Table des matières
BARRABAND, Mathilde (dir.) (2013),Dossier : « L'histoire littéraire du contemporain »
Tangence, no 102.
BARRABAND, Mathilde, « Liminaire », p. 5-13.
« Au seuil de ce dossier, je voudrais poser l’hypothèse que le mouvement de l’histoire littéraire vers la littérature de son temps n’est pas seulement accidentel ou imputable aux tâtonnements de pionniers, mais tout à fait fondamental. L’analyse de ce mouvement pourrait même permettre de saisir ce qui fait la singularité du projet interprétatif de l’histoire littéraire. » (2013 : 6)
Elle avance « l’idée que la discipline se fonde moins sur un rapport au passé que sur une conscience des jeux et enjeux temporels, et que l’historien de la littérature est moins un spécialiste du passé que de la dimension temporelle des phénomènes littéraires à travers laquelle il tente de les comprendre. » (2013 : 7)
Résumé du dossier : « Le titre du dossier l’indique, son ambition n’est pas seulement de s’intéresser à l’histoire de la littérature lorsqu’elle se penche sur le moment présent, mais, plus fortement, d’interroger les frontières d’une discipline, l’histoire littéraire, et d’une notion, le contemporain. Il se situe ainsi dans le sillage d’une historiographie déjà ancienne et abondante, en France comme au Québec, mais il entre aussi en résonnance avec une préoccupation actuelle des études littéraires qui, de manière soutenue depuis quelques années, prennent acte du succès du corpus du contemporain et s’attachent à mettre en perspective non seulement la chose mais aussi le mot. » (2013 : 7)
VAILLANT, Alain (2013), « L'histoire littéraire du contemporain : l'éternel retour », p. 15-29.
À partir d’une réflexion sur la concomitance de l’histoire et du présent, il s’attarde à trois moments de l’histoire littéraire française où le rapport à la littérature au présent est fortement problématisé : 1830, 1900 et aujourd’hui.
Résumé de la revue : « L'histoire littéraire du contemporain n'est pas une nouveauté. En fait, on n'a jamais cessé de vouloir faire l'histoire du contemporain, et l'histoire littéraire, dès sa naissance à l'époque romantique, semble avoir été inventée pour penser ce contemporain absolu que paraissait être la littérature postrévolutionnaire. Or on voit bien quels risques épistémologiques fait courir à l'histoire littéraire cette perpétuelle tentation. La question qui se pose aujourd'hui est donc de se demander en quoi le contemporain du XXIe siècle se distinguerait de ses avatars du passé et, plus généralement, si le contemporain peut être regardé comme un concept du point de vue de la science historique, ou s'il n'est qu'un mot, servant à la fois à renouveler le vocabulaire critique et à traduire en termes esthétiques (en les masquant du même coup) les transformations de la demande sociale en matière de littérature. Pour éviter un débat où les enjeux idéologiques sont très évidemment prépondérants, je me propose, en historien de la littérature, de comparer trois moments où l'histoire littéraire du contemporain a été le terrain de débats critiques particulièrement vifs et étendus hors de la sphère savante : l'époque romantique, la Troisième République et l'époque actuelle. En substituant une histoire pluriséculaire aux actuelles théories du contemporain, je m'efforcerai de montrer que le contemporain est une notion nodale, à la fois nécessaire et trompeuse, où se cristallisent, à chaque époque, les représentations de la littérature — de son devenir formel comme de son rôle social. »
A) Constats sur l’Histoire littéraire :
- « Il faut donc conclure, provisoirement, que l’histoire et le contemporain ont toujours été unis par des liens inextricables, problématiques mais nécessaires. » (17)
- « [I]l faut prendre acte de son inévitable anachronisme, et s’y résigner. » (28)
- « Le discours sur la littérature, qu’il soit historique ou critique, prend nécessairement appui sur des ensembles textuels, des définitions génériques et des critères formels qui résultent du jeu complexe de mécanismes historiques excédant beaucoup les réalités proprement littéraires. » (28)
- « L’histoire littéraire du passé se renouvelle en appliquant au passé les catégories du présent; l’histoire littéraire du contemporain, elle, impose à la littérature en devenir les catégories du présent déjà en passe de devenir du passé : ces deux anachronismes sont aussi inévitables l’un que l’autre – aussi féconds l’un que l’autre, ajouteront les optimistes. On ne peut faire mieux que d’en être conscients et de tirer de cette lucidité toutes les conséquences (méthodologiques, esthétiques, idéologiques) qu’on jugera utiles. » (29)
B) 2 attitudes face au contemporain :
« Cette résistance [à la littérature actuelle par rapport à une forme d’âge d’or de la littérature qui est en fait, selon lui, le revival classique du tournant du 20e siècle], qui conduit souvent à oublier à quel point la représentation de la littérature était étroitement liée au nationalisme politique, mène à deux types d’attitude. »
1ère attitude : « Une forme nouvelle d’engagement, littéraire et non plus idéologique : il s’agit en effet pour l’universitaire, qui a pour charge la réception et la perpétuation institutionnelles de la production contemporaine, de prendre position en séparant le bon gain de l’ivraie, d’intervenir dans le travail de sélection qu’opère la critique et d’infléchir ainsi, autant qu’il le peut, le devenir de la littérature […]. » (26) Viart en est son principal représentant et Vaillant juge cette posture légitime, quoique relevant de la critique et non de l’histoire littéraire.
