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Fortier et Dickner (2014), Révolutions

ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE

I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE

Auteur : Dominique Fortier et Nicolas Dickner

Titre : Révolutions

Éditeur : Alto

Collection : —

Année : 2014

Éditions ultérieures :

Désignation générique : entreprise littéraire sans précédent (quatrième)

Autres informations : Une sorte de préambule explicatif : « Le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806, prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil; à ces mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce qui donnait un tour de l’an complet : une révolution.

Ainsi, il regorgeait déjà de poissons, de chevaux et d’instruments, mais nous l’ignorions. On y trouverait aussi des brassées de fleurs, des noix et des légumes à foison, des pierres, des herbes et des champignons. Le temps venu, nous y avons tracé à notre tour quelques chemins, planté un épouvantail, semé une poignée d’étoiles, bâti des cabanes et des bateaux afin de visiter ses trois cent soixante-six royaumes, sans savoir de quoi ils seraient faits – sans savoir exactement de quoi nous étions nous-mêmes faits. Nous aurions de toute façon l’occasion de le découvrir, au fil des jours. »

Quatrième de couverture : Les révolutionnaires français ne se contentèrent pas de guillotiner le roi, de prendre la Bastille et de raccourcir bonne quantité d’aristocrates : ils renversèrent aussi le calendrier, créant douze nouveaux mois dont les noms étaient censés évoquer les divers moments de l’année : Vendémiaire, Pluviôse, Germinal…

Ce qu’on sait moins, c’est qu’ils en chassèrent aussi tous les saints qui leur rappelaient trop l’Ancien Régime, pour placer chaque jour de l’année sous les auspices d’une plante, d’un animal ou d’un outil censés incarner et exalter les vertus républicaines. Le calendrier révolutionnaire utilisé de 1793 à 1806 semble ainsi procéder à la fois de l’herbier, du bestiaire et de l’encyclopédie.

Deux siècles plus tard, une paire de citoyens curieux, Dominique Fortier et Nicolas Dickner, ont chargé un certain Reginald Jeeves, ingénieux majordome informatique, de leur envoyer quotidiennement le mot du jour qu’ils revisiteraient jusqu’à combler les cases du calendrier.

Truffé de petites et de grandes révélations, Révolutions est une entreprise littéraire sans précédent qui décapite joyeusement les idées reçues.

Notice biographique de l’auteur :

Cinq notices sont présentes dans les rabats, notices désignant « Les protagonistes » :

Dominique Fortier. Romancière née à Cap-Rouge, elle se plaît à mêler Histoire et histoires. Son premier roman, Du bon usage des étoiles, a été en lice pour le Prix des libraires du Québec et pour le Prix littéraire du Gouverneur général, et a remporté le Prix Gens de mer du Festival Étonnants Voyageurs. Elle a aussi publié Les larmes de Saint Laurent et La porte du ciel. Lorsqu’elle découvre au hasard de recherches buissonnières les trois cent soixante-six totems du calendrier républicain, elle sollicite la collaboration d’un acolyte ad hoc. Cela n’est pas évoquer l’association originale de Fabre d’Églantine et d’André Thouin, mais l’analogie s’arrête (heureusement) à peu près là.

Nicolas Dickner. Auteur né à Rivière-du-Loup, généraliste un peu dissipé, il aurait aimé étudier la biologie dans une autre vie. Lauréat des prix Adrienne-Choquette et Jovette-Bernier pour L’encyclopédie du petit cercle, il signe en 2005 Nikolski, désormais considéré comme un incontournable des lettres québécoises. Tarmac, son second roman paru en 2009, est également traduit dans plusieurs pays. Victime d’un goût déraisonnable pour la recherche, la documentation et l’érudition inutile, Nicolas voit aussitôt le potentiel digressif infini du projet que lui propose la citoyenne Fortier.

