Table des matières
ORION + POROSITÉ - FICHE DE LECTURE
I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Isabelle Forest
Titre : Les laboureurs du ciel
Éditeur : Alto
Collection :
Année : 2012
Éditions ultérieures :
Autres informations : Une « note de l’auteure » à la fin explique d’abord les libertés prises par l’auteure en regard de la vérité historique : « Bien que l’intrigue des Laboureurs du ciel s’inscrive dans le contexte particulier du Paris du XVIIe siècle, mon intention n’était pas d’écrire un roman historique. Néanmoins, j’ai tenté d’évoquer le lieu et l’époque avec une certaine justesse, tout en prenant des libertés qui me paraissaient servir la trame romanesque. » Semble alors que la plus flagrante de ses libertés soit celle qu’elle a prise entre deux événements historiques dont elle a changé les dates : « Ceux qui connaissent bien le XVIIe siècle pourraient, à la lecture du roman, sursauter à quelques endroits. Ils le feront peut-être en constatant, notamment, que j’ai tordu le siècle au point de faire coïncider les représentations des Forces de l’Amour et de la Magie et les exécutions au gibet de Montfaucon. Une quarantaine d’années séparent les deux [1676 et 1630 pour les dernières exécutions] » (2012 : 233) Elle présente ensuite deux ou trois autres libertés prises et avance : « On me pardonnera, je l’espère, ces mariages fictionnels, ainsi que les autres anachronismes, voulus ou non, qui parsèment le texte. » (234). Elle précise également que le roman est le fruit d’une dizaine d’années de recherche, puis termine par les remerciements d’usage.
Cette « note de l’auteur » n’est pas sans rappeler celles que l’on retrouve dans les romans de Dominique Fortier et de Perrine Leblanc.
Désignation générique : conte baroque mâtiné d’onirisme (4e de couverture)
Quatrième de couverture : Elle est née un jour de pluie. Fascinée dès l’enfance par l’art des marionnettes, elle est initiée au monde des foires parisiennes par Petit Pierre qui, cédant aux charmes lunaires de cette Colombine à la voix d’ange, lui ouvre les portes d’une société de monstres magnifiques et de tisseurs de rêves. Mais un jour de pluie, un autre, elle fait la rencontre de l’Italien. Bientôt, la montreuse de marionnettes sent les ficelles de son existence lui échapper. Voici l’histoire de Marie Malvaux, condamnée à mourir pour avoir pratiqué son art par-delà toute morale.
Conte baroque mâtiné d’onirisme, Les laboureurs du ciel brouille en une subtile alchimie les frontières entre l’univers de la scène et celui du théâtre de rue, entre les monstres des foires et ceux, bien réels, qui hantent le Paris du XVIIe siècle. Une envoûtante procession de marginaux écorchés vifs qui, bien avant les Lumières, ont cherché dans les savoirs obscurs une façon d’éclairer le chemin menant au-delà de soi.
Notice biographique de l’auteur : Isabelle Forest a hérité d’un imaginaire singulier, bercé par les pantalons à pattes d’éléphant, les coccinelles allemandes et les tapisseries psychédéliques. Son œuvre poétique (Les chambres orphelines, L’amour ses couteaux – finaliste au prix Alain-Grandbois) a été récompensée par les prix littéraires Alphonse-Piché, Félix-Leclerc et Radio-Canada. Elle a également publié un roman, La Crevasse (Lanctôt), fort bien reçu par la critique et les lecteurs. Elle consacre la majorité de son temps à la diffusion des arts littéraires sous différentes formes, notamment dans l’espace public. (rabat)
II - CONTENU ET THÈMES
Résumé de l’œuvre : Le récit n’est pas chronologique, mais s’ouvre sur un court texte présentant l’arrivée de Marie Malvaux dans une prison pour femmes où elle ne passera que trois jours avant de ressortir pour sa mise à mort. Le roman est ensuite divisé en deux parties : « La foire » et « Le cimetière ». Dans la première partie, ce sont les événements qui tournent autour de la foire Saint-Germain qui sont racontés, mais également l’enfance de Marie et celle d’Angelo di Adone (L’Italien). Fille illégitime d’une servante, Marie deviendra la belle-fille d’un tisserand qui va tous les ans à la foire Saint-Germain afin de vendre ses étoffes et fera la rencontre de Petit Pierre, un orphelin abandonné devenu l’assistant de maître Solon, un entraîneur d’animaux de foire. Avec Petit Pierre pour guide à travers la foire, Marie sera vite fascinée par les marionnettes qu’un arracheur de dents utilise pour attirer ses clients et deviendra montreuse de marionnettes après que son beau-père les eut abandonnées, elle, sa mère et ses deux demi-sœurs (dont Laurelle, devenue aveugle à force de tisser). Un jour, elle voit le spectacle donné par la troupe des Forces de l’Amour et de la Magie à l’aide de merveilleuses marionnettes et souhaitent faire partie de la troupe, dirigée par Angelo dit L’Italien. Celui-ci s’éprend de Marie et l’initie plutôt au chant et à l’italien avant de faire d’elle son amante. La deuxième partie se concentre davantage sur le personnage d’Eugène de Coderre, fasciné depuis l’enfance par les secrets occultes, par les sciences et par la mort. Après son apprentissage de verrier, il hérite de la boutique d’un scribe qui l’a initié peu à peu à l’écriture et à la lecture et devient écrivain public à proximité du cimetière des Innocents. Tandis que Marie et Angelo travaillent dans un laboratoire secret à créer des marionnettes humaines, sorte d’homoncules, Eugène en vient à leur fournir des cadavres d’enfants pour leurs expériences. Mais ils sont découverts par la police, et Marie et Eugène sont arrêtés puis pendus au gibet de Montfaucon alors qu’Angelo s’enfuit et tente de retrouver sa bien-aimée au-delà de la mort grâce aux pouvoirs de sorcellerie de sa mère.
