FICHE DE LECTURE « Les postures du biographe »
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Peter Ackroyd Titre : Chaucer [Chaucer ; Brief lives] Lieu : Paris Édition : Philippe Rey Collection : En anglais, ce titre s’inscrit clairement dans une collection de Vies Brèves (Brief Lives) dont il se doit d’être le premier de la série. Selon l’article de Merle Rubin, cette série serait l’initiative d’Ackroyd : «It is probably no mere coïncidence that this poet of fresh beginnings, the progenitor of Shakespeare, Milton and much of the rest of English literature, is the first subject Mr. Ackroyd has chosen to treat in his new series of short biographies bearing the title “Ackroyd Brief Lives”.» Année : 2004 Pages : 189 p. Cote BNQ : 928.219 C4961a 2005
Biographé : Geoffrey Chaucer (1340-1400) Pays du biographe : Angleterre Pays du biographé : Angleterre
Désignation générique : Vie brève – cette désignation n’est toutefois pas reconduite dans la traduction française. Quatrième de couverture ou rabats : «Universellement connu grâce à ses Contes de Canterbury, Geoffrey Chaucer demeure pourtant un personnage mystérieux. De cet auteur du XIVe siècle londonien, dont l’image est brouillée par le temps, et qui le fascine, Peter Ackroyd reconstruit la silhouette et le parcours sans tenter de combler les lacunes imposées par la distance et l’oubli. Comme d’une fresque en partie estompée, il fait ressortir les traits saillants et laisse dormir les ombres. / L’homme n’en reprend pas moins vie : celui qu’on savait poète, sans se demander comment il avait vécu, se révèle tout à la fois administrateur, diplomate bien rémunéré, membre des meilleurs cercles londoniens, mais pourtant impécunieux; bibliophile amateur d’auteurs italiens; époux sans épouse et accusé de viol, et ainsi de suite. / De ce brillant adaptateur de Pétrarque et Boccace – ce qui ne l’empêcherait pas de dénigrer son propre talent -, on peut néanmoins dire aussi qu’il est, par son emploi de la langue vulgaire, l’initiateur de la langue anglaise. Une vie bien remplie, qui donne envie d’aller découvrir ou redécouvrir le “père de la littérature anglaise moderne”.» Plus une notice biobibliographique d’Ackroyd. Préface : Un prologue de l’auteur qui commente une enluminure du XVe siècle qui représente Chaucer s’adressant à la cour de Richard II. Ce prologue fait, du même coup, une synthèse de la vie de Chaucer.
Autres informations : Textes critiques sur l’auteur : Voir le dossier critique joint.
SYNOPSIS Résumé ou structure de l’œuvre : La narration suit sensiblement la chronologie de la vie de Chaucer, mais Ackroyd crée l’unité surtout en mettant de l’avant certains thèmes propres à chaque chapitre. Par exemple, le premier chapitre «Londonien avant tout» raconte la naissance et l’enfance de Chaucer en insistant sur ses origines londoniennes; le chapitre 2 «L’éducation d’un homme de Cour» raconte comment Chaucer est devenu page à la Cour; le chapitre 3, «Diplomatie», parle de son travail de diplomate, etc. Topoï : Thèmes chers à Ackroyd (qui ne sont pas nécessairement des topoï dominants de Chaucer en particulier) = «Almost all of his writing revolves around the daily rhythm of London and the meaning of Englishness, obsessions that two recent titles spell out : London : The Biography and Albion : The Origins of the English Imagination.» (Daniel Sullivan, 2004-2005)