Philippe-François Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine (1750-1794). Poète et dramaturge au talent discutable, il se joint très tôt à la cause révolutionnaire. Lors de la création du calendrier républicain, en 1793, la commission Romme le charge non seulement d’établir les noms des nouveaux mois, mais aussi de trouver un symbole agricole pour chaque journée. Afin d’accomplir cette tâche, il demande l’aide d’André Thouin, du Muséum d’histoire naturelle. Durant la même période, il se livre à diverses malversations qui le conduisent devant le tribunal révolutionnaire. Il sera guillotiné en 1794, sous le soleil de Germinal.

André Thouin (1747-1824). Fils de botaniste, il naît au Jardin du roi, où il passera sa vie. Spécialiste des greffes et des plantes exotiques, il ne quitte guère la France : il préfère envoyer des émissaires de par le monde, tout en demeurant à Paris afin de s’occuper de ses jardins, ainsi que de ses frères et sœurs cadets. Ses écrits révèlent un esprit humble, ordonné et pragmatique. Il meurt entouré des siens, au Jardin des plantes.

Jeeves (2011-2012). Application Web conçue pour envoyer par courriel aux citoyens Dickner et Fortier, chaque matin, durant un an, le mot choisi deux siècles plus tôt par les citoyens Fabre d’Églantine et Thouin.

II - CONTENU ET THÈMES

Résumé de l’œuvre : Une année, du 22 septembre 2011 au 21 septembre 2012. Fortier et Dickner écrivent en s’inspirant du mot du jour, souvent en se l’appropriant ou en laissant leur imagination dériver vers l’encyclopédique ou encore leur vie quotidienne ou leurs souvenirs. Ainsi, on y retrouve de nombreux fragments autobiographiques du passé des deux auteurs, mais aussi des fragments de l’année en cours, en particulier chez Fortier – ce qui la rend très attachante. Elle apprend qu’elle est enceinte et voit mourir son chien Victor auquel elle est très attaché, notamment parce qu’il est en quelque sorte son compagnon de travail et son compagnon de promenade (son influence est palpable dans Les larmes de Saint Laurent). Dickner se fait plus discret sur son quotidien, mais évoque beaucoup son père, un agriculteur. Notons que l’échange n’est pas simultané et que chacun écrit sans savoir ce que l’autre fera. Ils se lisent au bout de chaque saison.

Thème principal : Le temps

Description du thème principal : Un calendrier sert à structurer le temps, à l’organiser. Le calendrier révolutionnaire sert, de plus, à fixer et célébrer le monde agricole, le monde de la faune et de la flore. À cela se superpose l’exercice de l’écriture fragmentaire qui est par excellence celle de la fixation du temps, du quotidien, mais aussi celle qui permet d’en révéler la fragilité, l’évanescence, l’évolution tout autant que la stagnation. Ajoutons à cela le cycle de mort et de naissance auquel se voit confrontée Dominique et qui suscite une certaine conscience du temps. Finalement, le temps, c’est aussi cette « révolution » de la Terre autour du Soleil, ce qui rend le titre volontairement ambigu. Dominique révèle d’ailleurs, à la toute fin, que, lorsqu’elle a parlé du projet à Nicolas, il lui a fait remarquer que c’était « le même mot » « pour désigner la prise de la Bastille, les guillotinades, la Terreur, et pour désigner le voyage de la Terre autour du Soleil. Révolutions. » (424)

Thèmes secondaires : l’agriculture, les plantes, les animaux, l’écriture, la lecture, l’encyclopédisme, la recherche, le quotidien, etc.

III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE

Type de roman (ou de récit) : Calendrier, Abécédaire, journal, correspondance.

