Table des matières
Louis Gauthier (2005 et 2011), Voyage en Inde avec un grand détour
ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Louis Gauthier
Titre : Voyage en Inde avec un grand détour et Voyage au Maghreb en l’an mil quatre cent de l’Hégire
Éditeur : Fides
Collection :
Année : 2005 et 2011
Éditions ultérieures : Il s’agit en fait, avec Voyage en Inde, d’une réédition en un seul volume des trois récits de voyage de Gauthier, soit Voyage en Irlande avec un parapluie (VLB, 1984), Le pont de Londres (VLB, 1988) et Voyage au Portugal avec un allemand (Fides, 2002). Paraît, en 2011, Voyage au Maghreb en l’an mil quatre cent de l’Hégire (Fides) qui constitue la suite et la fin. Il sera question, dans cette fiche, de tous les volumes de la tétralogie.
Désignation générique : récit
Autres informations : L’ouvrage est parsemé de quelques dessins. Un extrait sur le rabat : « Personne sur la route et je ne peux rien faire d'autre que marcher, avec le sentiment de plus en plus net de ne pas être un héros de roman, juste un pauvre être humain aux prises avec la vie et la platitude, à moins que les héros ne connaissent aussi ces moments dénués de toute grandeur où il faut simplement avancer pas à pas et remonter la pente de son propre désespoir. »
Quatrième de couverture : « L'unique cliente, une blonde dans la cinquantaine, interrompt son échange de potins avec le barman pour engager la conversation avec moi. Je mets les choses au plus beau : je suis écrivain, je pars le soir même pour l'Inde via l'Angleterre, six mois d'aventures parmi les gourous, les parias, les maharajahs et les éléphants aux parures d'or et de pierres précieuses. Elle me regarde avec des yeux pleins d'envie : elle a toujours rêvé d'écrire ! » [2005 : 23] Voici enfin réunis les différents volets de la remarquable trilogie de Louis Gauthier consacrée au voyage. Voyage en Irlande avec un parapluie, Le pont de Londres et Voyage au Portugal avec un Allemand constituent les facettes étroitement imbriquées d'une seule et même errance : celle d'un jeune Québécois qui promène son angoisse de ville en ville, de pays en pays, de dérive en dérive. Hanté par le souvenir d'un amour perdu, il ne se découvre jamais aussi heureux que loin de lui-même. Au-delà du récit, cet ouvrage se révèle surtout comme une aventure littéraire exceptionnelle.
Notice biographique de l’auteur : Louis Gauthier est né à Montréal en 1944. Il a publié son premier roman, Anna, au début de la vingtaine. Ses différents livres l’ont imposé comme l’un des « meilleurs stylistes du Québec » (Réginald Martel).
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : Les quatre volets de l’histoire du « voyage en Inde » ont été publiés séparément et à intervalles plus ou moins grands, mais ils se suivent tous. Nous sommes à la fin des années 1970 (1979, vraisemblablement, voir « dates »), le narrateur – jamais nommé – qui fait profession d’écrivain raté, décide d’aller en Inde mais en n’utilisant pas l’avion (sauf l’Atlantique, bien sûr), grâce à une bourse gouvernementale (2005 : 237). Rongé par l’angoisse, il quitte donc la femme qu’il aime, Angèle, pour un périple autant intérieur qu’extérieur. À la mi-novembre, il part de Montréal en autobus, se rend à New York où il s’embarque pour Londres et où il est logé chez Jim – un ami d’un ami – mais, inquiet de la facilité avec laquelle il se coule dans la vie londonienne comme il le faisait dans sa vie montréalaise (alcool, joints, confort, etc. p. 28), il part en Irlande où il pleut sans cesse. Le premier volume – « Voyage en Irlande avec un parapluie » – s’ouvre sur cette prémisse. Après avoir parcouru en stop une grande partie de la côte irlandaise, il se retrouve à Dublin, où il rencontre Kate chez qui il s’installe mais, inquiet du certain confort que cela lui procure et sur le prétexte de son voyage en Inde, il retourne à Londres à la mi-décembre. De là, il prévoit repartir presqu’aussitôt vers l’Orient, mais impossible de trouver un transport bon marché en cette période des Fêtes. Il se résout donc à passer un temps chez Jim en dépit du malaise que cela lui procure, puis s’installe chez Ruth, l’amante de Jim, qui a une chambre disponible. C’est le canevas de la partie « Le pont de Londres » qui exacerbe en fait la détresse et la mélancolie du narrateur qui passe les Fêtes chez la sœur de Jim et dans la famille de ce dernier, buvant toujours le plus possible pour noyer son désarroi.
