennies du XXe siècle : ils se symbolisent eux-mêmes mais en passant par l’autre. » « Entre l’un et l’autre, de l’un à l’autre, le livre remet en circulation un désir d’écrire, de créer. Mais ce désir est propre à une époque critique, la nôtre, suspicieuse de ses légendes […]. Construisant et déconstruisant le Modèle, le magnifiant et le mettant à mal, l’auteur d’une biographie imaginaire cherche la limite de la littérature […] » (Rabaté, D. « Ce qui n’a pas de témoin ? Les Vies imaginaires dans l’écriture contemporaine », p. 43-44)

Le dialogue entre les écrivains contemporains et leurs prédécesseurs, dialogue qui se fait entendre au coeur des textes littéraires, est alors de nature critique, mais pas uniquement. Il est aussi profondément investigateur et endeuillé (Rabaté : Le Chaudron fêlé, Poétiques de la voix ; Blanckeman : Les Récits indécidables, Une Axiologie historique pour le vingtième siècle). Se trouve au sein des textes une relation endeuillée avec un certain passé intellectuel, la mélancolie d’une naïveté narrative, d’une identité perdue. La quantité énorme de récits de filiation (la notion de filiation est étroitement liée à ce dialogue empreint de nostalgie – ce qui est révolu – et de mélancolie – ce que « nous » avons contribué à faire disparaître) traduit une nécessité générale de notre époque, époque marquée par une « crise » de l’écriture, par une remise en question des repères, des valeurs, des références, des discours. En effet, la littérature contemporaine s’écrit à partir d’un manque, elle interroge ce dont elle hérite, ce qui la hante afin de savoir ce qu’elle est (Viart et Vercier, La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations). Ainsi se révèlent le désir et l’urgence narratifs de chercher, construire et critiquer des discours sur les filiations biologiques et littéraires (C. Jérusalem, « À rose des vents : cartographie des écritures de Minuit »). « Pour cette raison aussi, la littérature se projette moins en avant […] qu’elle ne s’interroge, parfois avec mélancolie, sur ses sources, les rassemble et les ressasse : aux romans d’introspection générique, qui réactualisent les traditions et les catégories de fiction les plus diverses, correspondent en cela les récits de soi généalogiques, qui convoquent familles et lignages, figures ancestrales et modèles symboliques. » (Viart et Vercier, La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, p.77-78)

Ce désir et cette urgence narratifs naissent alors du lieu même de leur mise à mort, contre la défense de raconter qui a atteint son apogée avec les écritures expérimentales et formalistes des années 1970. Mais le narrateur ne revient pas innocemment : il garde le souvenir de sa mort et, par conséquent, sa fonction change profondément. Le narrateur ne raconte plus, il enquête : les écrivains semblent montrer une volonté d’interroger le passé comme origine et/ou repoussoir du présent. Ce renouvellement d’intérêt historique revitalise le récit et valorise la fonction narrative. Comme le souligne Viart, la fonction narrative n’est plus désormais une « fonction » : elle devient « le lieu même de questionnement, non seulement le lieu à partir de quoi le questionnement procède, mais aussi bien souvent celui sur lequel il s’exerce. » (« Fictions en procès ») Cette pression et cette « indécidabilité » narratives font éclater la configuration du romanesque, qui dorénavant « semble porteur d’une légère schizé : simultanément, il produit de la fiction et surligne cette production, énonce du romanesque et le dénonce comme tel. » (Blanckeman : Les Récits indécidables, p. 17)

Accusée de narcissisme et de nombrilisme, et déclarée morte, la littérature française narrative cherche, me semble-t-il, à se relégitimer. Elle révèle une quête d’origines qui se joue à plusieurs niveaux : le personnage, le narrateur, le genre romanesque, la littérature française, l’écrivain et l’être humain font enquête pour reconstituer – ou pour faire advenir par le seul acte d’écrire, de raconter – leurs origines.

Valeur

Sur la question de la valeur de cette littérature, il n’y a bien sûr pas d’accord dans la critique. Pour cela, j’ai choisi de citer Littérature et mémoire du présent de Tiphaine Samoyault, un petit essai traitant de cette question d’une manière que je trouve très juste :

« Faire du nouveau, s’inscrire dans une modernité, c’est dès lors ajouter quelque chose à la mémoire. C’est ce quelque chose qui dérange le présent et qui ne fait jamais de l’écrivain un exact contemporain. À quoi cela tient-il ? On peut évidemment poser des critères, plus internes qu’externes, pour tenter de dire en quoi, pourquoi, un texte est littéraire et par quelles voies il impose des modes de rupture : on le fait bien pour les oeuvres du passé, soumises à divers types d’analyse, pourquoi ne le ferait-on par pour les oeuvres contemporaines ? Ces critères pourraient être 1) Le rapport d’un texte à son genre […] ; 2) L’énonciation consciente : le texte dit, de façon plus ou moins implicite, sa volonté de faire oeuvre […] ; 3) Le jeu de l’ancrage et du désancrage : un texte est littéraire (ce qui ne préjuge évidemment pas de sa qualité) à partir du moment où il s’inscrit dans la littérature présente ; mais, en outre, un texte est littéraire à partir du moment où il s’inscrit dans la littérature passée, présente, à venir. […] Le travail du langage : écrire contre, ou autrement. […] » (p. 18-21)

Les questions posées dans ce petit paragraphe me semblent tout à fait intéressantes en tant qu’éventuelles pistes de recherche pour notre équipe – plus spécifiquement, celle d’une énonciation consciente me paraît très pertinente dans le cadre d’une étude sur la littérature narrative.

fq-equipe/kim_leppik_bilan_2.2_juin_2008.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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