Commentaire à propos du type de roman : Je situerais ce texte au carrefour de ces quatre genres. Il s’agit certes d’un hybride, mais qui emprunte d’abord à la forme du journal personnel, c’est-à-dire un projet d’écriture construit au jour le jour dans le but de consigner un événement extérieur particulier (voir Auger). Tramée à même le quotidien, c’est bien le passage du temps qui devient central, qui amène les auteurs à se livrer : livrer des bribes d’enfance, des souvenirs marquants, des événements de leur quotidien, au gré de ce que le jour et le mot leur inspire. Le côté encyclopédique de la chose le rapproche de l’abécédaire, tandis que le Calendrier oriente l’écriture.

Fortier mentionne l’hybridité du projet : « Et si ce livre écrit à quatre mains était de ce genre d’hybrides? Journalmanach, éphémémoires; calencyclopédie? » (122)

Type de narration : autodiégétique - homodiégétique

Commentaire à propos du type de narration : Les auteurs racontent leur histoire ou racontent des histoires. Je note la présence d’un destinataire jeune, puisque chaque fois qu’il est question de souvenirs d’enfance et d’éléments de type « 45 tours », « déposer le disque sur la platine », cela est suivi d’un commentaire du type « aller googler la chose » (ex : 232). C’est limite agaçant cette manie de toujours renvoyer à Wikipédia ou autre recherche « cool »…

Personnes et/ou personnages mis en scène : Les quatre protagonistes décrits sur les rabats deviennent en quelque sorte des personnages. Dickner se prend ainsi de passion pour André Thouin et entreprend une recherche biographique pour tenter de cerner le personnage. Les deux auteurs se révèlent également beaucoup, plus que dans leurs œuvres romanesques. Dickner parle avec affection de son père, l’élevant au rang de personnage singulier et original, porteur d’un savoir agricole hors du commun.

Lieu(x) mis en scène : Le Bas du fleuve de Dickner (Rimouski et les alentours), le Cap-Rouge de l’enfance de Fortier, son Outremont actuel. Montréal et Paris.

Types de lieux : s.o.

Date(s) ou époque(s) de l'histoire : 2011-2012, avec références au passé. Fortier, sur le sujet, écrit : « Les lieux réels me font souvent cet effet [la déception], j’ai l’impression d’y arriver trop tard, une fois qu’ils ont perdu leur âme, qu’ils ne sont plus que des décors vides. Pourquoi suis-je toujours à traquer le passé en toute chose, comme si dans cette absence résidait une sorte de vérité, je l’ignore, mais il me semble que le présent n’en est que le souvenir. » (p. 408-409)

Intergénéricité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : Beaucoup de jeux intertextuels, bien sûr, notamment avec la Flore laurentienne ou le Grand dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, ainsi que des ouvrages scientifiques datant du XVIIIe siècle ou autres lectures en cours par les auteurs. Ces jeux intertextuels sont contrebalancés par l’intermédialité prononcée avec Wikipédia que Dickner utilise et cite beaucoup, contrairement à Fortier qui semble puiser ses informations ailleurs mais sans dévoiler ses sources. Dickner, lui, ne s’en cache pas : il fait une recherche web à travers tous les outils : Wikipédia, forum, Google books, etc. Par exemple : « Chère Dominique, tu n’imagines pas dans quels recoins obscurs du web j’atterris, certains matins, en suivant une piste documentaire. » (104)

Beaucoup de métatextualité, surtout, pour commenter leur entreprise et Fortier parle à quelques reprises de l’écriture de ses livres (35; 41; 125; 155-156; 207; 382), de création et de sa vision du roman (le roman comme « contrepoint », p. 105; le roman comme « épopée d’un monde sans Dieu, p. 137). Elle y reconstruit aussi parfois son parcours vers l’écriture, vers la littérature, l’amour de la langue (« Traîneau », p. 184). Ou encore (Fortier) : « Chaque fois que nous nous prétendons plus intelligents ou plus forts que la nature, nous montrons de façon éclatante l’étendue et la profondeur de notre ignorance. C’est en partie pourquoi j’aime tant les romans; là où la science à travers les siècles, reniant aujourd’hui les évidences d’hier, ne cesse de claironner : ‘‘Je sais, je sais, je sais’’, les écrivains soufflent qu’il n’est de vérité que dans le doute. » (84)