1/ Le fait que Chaucer est le premier écrivain anglais, le premier à écrire dans cette langue, qu’il est un poète d’avant-garde : «Quoiqu’il en soit, le jeune Chaucer connaissait forcément des anthologies de ce genre. Comme Shakespeare après lui, Chaucer nourrit son génie par absorption et assimilation. De ce point de vue, le fait qu’il ait été mis très tôt en contact avec les textes anglais est significatif : c’est un génie intrinsèquement autochtone.» (27) / «Une de ses réalisations, cependant, surpasse toutes ses autres prouesses techniques. Après ses premières tentatives dans le domaine de la poésie courtoise française, il choisit d’écrire en anglais pour un public essentiellement courtisan. Il croyait suffisamment en son talent, et en sa langue, pour adopter une muse autochtone. De ce point de vue, on peut dire qu’il anticipe l’avènement de la langue anglaise au XIVe siècle. À son époque, celle-ci se répandait de plus en plus. Du vivant de Chaucer, l’anglais remplaça le français à l’école. Il y avait longtemps que l’anglo-français, dérivé de la langue des conquérants normands, dominait le discours social. La Cour de Richard II fut la première, depuis l’époque des Anglo-Saxons, à adopter l’anglais comme langue officielle. Tout concourait à rendre Chaucer le plus représentatif, le plus accompli des poètes de son temps. (44) Lorsqu’il s’embarqua dans sa carrière de poète de Cour, il était entouré d’exemples manifestes de poésie anglaise, des romances de sir Orfeo et sir Launfal aux manuels et récits versifiés de moines chroniqueurs ; il existait aussi une bonne tradition lyrique, à la fois séculaire et religieuse. Mais il n’existait aucune tradition de poésie courtoise et raffinée en anglais. Chaucer adopta ou assimila le vocabulaire et la structure de la poésie française en vogue, pour la reproduire aisément dans la diction et la cadence anglaises. C’était une gageure pour un poète débutant, et cela ne passa pas inaperçu.» (45) «En d’autres mots, les sources françaises ont été absorbées ; d’elles est né l’amalgame anglais. C’est le paradoxe de l’œuvre de Chaucer : les matériaux sont familiers, mais leur traitement est inédit et surprenant. Ainsi qu’il l’a dit de lui-même, dans les champs anciens pousse le blé neuf.» (51) «Lorsque, près de soixante-dix ans plus tard, Chaucer se rendit à Florence, peut-être pensa-t-il que la langue anglaise serait capable d’une semblable métamorphose. Peut-être son séjour florentin le confirma-t-il dans sa conviction qu’il devait écrire en anglais et faire de cette langue le canal de transmission d’une littérature de qualité. (56) «Sa vie devait être façonnée par les décisions d’autrui ou les prescriptions du devoir, son art se formait par réaction à des influences prééminentes ou par leur assimilation.» (108)
Mais Ackroyd en rajoute, faisant de Chaucer encore plus que le père de la littérature anglaise : «On aime donc bien, outre-Manche, prendre Chaucer pour l’un des premiers représentants de la littérature britannique. On a beaucoup parlé de lui comme du “père de la littérature anglaise”, c’est même devenu une platitude littéraire et culturelle. Or Chaucer représente tellement plus, pour des auteurs tel que G. K. Chesterton par exemple, qu’il devient, littéralement, l’icône de l’Angleterre, le visage d’Albion, l’emblème jovial et souriant de l’anglicité, l’homme engagé dans la vie active qui se tourne vers la poésie, le modeste qui minimise ses mérites, l’être invisible qui ne laisse dans son sillage qu’un parfum de bonne humeur. Cet emblème-là a également pour nom William Shakespeare.» (92) «On a dit de Troilus et Criseyde que c’était le premier roman anglais. Mais c’est plus que cela : tout à la fois histoire d’amour, farce, lamentation, enquête philosophique, comédie de société, chant funèbre hanté par le thème du destin ; c’est un roman de mœurs et une épopée, une épopée ample et englobante, une nouveauté telle dans la langue anglaise qu’un seul mot ne saurait la définir. Sans doute a-t-on raison de dire que c’est la première œuvre littéraire en anglais. En quelque sorte, c’est l’épopée même de