La troisième partie, « Voyage au Portugal avec un Allemand », s’ouvre par le voyage en train du narrateur en direction de Bayonne, puis c’est Biarritz, San Sebastian et, sur un coup de tête, il s’embarque en train pour Lisbonne. Assailli par l’angoisse, le narrateur se lie avec un vieil Allemand qui, comme lui, recherche une chambre à peu de frais et semble fuir quelque chose (il ne donne pas son vrai nom). Ensemble, ils parcourent Lisbonne pendant un temps puis, alors que Monsieur Frantz décide de s’installer au Portugal, le narrateur reprend son périple pour se rendre jusqu’à Sagres, d’où aucun traversier, contrairement à ce qu’il espérait, ne se rend en Afrique du Nord. Il devra remonter à Algésiras en Espagne. De là, il s’embarque pour le Maroc sous le regard catastrophé de deux Canadiens anglais qui lui déconseille ce pays de voleurs…
La quatrième et dernière partie s’ouvre à Marrakech, au Maroc, où le narrateur se frotte à la misère et au harcèlement ambiants, passe quelque temps en compagnie d’autres voyageurs puis tente de traverser la frontière pour se rendre en Algérie avant d’aboutir en Tunisie, où il espère récupérer de l’argent qu’on lui doit mais qui n’arrivera pas. Mal pris, il fait des démarches auprès de l’ambassade et c’est son père qui lui envoie de l’argent pour qu’il puisse rentrer au Québec, là où se prépare le référendum. Il s’en trouve presque soulagé : « Voilà, je ne me rendrai pas en Inde. Au fond, je n’avais peut-être pas tellement envie d’y aller, d’aller jusqu’au bout. Je n’avais peut-être pas tellement envie de me joindre à un groupe de croyants, de m’abandonner à un gourou. Au fond, je ne voulais peut-être pas tant que ça être forcé à tout remettre en question, à tout changer. Je ne voulais peut-être pas vraiment être sauvé. » (2011 : 137) De la Tunisie, il passe en Sicile puis se rend à Paris pour aboutir à Londres d’où il doit reprendre l’avion.
Thème principal : angoisse, fuite et dérive
Description du thème principal : Bien sûr, le voyage et la quête existentielle sont les thèmes principaux… mais la quête « officielle » est vouée à l’échec dès le départ : le voyage en Inde, la découverte d’une autre vérité, le recentrement, etc., sont des carottes qui font avancer l’âne mais qui ne sont pas le moteur principal du récit. D’ailleurs, le narrateur en prendra de plus en plus conscience, au fur et à mesure qu’il avance :
- « Moi, je n’ai rien à faire. Je m’en vais en Inde. Je m’en vais en Inde et je n’ai rien à faire là-bas non plus. Je ne suis même pas obligé d’y aller, il n’y a que cette obligation morale que je me suis à moi-même imposée. Je m’en vais en Inde et il y a mille chemins pour y arriver, ou pour ne pas y arriver. » (2005 : 174) ;
- « […] je ne comprends pas moi-même pourquoi je m’attarde ainsi plutôt que de me précipiter vers le but de mon voyage, mais en même temps je ne cesse de me répéter que le but n’est qu’un prétexte et que le voyage, j’y suis déjà. Et que chaque fois que j’arrive quelque part, je suis rendu là où je dois être, car finalement tout s’annule, il n’y a plus ni arrivée ni départ, seulement une longue suite de moments présents successifs. » (2005 : 247)
- « Je suis de plus en plus convaincu que je ne me rendrai pas en Inde et j’évite de plus en plus d’en parler, même si je sais au fond de moi que je m’en vais toujours là-bas, que l’Inde ne représente pas un objectif temporel et qu’on peut la trouver partout sur son chemin ; ou, du moins, qu’on peut trouver ce que moi je suis parti chercher et qui n’a pas vraiment de nom, tout à la fois conscience, éveil, bonheur ; trouver ce qui surtout me libérerait pour toujours de l’inquiétude qui jusqu’ici a entaché ma vie. » (2011 : 11)