Particularités stylistiques ou textuelles : Livre événement dont l’éditeur se fait l’habile promoteur, notamment en n’imprimant que 1793 exemplaires dans une édition de luxe et en rendant disponible des pans de l’ouvrage via un blogue. Il s’agit aussi d’un livre intimiste qui nous amène dans l’univers des auteurs et qui contraste singulièrement avec ce que fut, dans les faits, la Révolution française et l’époque de la Terreur. Ici, ce sont les plantes et les bêtes qui sont à l’honneur.

IV- POROSITÉ

Phénomènes de porosité observés : Porosité des genres, porosité des savoirs (encyclopédisme et dilettantisme, écriture du quotidien).

Description des phénomènes observés :

Porosité des savoirs :

Ici, la Flore laurentienne côtoie Wikipédia, particulièrement du côté de Dickner, qui écrit : « J’aurai passé plus de temps en compagnie de Marie-Victorin, cette année, que dans tout le reste de ma vie. Chaque matin, en recevant le mot du jour, j’ouvrais Wikipédia, puis Marie-Victorin. Parfois l’inverse. » (412)

La porosité des savoirs repose aussi sur le sujet, le choix des thèmes pour chaque mot : herbier, bestiaire, etc. et selon ce que chacun trouve à dire.

On note, bien sûr, une certaine parenté avec l’encyclopédisme d’un Éric Plamondon. J’aime par ailleurs beaucoup cette citation de Dickner sur la porosité de la culture et du savoir : « Suis-je le seul dont la tête soit si poreuse? J’ai parfois l’impression que ma culture personnelle est un vaste champ de tessons où l’on reconnaît, ça et là, un bout de tasse ou d’assiette, un morceau de mosaïque de Pompéi, une écharde de méthamphétamine bleutée. » (70)

Finalement, une réflexion de Fortier est aussi révélatrice de cette porosité des savoirs fondées sur l’ultra accessibilité. Cherchant des livres en librairie et se faisant dire que ces titres sont épuisés, elle regarde le cube des nouveautés et : « J’ai eu une fois de plus l’impression d’appartenir au mauvais siècle, ou en tout cas de ne pas chercher – de ne pas trouver, cela est sûr – dans les livres la même chose qu’une grande partie de mes contemporains. Mais n’est-ce pas au fond l’un des cadeaux qu’offre la littérature : pouvoir se choisir les contemporains que l’on veut? » (293)

Porosité des genres :

Une porosité des genres est perceptible à même le projet, qui oscille entre calendrier et correspondance, entre journal, autobiographie et abécédaire. À la fin du projet, Nicolas constate l’impact de l’entreprise sur lui : « Il ne reste que trois jours à ce calendrier. J’ai l’impression d’avoir passé le plus clair de mon année à ressasser des souvenirs vieux de trente ans. Je déteste la nostalgie – pourtant, je n’arrive pas à me secouer d’une espèce de tristesse, comme si cette époque me manquait, au fond, où je n’allais nul part en particulier. » (410) Dominique, elle, écrit : « Plus qu’une journée à ce tour de l’an. J’ai l’impression un peu vertigineuse d’avoir fait le tour du monde ou, à tout le moins, de mon monde. Et qu’il s’arrêtera ensuite un moment, comme un manège quand on descend. » (423)

Cette porosité des genres se traduit par la présence d’une métatextualité qui sert à commenter leur entreprise. Ce n’est guère surprenant puisque l’écriture fragmentaire et diaristique, inscrite sous le registre épistolaire demande souvent une forme de positionnement et de repositionnement. Par exemple, dès la première entrée, Fortier écrit que les inscriptions d’un tel calendrier lui semblent « des sujets inventés exprès pour que des gens comme nous aient de quoi écrire » (14). Ou encore :