2e attitude : hypostasier « le » contemporain. Renvoie à la position d’Agamben. « à distinguer par cet adjectif promu au rang de concept la capacité de la littérature (et de ses lecteurs) à doter d’une épaisseur réellement substantielle et d’une profondeur virtuellement illimitée, la perception du présent. Est alors contemporain ce que nous avons pleinement, totalement à l’esprit. » (27) Ce n’est toutefois pas le contemporain comme étiquette d’une période (tel que cela nous semble se dessiner), mais comme une notion qui s’oppose à l’actuel : « Le contemporain devient ce qui se dérobe à l’emprise de l’actualité, superficielle et éphémère. » (27) Il s’agit « de justifier une forme de sécession avec un présent dans lequel on ne se reconnaît pas. » (27) Vaillant ne souscrit pas à cette forme de dogme qui, selon lui, aurait remplacé l’idée de « classique », « mais d’un classique indéfiniment actualisable et définitivement déshistoricisé » (28).
Mathilde Barraband et Julien Bougie, « Un projet contrarié. L'histoire de la littérature contemporaine française au tournant du XXe siècle », p. 31-52.
Résumé de la revue : Au tournant du XXe siècle, alors que l'histoire littéraire se transforme profondément et s'essaie à de nouvelles approches, alors que s'opposent des visions contradictoires de la fonction de la critique littéraire et que le lectorat s'élargit et se diversifie, il semble qu'un goût pour le contemporain s'affirme de manière relativement consensuelle au sein de la discipline. Le consensus est d'autant plus étonnant que l'ambition d'une histoire du présent est paradoxale et qu'elle contrevient à une certaine idée de l'histoire littéraire comme conservatrice. L'article propose d'observer le sort que les historiens de la littérature du tournant du XXe siècle ont réservé dans leurs histoires à la littérature de leur temps, et de répondre à quelques-unes des interrogations que cette pratique contradictoire soulève. L'observation des pratiques mais aussi des justifications des premiers historiens modernes de la littérature quant à l'étude du contemporain sera ainsi l'occasion de saisir plus largement les préoccupations et les principes de l'histoire littéraire au moment où elle se fonde et s'institue, se faisant alors la chambre d'échos des inquiétudes nationales et identitaires de la France du dernier XIXe siècle.