- « Je ne réussis pas à m’endormir. J’essaie de comprendre comment j’ai pu me retrouver ici. Plus j’y pense, plus ce voyage me paraît la parfaite métaphore de ma vie, un voyage désorganisé, sans plan, sans horaire, sans programme, sans but. Et moi je suis ce voyageur déboussolé, perdu, parce qu’il n’y a rien de précis, parce que tout est possible, un voyageur à la merci des hasards de la route et des dieux des frontières. Mais ce n’est pas une métaphore, c’est ma vie, ma vie pour vrai. À chaque jour, à chaque instant, je fais des choix et, sans le savoir, je décide en même temps de ce qui m’arrivera plus tard. Si je prends ce train, si je descends à cet hôtel, si je vais parler à cet homme plutôt qu’à cet autre, j’en subirai les conséquences pour le reste du voyage. Ou peut-être ces gestes n’auront-ils aucune suite, aucune importance, je n’en sais rien, ce n’est pas arrangé d’avance, je ne sais pas où ça mène, ni même si ça mène quelque part. Le but que je me suis fixé est trop vague, trop lointain, presque abstrait. L’Inde. L’Inde comme métaphore de l’absolu. Mais ce n’est pas une métaphore, ça non plus. » (2011 : 64)
- « Il me reste encore presque deux mois pour me rendre en Inde, avec un peu de chance j’y arriverai peut-être, même si chaque jour qui passe me fait en douter un peu plus. Je me dis que je pourrais bien laisser tomber le référendum, mais si le camp du Oui l’emportait je m’en voudrais toujours de ne pas avoir été là pour assister à la naissance de notre pays. » (2011 : 113)
En revanche, l’angoisse de vivre du narrateur, son désabusement, ses problèmes d’alcool et son deuil amoureux sont centraux, et c’est cette vulnérabilité sans cesse exacerbée par les aléas du voyage qui détermine le plus sûrement le parcours du narrateur, à commencer par sa décision d’aller en Inde, mais aussi ses détours, ses fuites, ses faux-fuyants, ses dérives… : « Et pourtant je ne fais que ça, depuis deux mois, partir, repartir. Et je ne suis jamais bien. De plus en plus mal, à vrai dire. Comme si je m’enfonçais dans une sorte de spirale descendante, et tout au fond je sais maintenant ce qu’il y a : l’angoisse. » (2005 : 250) Cependant, à travers le voyage, il vit aussi certains moments de grâce, en particulier lorsqu’il arrive à se détacher et à trouver une certaine paix dans l’anonymat et la solitude : « Comme ce matin, je sens monter en moi d’indescriptibles bouffées de bonheur, de grandes vagues de joie pure, des frissons d’extase et de liberté. Je n’ai de comptes à rendre à personne, personne ne sait où je suis, ce que je fais, personne ne sait qui je suis et c’est comme si je n’étais plus rien, rien que cette plaque sensible sur laquelle s’impriment successivement tous les carrefours de Londres, rien qu’un miroir, et je ne veux rien faire d’autre que marcher jusqu’à l’épuisement, me saouler de cette prodigieuse paix, de cette prodigieuse béatitude. » (2005 : 26-27)
Si le narrateur veut aller en Inde, c’est donc sans doute plus pour retrouver une certaine idée de l’Inde, faire une forme de « pèlerinage » comme il le dit lui-même qui calmera son angoisse, d’où la nécessité de ne pas voyager en mode « petit bourgeois » en prenant l’avion (2005 : 96). Sa quête est bien plutôt fondée sur l’espoir de « rencontrer enfin quelqu’un qui [lui] communiquerait à nouveau ce souffle, cette passion qui [lui] faisait défaut, quelqu’un au contact de qui [il se] sentirai[t] de nouveau dynamisé, énergisé, vivant. » (2005 : 135) Cependant, rien ne fonctionne :
- « Chaque jour qui passe m’enfonce un peu plus dans mon incapacité et je ne peux pas me distraire. Je ne peux pas détourner la tête et dire : je reviendrai plus tard. Je ne peux pas fuir, m’en aller, partir – je suis déjà parti. » (2005 : 173) ;
- « Moi, je ne suis pas en voyage à Lisbonne, je suis en voyage dans une région sombre et tourmentée de mon âme. » (2005 : 200)
- « Chère Angèle, il était une fois un voyageur parti à la recherche d’une vérité immuable et qui, de détour en détour, avait fini par se trouver complètement perdu. » (2011 : 58)
- Au terme du quatrième tome, toutefois, et à partir du moment où il sait qu’il va rentrer, les choses semblent faire davantage sens pour lui :
- « Je me rends compte que je suis plus vieux que lui, que je possède déjà cette liberté qu’il vient de conquérir, que ce n’est pas pour quitter la maison ou la famille que je suis parti en voyage, que je suis parti pour me libérer d’un autre joug, me défaire de ce qu’on avait fait de moi, pour me déprendre de moi-même. » (2011 : 165)
En somme, la quête, même si elle progresse, n’est pas du tout résolue au terme des récits.