« C’est étrange, ce calendrier commence à me faire l’effet d’un jardin que je découvre plus que je ne le crée; une espèce de labyrinthe dont chaque matin un nouveau pan s’éclaire, mais qui avait toujours été là, simplement plongé dans l’ombre. » (184)

« Ce calendrier est-il un livre? Deux livres? Trois cent soixante-six (mais petits)? » (357)

Ici, Nicolas :

« Le quatre-temps offre l’occasion de réfléchir un peu à notre projet, ou plus exactement à son point de départ, puisque nous venons tout juste de procéder à notre échange de textes saisonnier. Si l’idée de suivre le calendrier est plaisante, et le prétexte en général inspirant (quoique, je te cite, certains matins on ignore si on recevra ‘‘une babiole, un bijou précieux ou du poil à gratter’’), il me semble néanmoins que nous manquons rarement une occasion de nous gausser de Fabre d’Églantine. Il constitue une cible facile, dont je n’aimerais pas me priver – n’empêche que, plus j’y pense, et plus son calendrier me semble avoir été détourné par André Thouin. […]. À la fin de l’année nous verrons bien si ce calendrier aura été aussi phytocentrique que je le suppose, et les conclusions qu’il faudra en tirer. Pour l’heure, je compte m’intéresser un peu à cet André Thouin, qui est étrangement discret depuis le début. » (190)

« Dominique, il me vient une idée au sujet des blancs que j’ai laissés ça et là au cours de notre exercice, notamment dans les semaines qui ont précédé Noël. Comme notre projet repose sur une approche éditoriale évolutive, le sens de ce calendrier ne nous apparaît que progressivement, peu à peu, d’ où l’irruption de Borges, par exemple, ou la transformation des formes à notre disposition, ou encore la possibilité (morale ou éditoriale?) d’ignorer certains mots fumeux. / Je réalise donc, ce matin, la nature de ce calendrier – ou plutôt ce qu’il sera à la fin de l’année; car si en septembre nous étions devant une année qui appartenait exclusivement à Fabre d’Églantine, nous sommes en train de créer un calendrier hybride, une année où se mélangent non seulement nos recherches et délires respectifs, mais aussi le contenu quotidien de ton année et de la mienne. / En ce sens, les blancs éparpillés dans mon année ne sont-ils pas pleinement éloquents? Ils témoignent certes de mon manque d’intérêt pour certaines plantes, mais aussi, et surtout, des premiers rhumes que les enfants ont ramenés de l’école, du branle-bas de nos déménagement et emménagement, des vacances de Noël. / Bref, je me tâte. » (206)

« L’étymologie nous ramène sans cesse à notre monde. Et je réalise soudain que ce calendrier n’est pas qu’un florilège de plantes plus ou moins pittoresques : il s’agit d’une grille, d’une mythologie bien encodée de ces objets familiers qui composent notre modernité. De la même manière que les écrivains répugnent à inclure les technologies contemporaines dans leurs récits, nous refusons d’intégrer laveuses, sécheuses et téléphones sans fil au cadre des mythologies. / Comme si l’Argos était mythifiable [sic], mais pas le MS Costa Concordia. / Mais ce calendrier fait en vérité, de manière subtile, codée, l’inventaire de la [253 :] modernité. Les associations sont souterraines, nécessitent de fouiller, et seul(e) l’initié(e) saura jamais que l’érable, le lierre et le cresson désignent respectivement le vélo stationnaire, le climatiseur central et la carte à puce. » (252-253)

« (Est-ce moi Dominique, ou ce calendrier est en train de nous faire écrire des textes que nous ne devrions pas normalement commettre avant d’avoir soixante-quinze ans?) » (293)