Objet (les discours sur le contemporain dans les manuels scolaires) : « Avec de rares énoncés de principe – souvent dénoncés par la pratique –, de plus nombreuses déclarations patriotiques, et des règlements de compte plus ou moins cryptés entre collègues, ces brefs retours réflexifs, souvent avancés dans le paratexte, sont, au sein de ces histoires, ce qui se rapproche le plus de mises au point méthodologiques ou d’effort de théorisation. » (40)
Vision crépusculaire typique au contemporain : « En attendant, l’état des lieux de la situation présente se fait souvent inquiet. La littérature est en pleine mutation, et la plupart des auteurs doutent que ce soit pour le mieux. […] Le mot de décadence, qui traduit cette vision crépusculaire et le sentiment d’une dégradation de la production littéraire, est avancé par plusieurs sur ce mode interrogatif. » (42)
Avenues envisagées mais impossibles à prendre : « L’étude des directions, des influences, voilà autant de projets semble-t-il pour une étude historique des faits littéraires actuels. En réalité, les projets d’une histoire sur le vif, voire d’une prospective sont loin d’être légitimes dans la plupart des cas. Ils sont contrariés, frappés d’interdit aussitôt qu’envisagés ou entrepris, et se mènent souvent sous le mode de la prétérition. Dans une contradiction dont elle est coutumière, l’histoire littéraire disjoint préceptes et usages, fait sans dire ce qu’elle fait, et même fait le contraire de ce qu’elle dit. » (44)
Problèmes typiques du contemporain : « Mais la réticence critique qui s’exprime à l’égard de l’analyse du contemporain n’est pas le propre de l’époque, tout comme, d’ailleurs, les réserves qui se formulent à l’égard d’une littérature actuelle jugée décadente. Au contraire, on ne peut que remarquer la permanence, jusqu’à aujourd’hui, non seulement de clichés sur la littérature qui se fait (effacement des genres, disparition du grand écrivain, fin des chefs-d’œuvre, etc.), mais aussi d’a priori¬ sur l’impossibilité de commenter la littérature récemment publiée. » (46)
Topos du manque de recul : les auteurs de l’article posent la question – jamais véritablement remise en question – si le regard est effectivement meilleur de loin. (48) et posent quelques problèmes logiques à cette vision des choses : les passions sont-elles moins vives avec le temps? Même chose pour la fascination? (49) Toutes remarques qui, en fin de compte, renvoie à l’impossible objectivité de l’histoire… Tout est une interprétation (voir Descombes, Article de Vincent Descombes (2000), « Qu’est-ce qu’être contemporain? », Le genre humain, no 35 (Actualités du contemporain), février, p.22. -)
Localisation Centrale ; Périodiques - Q 175.5 A1 G46
Note 1 : La vraie question selon moi n’est pas de savoir si on a raison d’encenser une œuvre contemporaine, mais plutôt de savoir si elle aura certains échos pour les futurs lecteurs, si elle méritera, justement, d’être relue. Ce qui ne signifie pas que l’historien littéraire du contemporain a fait les mauvais choix, mais plutôt qu’une sensibilité particulière de l’époque s’est exprimée à travers son choix.
Note 2 : les travaux d’Audrey Lasserre sur l’histoire des femmes dans LHT
Michel Lacroix, « Les revues et la littérature in flagrante : de Valery Larbaud à la littérature québécoise contemporaine », p. 53-73.
Résumé de la revue : « J'avais souvent pensé que pour les futurs historiens de la littérature moderne, les revues seraient d'un grand profit et principalement les revues de jeunes écrivains, parce qu'on pouvait y suivre, de mois en mois, le cours de la “littérature qui se faisait” », écrivait Valery Larbaud au début du XXe siècle. Malgré le développement remarquable des travaux sur les revues, cette histoire n'a pas encore été écrite. Cependant l'idée m'est chère et c'est sous son aiguillon que je souhaite réfléchir à l'étude historique de la littérature contemporaine, en quittant les revues littéraires françaises des années 1900 à 1920 pour les revues littéraires québécoises des dix dernières années. Le saut d'une époque et d'un domaine littéraire à l'autre, loin d'être balayé sous le tapis, servira de point de départ à mon interrogation. Peut-on toujours souligner, comme Larbaud le faisait, « l'importance capitale des revues » dans la littérature qui se fait maintenant ? Les revues servent-elles toujours de rampe de lancement pour les œuvres nouvelles, de catalyseur esthétique pour les regroupements d'écrivains, de lieu de confrontation entre les écritures d'une même époque, voire de vecteur de « contemporanéité » ? Ces questions sur l'historicité des revues suscitent, du même souffle, une interrogation sur les méthodes de l'histoire littéraire.
Sur l’apport des revues dans une étude sur le contemporain :
« Il faut noter, au passage, la fonction de médiation entre la littérature et le contemporain accomplie par les revues, et souligner la contribution possible des revues (et plus généralement des médias) aux réflexions théoriques sur la notion de ‘‘contemporanéité’’. Ne serait-ce pas, en effet, dans les revues (et la sphère périodiques) que la littérature ‘‘qui se fait’’ devient objet de discours, et qu’un premier tri se fait entre ce qui existe, ce qui s’impose aux écrivains come coprésence, comme trait du présent de la littérature, et ce qui n’existe pas, littérairement, parce que les revues et critiques littéraires n’en parlent pas? N’y a-t-il pas aussi des liens complexes à examiner entre la relation paradoxale à l’actualité, constitutive des revues et de leur périodicité spécifique, qui fait de celles-ci le lieu d’un retour critique, d’une dialectique de distance et de proximité face à l’actualité, et esquisse ainsi une opposition première, fondatrice, entre les ‘‘faits du jour’’ et les ‘‘phénomènes importants’’ du présent, entre la surface agitée et les courants profonds, le quotidien et le contemporain? Cette contemporanéité littéraire, à l’heure actuelle, est marquée par un étonnant contraste entre l’abandon quasi total des ‘’étiquettes collectives’’, noms de groupe ou d’école, dans les travaux sur la littérature contemporaine au Québec (et dans une moindre mesure en France) et le recours continu des écrivains aux revues, lesquelles refusent étrangement de se coucher dans les tombeaux de la littérature. » (59)
« Entre l’ouverture maximale, sur les plans esthétique et social, de la forme ‘’réseau’’ et la fermeture caractéristique des écoles, fermeture qui atteint son degré maximal avec les avant-gardes, une zone intermédiaire demande à être mieux explorée. » (72) Voir la suite pour la piste de recherche proposée.