Thème principal : l’ensorcellement et la maitrise du vivant + s’élever au dessus de sa condition par l’art ou la magie
Description du thème principal : oui, tous sont ensorcelés d’une manière ou d’une autre ou bien sont les ensorceleurs… Petit Pierre et Angelo pour Marie, présentée comme une « colombine à la voix d’ange », Marie pour les marionnettes et pour Angelo (elle dit, d’ailleurs, « Plus que n’importe quel autre amour, c’est sans doute celui pour les marionnettes qui m’a brisée. Bien sûr, il y a eu l’Italien, mais ce sont elles qui m’ont conduite jusqu’à lui. » 55), Eugène pour les morts et les sciences occultes pour ne nommer que les plus évidents, au point de ne pouvoir échapper à la fatalité de leur passion et de leur destin; ils sont, un peu… des marionnettes. Dans ce tableau où abondent les enchantements pour le spectacle et les mystères de la vie aussi bien que pour la musique et les animaux, seuls Petit Pierre et Laurelle accèdent finalement à un amour et un monde véritables parce que dénué d’artifices et ne reposant que sur leur propre volonté.
De tout cela, s’échappe un désir de connaître, mais peut-être encore plus de dominer l’inconnu, le vivant, de « capturer l’essence divine à l’origine des choses afin de purifier chaque créature » (153), une sorte d’envie de surpasser Dieu… et de s’élever au-dessus de sa condition par des moyens détournés (art ou sorcellerie, ou plus simplement en assistant à des spectacles). Sorte de pouvoir de l’art et du spectacle : « À mille lieues de là, Marie, devenue vent, s’élève hors de sa condition de travailleuse, de petite tisserande aux doigts abîmés et aux yeux fatigués. Il y a chez ces pantins de bois quelque chose de doux, d’innocent, de fragile aussi. » (35) « L’Homme-Singe file comme un oiseau au-dessus de la foule, emportant avec lui quantité de songes. Tous rêvent de voler par-dessus leur condition, de s’élever en grâce et en beauté, d’atteindre les hauteurs de l’âme. » (49) L’expression « laboureurs du ciel » se rapporterait justement à ces scientifiques d’un autre temps : « Ils labourent pour créer de l’or, des homoncules, la vie éternelle. » (155)
Thèmes secondaires : Quête de savoir, élévation, théâtre de rue, foires, marionnettes, amour, spectacle, le Paris du XVIIe siècle, les sorcières, les alchimistes, occultisme, les erreurs de la nature (47; 150), etc.
III- CARACTÉRISATION NARRATIVE ET FORMELLE
Type de roman (ou de récit) : nouveau roman historique
Commentaire à propos du type de roman : s’inscrit dans cette vague, assez propre à Alto, de ce qui semble être un nouveau type de roman historique, soit un roman ancré dans l’histoire mais qui cherche avant tout à faire œuvre esthétique et à déplacer les codes du roman historique traditionnel.
Type de narration : multiple
Commentaire à propos du type de narration : certains chapitres sont racontés par un narrateur omniscient, d’autres en mode autodiégétique par le personnage de Marie (dans la première partie) et par le personnage d’Eugène (dans la deuxième partie). D’autres passages miment le document, comme la reproduction de la pièce de théâtre « Les Forces de l’Amour et de la Magie » et les deux interrogatoires de Marie par la police parisienne.
Personnes et/ou personnages mis en scène : Quelques noms de personnes réelles sont évoqués, mais les personnages sont tous fictifs.
Lieu(x) mis en scène : Paris
Types de lieux : Foire, atelier de troupe, échoppe d’artisans, cimetières.
Date(s) ou époque(s) de l'histoire : XVIIe siècle.
Intergénérité et/ou intertextualité et/ou intermédialité : Le roman joue d’une forme d’intermédialité avec le théâtre et le spectacle, mais pas tellement au niveau formel. L’intertextualité est davantage présente :
1/ les Forces de l’Amour et de la Magie (pièce représentée pour la première fois en 1676) peut faire office de mise en abîme puisque c’est à ces forces que sera soumise Marie (59-62). Cependant, la pièce, dont la morale est qu’il « ne faut pas s’adonner aux sortilèges pour provoquer l’amour, mais plutôt tenter de conquérir les cœurs avec les qualités naturelles de l’Homme », ne ressemble que de loin au roman – à moins que la morale soit un peu la même??