Thèmes secondaires : voyage, quête existentielle, désir d’effacement, refus, alcoolisme, écriture.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : récit de voyage et roman en mode mineur
Commentaire à propos du type de roman : récit de voyage, oui, mais récit de voyage réaliste qui est davantage un voyage intérieur, une fuite dans l’espace qui exacerbe le malaise existentiel du narrateur. On n’est, en aucun cas, du côté d’un récit idyllique ou du côté de l’exotisme ou encore d’une quête positive de soi, à la manière de certains romans populaires. C’est à soi-même que le voyageur est confronté, à sa solitude et aux aléas des voyages qui sont parfois plus épuisants qu’exaltants.
Les œuvres de Gauthier sont caractérisées comme étant en « mode mineur » (Biron, Dumont, Nardout-Lafarge) et je me demande si la lecture suivie des quatre récits ne fragilise pas l’appellation puisque le parcours de pays en pays vient rythmer en grande partie l’ensemble tout autant que le récit de la fin du voyage (publié 17 ans après le premier tome et postérieurement à l’ouvrage de Biron, Dumont et N-Lafarge). Cependant, ce n’est pas tant la longueur qui détermine le roman en mode mineur que « l’écriture grave et dépouillé » de Gauthier, ainsi que la prédilection pour le « récit des choses les plus banales, celui qui s’interdit les facilités de l’exotisme et les surprises de l’intrigue pour se réduire à la seule expérience subjective du monde » (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge). J’ajouterais que la force de cette œuvre – et ce qui peut dérouter le lecteur – est bien dans le contraste entre les déplacements – perçu de tous temps comme étant de grands événements – et la mise en récit des côtés non romanesque du quotidien du voyageur, de ses déambulations, de sa dérive. On est du côté d’une fiction intimiste centrée sur les perceptions du narrateur qui, elles, ne sont ni mineures ni minimalistes. En ce sens, l’appellation de « roman en mode mineur » me semble tout à fait coller en dépit du changement de perspective.
Type de narration : autodiégétique
Commentaire à propos du type de narration : Le narrateur raconte, entre récit et journal de voyage, sa propre histoire; le tout prend donc souvent un caractère introspectif.
Personnes et/ou personnages mis en scène : le narrateur est certainement un alter ego de l’auteur. Ce n’est dit nulle part, mais j’ai du mal à croire qu’il ne s’agit pas d’une inspiration autobiographique, surtout que les pays et les villes sont minutieusement détaillés.
Lieu(x) mis en scène : Londres, Irlande, Dublin, Lisbonne, Maghreb.
Types de lieux : train, villes, hôtel et auberges.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : fin des années 1970. Probablement 1979-1980. Le premier récit mentionne « le dernier » Pink Floyd (The Wall, sorti en novembre 1979) et le dernier récit se termine avec le référendum de mai 1980.
Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : Quelques effets, mais ils sont peu significatifs dans l’économie globale de l’œuvre. Intertextualité : le narrateur lit beaucoup, dont des œuvres d’Hemingway et le Sur la route de Jack Kerouac, qu’il garde avec lui à la fin du voyage.