« Tu me trouveras sans doute simplet de le faire remarquer si tard, Dominique, mais notre projet m’apparaît une entreprise de nature essentiellement dérivative – qui sait s’il ne s’agit pas, au fond, d’un vaste prétexte, et si d’autres mots, pigés dans un chapeau melon, n’auraient pas fait l’affaire. La prochaine fois, je nous concocterai un logiciel qui sélectionnera un mot au hasard dans le dictionnaire, tiens. » (381)

« Chère Dominique, Il m’arrive de penser que nous communiquons, selon les mots de Neil Stephenson, ainsi que communiqueraient deux météorologues distants : en observant le même nuage, sous deux angles différents. / Ce calendrier se déroule parallèlement dans nos deux vies et chaque fois que je tente de décortiquer un mot, je tente aussi de deviner ce que tu en feras. Or, s’il m’arrive de pressentir ce qui relève de tes tournures d’esprit et de tes intérêts, je ne peux deviner, en contrepartie, ce dont sera faite ta vie quotidienne, de matin en matin, et qui constituera le contexte de ton texte. En un mot, je sais la forme du nuage, et je sais les formes que tu seras susceptible d’y deviner, mais j’ignore tout de ton humeur, de ton état d’esprit, de ce qui t’afflige ou te réjouit. [392 :] Or ce matin, ce n’est pas le cas. J’écris ces mots avec quelques jours de retard – ce qui est une entorse hélas fréquente à la procédure – et je sais trop bien ce qui sera sur le point d’advenir, en ce 8 fructidor 220 [La mort du chien Victor]. Et, par conséquent, je ne peux m’empêcher de noter que le mot apocyn vient du latin apocynon, qui signifie plante fatale aux chiens./ Notre calendrier est en berne. » (p. 392-393)

Dominique revient à cette image du nuage quand elle prend connaissance du texte de Nicolas : « Tu as raison, Nicolas, de voir dans ce calendrier une série de nuages que nous observons tous les jours chacun de notre côté en nous efforçant d’y discerner des formes plus ou moins fantaisistes selon notre humeur. Le résultat aurait-il vraiment été le même si nous avions plutôt pigé au hasard chaque matin un mot dans le dictionnaire? Je me pose la question depuis que je t’ai lu hier; il n’y bien sûr qu’une façon d’y répondre hors de tout doute. Tu me vois venir? Mais nous mériterons tous les deux quelques mois de repos après ce déluge de plantes entrecoupé de quelques [408 :] bêtes et de deux ou trois instruments aratoires ou contondants. N’empêche, je serais curieuse de voir ce que tu ferais d’une semaine où l’on te proposerait, attends que je feuillette le Robert, au hasard : fluorescent, parking, applaudimètre, de, postglaciaire, tuyauter, enfantement… Passé les premiers jours ou les premières semaines, je me doutais bien que nous ne parlerions plus tant de carottes, de navets et de choux (avons-nous eu le chou? Je crois bien que non) que de nos souvenirs, de nos enfances, de nos états d’âme et de ceux qui nous entourent, du temps qu’il fait et du temps qui passe, bref, de ce qui nous habite et nous occupe. Lorsque Stendhal décrit le roman comme un miroir qu’on promène le long d’un chemin, on oublie que ce miroir reflète aussi, ou d’abord, la main qui le tient – et à plus forte raison dans cette série d’exercices imposés qui viennent s’imposer sur notre quotidien, le plus souvent sans le secours de la fiction qui est peut-être le pays où nous nous sentons tous les deux le plus à notre aise. » (p. 407-408)

Nicolas, à nouveau : « Je constate tardivement que notre projet de calendrier est étrangement similaire à ce que décrit Rousseau : une balade systématique sur un territoire découpé en petits carrés. Dans notre cas, le territoire est un calendrier, et la balade est plus souvent imaginaire que réelle, tour à tour menée dans nos souvenirs et dans Google Street View […]. » (p. 400)

Auteur(e) de la fiche : Manon Auger

fq-equipe/fortier_dominique_et_nicolas_dickner_2014_revolutions.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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