Remarque lui aussi certains topoï de la critique actuelle :
« La fin des avant-gardes, la disparition de la logique de constitution et de dissolution des groupes, apparaît en effet, explicitement ou implicitement, un topos incontournable, un phénomène emblématique de la littérature contemporaine. Les tables des matières des collectifs consacrés à la littérature des 20 dernières années, au Québec comme en France, consignent à leur manière les effets de ce constat : tout se passe en effet comme s’il n’y avait plus que des monades esthétiques, susceptibles de critiques individuelles, que seules des catégories génériques ou thématiques pouvaient parvenir à intégrer dans des ensembles plus vaste. » (59)
Martine-Emmanuelle Lapointe, « Construction et déconstruction d'une borne temporelle. L'année 1980 dans Spirale et Liberté », p. 75-94
Résumé de la revue : La critique a très souvent divisé l'histoire littéraire québécoise en un avant et un après. Chez les auteurs les plus sévères, l'après se présente comme la suite endeuillée des années 1960, son prolongement moribond — topos que l'on retrouve aussi parfois dans la France de l'après mai 1968. L'après se situe donc dans un espace temporel aux contours imprécis. Il aurait un commencement — autour de 1980 — mais pas de fin, car il incarnerait le dénouement sous toutes ses formes, l'épuisement des signes de la culture, la morosité sociétale, la fin des idéologies. Le présent article interroge les présupposés d'une telle mise en récit de la littérature québécoise contemporaine et par là même de la fabrication de la borne temporelle de 1980. L'analyse porte plus précisément sur les dossiers que les revues Spirale et Liberté ont fait paraître en 1980. Elle vise certes à relever les figures de la fin, de la désillusion et du désenchantement, souvent associées au contexte politique entourant le premier référendum sur la souveraineté du Québec, mais aussi celles d'un certain ressourcement, porté entre autres par le discours féministe dans les pages du magazine culturel Spirale. L'examen des dossiers parus en 1980 tend à dégager d'un vaste ensemble de textes un récit minimal, lequel permet de mieux y cerner l'inscription, non pas de l'année 1980, mais des œuvres et des réflexions sur la culture qu'elle a vu naître.
Borne de 1980 :
« À la lumière de ces observations, force est de constater que la critique a très souvent divisé l’histoire littéraire québécoise en un avant et un après. Chez les auteurs les plus sévères, l’après se présente comme la suite endeuillée des années 1960, son prolongement moribond – topos que l’on retrouve parfois dans la France de l’après mai 1968. L’après se situe donc dans un espace temporel aux contours imprécis. Il aurait un commencement – autour de 1980 – mais pas de fin, car il incarnerait le dénouement sous toutes ses formes, l’épuisement des signes de la culture, la morosité sociétale, la fin des idéologies. Si ces discours dysphoriques débordent largement les frontières du Québec contemporain, ils trouveraient néanmoins une résonance particulière dans l’histoire littéraire québécoise. » (78) – Elle renvoie à un article de Barraband : « L’invention de l’écrivain négatif québécois. Lecture de l’essai des années 80 au Québec », dans David Martens et Myriam Watthee-Delmotte (dir.), L’écrivain, un objet culturel, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 186. [en traitement à la bibli uqam]
- « L’année 1980 est forcément devenue une borne temporelle dans l’histoire québécoise parce qu’elle fut celle du premier référendum sur la souveraineté, mené sous le gouvernement péquiste de René Lévesque. 1960, 1980, l’effet d’écho est presque parfait : en amont, selon le grand récit du moins, s’impose l’éveil d’une société tout entière, enfin moderne et laïcisée; en aval, le refus de l’indépendance et de l’autonomie, thèmes qui avaient pourtant été au cœur de presque tous les discours, politiques, sociaux, culturels, littéraires, qui avaient accompagné la Révolution tranquille. » (80-81)
- « Dans la perspective d’une mise en récit de la culture québécoise, force est de constater que 1980 ne marque pas le passage à une ère nouvelle modelée par la fin des idéologies et des grands récits, mais bien le prolongement d’un rapport malaisé à l’Histoire et à la souveraineté. » (86)
- « Sans signer la fin d’une époque, l’année 1980 semble plutôt constituer un trait d’union – et encore nous ne pouvons défendre une telle lecture qu’a posteriori. Le combat féministe se concevait dans une continuité. Quant au référendum de mai 1980, comme en témoignent les dossiers sur la question référendaire parus dans les deux publications, il signalait non pas la fin, mais le prolongement d’une époque incertaine. » (94)
Francis Walsh, « L'historiographie française et le temps présent. Processus de légitimation et remise en question de l'historien », p. 95-111.