Particularités stylistiques ou textuelles : Le narrateur est un écrivain qui ne veut plus écrire et pour qui seul « le silence [le] satisfait » : « Je prétendis que la littérature était une maladie, ruineuse pour l’organisme, dangereuse pour la société, inutile pour la vie et malsaine à sa source. » (2005 : 20) Tout en martelant qu’il ne veut plus écrire, que la littérature est inutile mais qu’aussi elle est la seule qui l’intéresse (2005 : 130), il prend des notes dans son carnet, se demande s’il pourra écrire un jour (2005 : 143), est hanté par le livre qu’il n’arrive pas à écrire (2005 : 274) et déclare finalement que « tout lui paraît clair » et qu’il cessera d’écrire pour toujours (2011 : 153). Tout cela, alors que le récit que nous lisons s’écrit, avance, coule, sonde, est précisément de la littérature, est le récit qu’il n’arrive pas à écrire. Il fait la démonstration à chaque phrase que le narrateur est écrivain, qu’il le veuille ou non. La tension, sans être originale, est intéressante, porteuse d’un certain rythme (voir p. 274).
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés : La porosité ne me semble pas significative ici. Si on insiste, je dirais une porosité de l’ici et de l’ailleurs, le mouvement du corps s’opposant à la stagnation intérieure, le sentiment de vide qu’éprouve le narrateur, la quête désespérée qui n’est finalement pas une quête, mais une fuite en avant vers un objectif impossible à atteindre, voire qu’on évite.
Description des phénomènes observés : Je n’insiste pas outre mesure. La contemporanéité de l’œuvre se marque par son côté « mode mineur », son refus des grandes intrigues et un certain jeu sur les codes romanesques qui contrastent avec le prosaïsme mit en scène. Je reproduis ici les principales citations.
Jeu sur les codes de la quête romanesque : ne pas être un personnage de roman, ne pas vivre comme dans un roman est quelque chose qui trouble le narrateur et qui revient souvent. On ignore quel genre de littérature il écrivait, mais certainement pas ce qu’il aurait aimé vivre! Il y a un insistance très forte en tout cas sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de quelque chose de romanesque.
Voyage en Irlande avec un parapluie
« Personne sur la route et je ne peux rien faire d’autre que marcher, avec le sentiment de plus en plus net de ne pas être un héros de roman, juste un pauvre être humain aux prises avec la vie et la platitude, à moins que les héros ne connaissent aussi ces moments dénués de toute grandeur où il faut simplement avancer pas à pas et remonter la pente de son propre désespoir. L’air est bon et la pluie réveille, mais il n’arrive rien, rien ne se passe, et dans ma tête le paysage s’abîme en mots et sa gloire se dilue dans un insoutenable sentiment de vide et d’inutilité. » (2005 : 15)
« J’aurais mieux fait de rester à Londres, avec Jim et les autres, ils doivent bien s’amuser à Londres, cette pensée me hante continuellement pendant que mes pieds s’imprègnent d’eau. Mais je ne veux pas m’amuser, j’en ai assez de m’amuser, d’être saoul, d’être stone et de rêver d’autre chose. Je suis parti à cause de ça. J’avais l’impression d’être un petit poulet bien engraissé, dodu et blanc, une chair tendre, imbibée de bière et de cognac, juste à point pour les affamés du Tiers monde. Non, je ne veux plus m’amuser. Pauvre imbécile, qu’est-ce que tu fais là, à ton âge, debout sur le bord de la route, à attendre que Dieu lui-même t’embarque dans son char et t’emporte dans son Paradis, quelque part, là-haut, très haut. » (2005 : 44)