2/ Francis Bacon, Histoire naturelle : c’est un peu le livre culte d’Eugène, légué par son père décédé, et que le jeune homme lit toutes les nuits avant de développer sa curiosité pour les morts du cimetière des Innocents et d’être initié à d’autres ouvrages par le vieux scribe nommé Gustave. Le livre est décrit ainsi : il « renferme, outre des vers incompréhensibles et un atlas nouveau, toutes sortes d’expériences et de réflexions sur le monde. » (136). Mais je n’ai pas retrouvé le titre exact. C’est peut-être Novum Organum : Sive indicia vera de interpretatione naturae, publié en 1620, ou encore De Interpretatione Naturae Proœmium, publié en 1603.
3/ Reproduction d’une chanson où un squelette discute avec différents personnages, chantée dans le cimetière par une femme folle (145-148). Cela s’appelle la Grande Danse macabre des hommes et des femmes. C’est un texte anonyme en vieux français.
4/ Chocho, une bohémienne qui a été la première amante d’Angelo, possède un Traité sur la domestication des âmes par la musique et demande à Eugène de le transcrire (204). Cela vient confirmer que l’émotion vécue par Marie, lorsqu’elle écouta pour la première fois la musique des musiciens de la troupe; il y avait bien là effet d’ensorcellement… Je ne crois pas que ce traité existe réellement.
Particularités stylistiques ou textuelles : Le roman est bien écrit, le style assez littéraire sans être pédant et concorde avec l’histoire mise en scène, donnant une certaine densité et une certaine beauté à des personnages ou des événements dit « monstrueux ». On est du côté, sans doute, du « classique ». La particularité la plus intéressante est toutefois celle du changement de narrateur en alternance (voir commentaire à propos de la narration), parfois omniscient, puis autodiégétique, ce qui permet parfois de revenir sur certains événements et de ne pas respecter une chronologie stricte, même si, à la toute fin, tous les destins des personnages ont été racontés.
IV- POROSITÉ
Phénomènes de porosité observés : une certaine porosité est observable entre le roman et le théâtre (le spectacle) dans les thèmes même du livre (cela me semble plus juste que de parler d’intergénéricité). Il y a aussi quelque chose qui relève du rapport entre science et littérature, à une époque où l’un et l’autre se confondaient aisément, tous deux à la fois objet de fascination, de savoir mais aussi de méfiance. Littérature et sorcellerie n’étaient jamais bien loin l’une de l’autre…
Porosité des voix aussi peut-être, à cause du jeu alterné sur la narration. Qui raconte, et depuis où? Ne semble pas avoir de réelle importance en ce qui a trait à la vraisemblance, l’important étant la sonorité, le tableau de l’ensemble.
Description des phénomènes observés : Bien que les phénomènes de porosité ne soient pas flagrant, cette œuvre me semble tout à fait représentative de ce qui se fait actuellement au Québec, en particulier du côté d’Alto. C’est cette sorte de « nouveau roman historique » qui est avant tout une aventure littéraire qui en fait la force et la beauté. Ce type a aussi quelque chose de plus intimiste que le traditionnel roman historique, joue des codes mais sans les subvertir réellement.
Il me semble également que, dans ces romans historiques nouveau genre, le rôle tenu par la littérature, bien que subtil, est une constante. Le pouvoir de l’imaginaire et de l’écrit, de la trace écrite est un motif qui revient souvent. Ici, le savoir est dans les livres. Maîtriser l’écriture et la lecture est aussi une façon d’accéder au savoir et au pouvoir. Si, pour Marie, la fascination passe par les marionnettes, Eugène apprend à manipuler les lettres de la même façon : « Écrire mon nom m’amusait beaucoup. Le soir, lorsque je ne lisais pas ou n’observais pas mon maître souffler ses lunes dans l’atelier [il est apprenti verrier], je dessinais les lettres de mon nom sur des bouts de papier que m’avait donnés l’écrivain. J’employais également son encre et l’une de ses plumes. J’allongeais les lettres, les penchais, les relevais; je retroussais leur patte, gonflais leur ventre, assouplissais leur tête. Je tentais de les dompter comme de petits animaux; je les fouettais de ma plume afin qu’elles obéissent et prennent la forme souhaitée. J’étudiais attentivement leurs caprices car, rebelles, elles ne se laissaient pas faire aisément. Elles étaient encore loin de ressembler aux lettres qui, sous la main habile de Gustave, prenait des poses d’une grande noblesse. » (2012 : 176)
Je retiens aussi cette citation de Marie : « Je sentais bien qu’il y avait des chemins de l’esprit où l’on pouvait être abandonné à soi-même, sans lumière. » (119)
Auteur(e) de la fiche : Manon Auger