Résumé de la revue : Le présent article a pour but d'éclairer l'apport des réflexions sur la notion de « temps présent » dans l'historiographie française contemporaine et, sans s'y restreindre, principalement celles issues des recherches de l'Institut d'histoire du temps présent fondé par François Bédarida en 1978. Après avoir rapidement brossé un tableau général du contexte épistémologique du second après-guerre, j'y propose trois stades de légitimation de cette pratique historienne controversée (manifeste, bilan et banalisation), stades qui coïncident avec les différents états successifs des arguments en faveur de l'étude du contemporain. Il s'agit donc de montrer comment les défenseurs de l'histoire du temps présent ont pensé l'histoire en prenant position par rapport à l'historiographie générale.
Dans les années 1970, le rapport à l’histoire change (remise en question de l’histoire) et cela a un impact sur l’étude du contemporain :
« En effet, comme en témoignent les ouvrages de Paul Veyne et de Michel de Certeau sur l’épistémologie de l’histoire, les doutes sont alors dirigés sur l’écriture de l’histoire. Le travail même de l’historien – et non plus seulement son rapport au témoignage, à son propre temps, etc. – fait désormais l’objet de suspicion. Raconter l’histoire ne suffit plus : le simple fait de ‘‘mettre en récit’’ est déjà une construction. Il en résulte une réinsertion du présent dans le travail de l’historien : son regard sur le passé est interprétation. L’historien est lui-même historicisée, empêtré dans sa propre actualité, ne serait-ce que dans l’état actuel des connaissances factuelles et de ses outils méthodologiques. Impossible, dès lors, de surplomber l’histoire. Dans un retournement épistémologique, on tendra alors à considérer cette lacune de l’objectivité comme le propre de l’herméneutique historienne. » (102)
Réflexions sur la période de 25 ans qui définit généralement le « contemporain » :
« Les définitions d’histoire avec témoins et d’histoire dialectiques posent un autre problème : a priori, elles ne permettent pas de circonscrire à quel moment commence le présent historique. La période de 30 ans, aujourd’hui réduite à 25, semble tout aussi arbitraire et abstraite que le résultat auquel conduirait une démarche analytique visant à départager l’actuel de l’inactuel à un moment précis de l’histoire. Si elle permet en effet de séparer théoriquement le présent du passé, et ce, en se pliant à l’exigence de renouvellement continu implicite à la notion de ‘‘présent’’, une telle période ne permet ni de conceptualiser le présent historique des présents subséquents ni d’en définir les bornes actuelles ou réactualisées, aussi relatives, mouvantes et hypothétiques soient-elles. » (106)
« Toutefois, l’histoire du contemporain permet certainement d’éprouver l’écart – ou la nécessaire interrelation – entre l’histoire (en tant que mouvements temporels indépendants de la pratique historienne) et l’histoire (en tant que pratique interprétative visant à rendre intelligibles des mouvements temporels, notamment en proposant des périodisations). » (107)
2 définitions concurrentielles de l’histoire du temps présent :
« En effet, selon qu’on envisage l’inachèvement de la période observée comme un danger ou un atout, deux définitions concurrentielles de l’histoire du temps présent seront suggérés, l’une (celle des tenants de l’histoire du temps présent) voulant que l’historien du temps présent s’occupe de processus rapprochés mais clos, l’autre (celle des tenants de l’histoire immédiate) affirmant au contraire la nécessité de travailler sur cette histoire défatalisée. » (107-108)
Dominique Viart, « Histoire littéraire et littérature contemporaine », p. 113-130.