« Oui moi aussi j’irai [en Inde] parce que je veux voir deux choses, deux choses pour moi tout seul : un cadavre brûlant sur un bûcher et sentir l’odeur nauséabonde qui s’en dégage, et un saint, un homme réalisé, pareil et différent des autres. Après, je pourrai dire la vérité parce que je saurai où est la vérité, et je n’aurai pas besoin de me référer aux structures de l’acceptable et de l’inacceptable, aux normes du ce qui se fait et du ce qui ne se fait pas, aux modèles de la gauche et de la droite. Et l’hydre impourfendable de l’identification du même au même et du pareil au connu ne pourra plus rien contre l’indéfinissable dissolution de mes atomes dans le… – mais alors il n’y aura plus de mots pour dire quoi que ce soit, et à cette limite j’aurai cessé d’être l’écrivain que je ne veux pas être, et l’Univers me prendra en charge parce que je serai dans l’Univers sans séparation, oh oui ! je verrai enfin face à face le Grand Quoi-Que-Ce-Soit. » (2005 : 44-45)
« Après quelques jours dans le lit de Kate je quitte l’Irlande, en regardant du pont arrière vaciller les lumières, s’éteindre et s’allumer les bouées et les phares, avec cet impénétrable et profond sentiment d’un instant sans retour, glissant dans un temps fluide, un temps libéré de contrainte et s’écoulant dans un seul mouvement, un seul flux, emportant à la fois le bateau et la mer noire et les phares rouges et verts et l’espace du ciel et moi accoudé au bastingage comme dans les meilleurs romans d’amour. » (2005 : 80-81)
Le pont de Londres
« J’avais l’impression d’être prisonnier, prisonnier non seulement de cette maison mais de l’univers lui-même, prisonnier de ce personnage médiocre dont personne ne se souciait, que personne n’aimait, qui aurait aussi bien pu disparaître sans que cela change quoi que ce soit J’étouffais, il fallait que je bouge, que je fasse quelque chose. Je ne pouvais rester là une minute de plus à assister plus longtemps à la destruction de mon propre cerveau. Une envie folle, irrésistible, de sauter dans le prochain avion pour n’importe où s’empara de moi. Je voulais revenir à Montréal auprès de mes amis, retourner à Dublin auprès de Kate, me retrouver tout nu sur la plage de Goa, n’importe quoi plutôt que de rester pris dans cette maison ordinaire, dans ce destin sans intérêt. » (2005 : 105)
« Déjà j’en étais follement amoureux [d’Angèle] et, pour la première fois de ma vie peut-être, j’avais l’impression qu’il m’arrivait quelque chose comme il n’en arrive que dans les romans. » (2005 : 129)
« Au fond, la vie ne m’intéressait pas, seule la littérature m’intéressait, et ce qui dans la vie ressemblait à la littérature. C’était à la fois ma perte et mon salut. » (2005 : 130)
« Écrire, écrire, écrire…. Je me demandais si j’y parviendrais un jour. Plusieurs fois, chez Ruth, j’avais cru le moment venu, le fruit mûr. J’avais sorti crayons et papier, je m’étais installé confortablement. Je rêvais à tous ces écrivains qui entraient dans leurs livres comme dans un vaste théâtre et qui inventaient des personnages si vivants, si extraordinaires, si attirants. Et moi, par je ne sais quel masochisme, j’étais toujours aux prises avec la réalité la plus plate, que je ne voulais pas transfigurer, que je m’ingéniais à réduire à ses dimensions les plus banales, à ses détails triviaux, à l’ennui. Je finissais toujours par crayonner de vagues dessins sur le papier. » (2005 : 143-144)
Voyage au Portugal avec un Allemand
« Londres, Paris, Toulouse, Bayonne, Biarritz, San Sebastian. Six jours déjà que je suis en route. Si jours et il ne s’est rien passé. L’univers n’est pas aussi magique que je le croyais, ou bien c’est mon destin à moi qui n’est pas intéressant, ou moi qui ne suis pas à la hauteur, moi qui ne suis pas à la bonne place, moi qui n’ai pas fait les bons choix. » (2005 : 172)
« L’univers ne ressemble en rien à l’image que je m’en faisais. Je ne comprends plus ce que je fais ici, comment il se fait que ce n’est pas comme dans les romans, que ce n’est pas comme dans la vraie vie. » (2004 : 180)
« J’ai peur que toute ma vie ne soit comme ce voyage, tellement moins grandiose que ce que j’avais imaginé. Une vie sans apparitions, sans miracles, sans apothéose, sans conclusion. Une promenade banale. Une vie comme ça, qu’est-ce que c’est? » (2005 : 206-207)
Auteur(e) de la fiche : Manon Auger