Résumé de la revue : On oppose souvent histoire littéraire et étude de la littérature contemporaine. Opposition fallacieuse, comme le démontre cette intervention en examinant la constitution de la littérature contemporaine en objet de recherche, la mobilisation de l'histoire littéraire que cela suppose et le regard rétrospectif que la littérature contemporaine projette sur l'histoire littéraire dont elle hérite. Il faut pour cela faire justice des réserves et objections que l'étude du contemporain suscite encore dans les universités traditionalistes, historiennes par vocation ; déterminer, au sein de la production contemporaine, les corpus pertinents pour une telle recherche, les critères qui les distinguent, et périodiser ce corpus. Fondée sur l'observation des esthétiques et enjeux nouveaux que la littérature actuelle se donne à elle-même, la seule approche recevable ne peut être qu'historique et non théorique. Le recours à l'histoire littéraire est en effet nécessaire pour identifier le « tournant » où cette littérature prend naissance. Il est décisif pour décrire les formes qui apparaissent en les confrontant aux formes anciennement attestées. Plus encore : les écrivains contemporains se définissent aussi par le regard qu'ils portent sur l'histoire littéraire, par leur manière de la raconter autrement. Prendre conscience de ce « régime d'historicité » de la littérature contemporaine suppose d'analyser non seulement les œuvres, mais aussi ce que ces œuvres disent de la place que les écrivains s'accordent dans l'histoire littéraire qui les a nourris.
Cette réflexion constitue en quelque sorte une « méthodologie » pour l’étude du contemporain :
- Pour étudier le contemporain, il faut, selon Viart, « concevoir la littérature contemporaine comme un objet d’étude en soi, et non comme le simple point de fuite d’une histoire littéraire plus longue. » (115)
- Cependant, tout panorama implique une histoire : « Aussi tout panorama ‘‘contemporain’’, dès lors qu’il postule une certaine spécificité de son objet, suppose-t-il une histoire. » (116)
- L’important étant la rigueur de la méthode : « Les effets de mode eux-mêmes et la subjectivité du chercheur sont des objections qui tombent dès lors que le chercheur s’appuie sur une méthodologie rigoureuse et argumentée qui le préserve de tels écarts. » (118)
- L’étude du contemporain implique une attention certaines aux différents mouvements de la période : « L’étude des œuvres contemporains accepte […] d’en suivre le mouvement, les ruptures, les réorientations. Elle ne les ignore pas mais en accueille les inflexions. » (118-119)
- Après avoir constaté l’impuissance des réflexions théoriques sur l’idée même de « contemporain », Viart propose : « La définition de la littérature contemporaine ne peut donc procéder d’un terme, ‘‘le contemporain’’, et des acceptions que l’on en peut produire, mais d’une analyse des inflexions et des instances propres à la période considérée. C’est dire que la seule approche possible est pragmatique. Elle est le fruit d’une observation des phénomènes qui distingue les esthétiques et les enjeux nouveaux de ceux qui prévalaient auparavant. Aussi s’agira-t-il d’une définition historique et non théorique. C’est là que l’étude du contemporain rencontre des questions d’histoire littéraire. » (120)
- « Si donc l’on s’accorde à considérer que ‘‘littérature contemporaine’’ désigne non le vrac des livres publiés récemment mais un ensemble d’œuvres cohérent dans ses principaux enjeux, il est nécessaire d’en dater approximativement l’émergence, comme on le fait pour marquer l’apparition du romantisme ou des avant-gardes historiques. Il importe alors de repérer, dans le flot des œuvres qui paraissent non seulement celles qui marquent l’identité d’une époque […], mais encore le moment à partir duquel elles imposent leurs formes et leurs enjeux. » (123)
- « L’identification d’une inflexion esthétique suppose bien sûr de savoir par rapport à quoi les enjeux et les pratiques littéraires changent – et donc de connaître la ou les période(s) antérieure(s). Et cela ne vaut pas que pour le ‘‘tournant’’ littéraire, mais aussi pour se mettre en mesure de décrire les formes nouvelles qui apparaissent. Considérer leur éventuelle nouveauté nécessite de les confronter aux formes proches anciennement attestées. S’agit-il d’une innovation ou d’un retour? » (125)
Note : Viart renvoie à son article sur les rapports entre contemporain et postmodernité : « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire » dans : http://dll.ulb.ac.be/2012/11/etudes-de-litterature-francaise-des-xxe-et-xxie-siecles-quand-finit-le-xxe-siecle/ 2012, p. 93-126