l’anglicité, un ouvrage qui intègre et assimile tout un ensemble d’éléments hétérogènes.» (112) «En tout cas, ces lignes disent clairement que Chaucer aspire à une place au panthéon des grands poètes. Il en a déjà été question : dans Le Temple de la Renommée, Stace, Lucain, Virgile et Homère figuraient la gloire et soutenaient le fardeau de leurs civilisations respectives. Ils représentaient les “seule poesye” mais incarnaient aussi les dons et les aspirations de leur nation. On ne peut plus guère douter que Chaucer s’estimait alors digne d’une telle compagnie. Conscient de ce qu’il avait réussi avec Troilus et Criseyde, il établissait, pour ainsi dire, ses droits à représenter l’autorité poétique d’Albion.» (123) «On pourrait présenter les choses autrement : Les Contes de Canterbury forment sa première épopée moderne. Bien sûr, ce n’est pas une œuvre “réaliste”, au sens contemporain du terme, mais c’est le premier poème d’importance en anglais qui traite des caprices de la vie quotidienne.» (143-144) «Ces poèmes furent écrits les uns à la suite des autres ; nous pouvons imaginer Chaucer modifiant subtilement la langue en passant de l’un à l’autre, afin de présenter une panoplie d’effets différents. C’était à la fois une expérimentation et une innovation dans les lettres anglaises.» (164) «L’un deux [un conte de Canterbury], raconté par Chaucer lui-même sous son habit de narrateur, est la première parodie littéraire de la langue anglaise ; Chaucers Tale of Thopas (“Topaze”) est un pastiche des premières romances anglaises composées en strophes dites tail-rhyme.» (168-169)
2/ Les influences de Chaucer : il cherche les influences des auteurs italiens sur Chaucer (56). Aussi = «Comme il eût été impossible de trouver des manuscrits italiens à Londres ou même à Paris, il est plus que probable qu’il les ait rapportés lui-même d’Italie, et qu’ils aient été un cadeau de Barnabo. C’est ainsi qu’un tyran italien influença le cours de la littérature anglaise.» (85) / «De John Bunyan à Lewis Carroll, la littérature britannique est ponctuée de rêves. Chaucer fait toujours partie d’un système anglais autant qu’européen : c’est toute sa force.» (87)
3/ Les origines catholiques de l’Angleterre: «Preuve que Londres, au XIVe siècle, était catholique : on comptait quatre-vingt-dix églises et quatre-vingt-quinze tavernes intra muros (sans compter les ermitages, les oratoires et les caves à bière.) La piété des Londoniens des siècles à venir serait reconnue partout en Europe et il n’y a aucune raison de douter que celle des Londoniens du XIVe siècle fût moins intense. La célébration de la messe était au cœur de la foi londonienne ; les carillons sonnaient à l’instant béni de l’Eucharistie où le pain devient le corps du Christ ; à cet instant, le temps divin pénétrait dans le temps urbain et le renouvelait. Cette culture de cérémonies et de rituels, de hiérarchie et d’ostentation, prenait modèle sur la typologie sacrée et l’année liturgique. Il n’est donc guère pas étonnant que la poésie de Chaucer soit peuplée d’ecclésiastiques, ponctuée de pratiques religieuses.» (20)
Rapports auteur-narrateur-personnage : L’esthétique de la vie brève fait du rapport a/n/p un rapport assez conventionnel. Le narrateur est l’auteur et il tente de rendre objectivement la vie du personnage de Chaucer.
I. ASPECT INSTITUTIONNEL
Position de l’auteur dans l’institution littéraire : Auteur qui semble avoir un statut privilégié dans la littérature contemporaine, quoique le fait qu’il soit très prolifique peut jouer en sa défaveur et le placer dans le champ de grande production. Par contre, il me semble que le fait qu’il prenne à sa charge une série de Vies brèves est déjà un bon indicateur de sa notoriété (Turner et Newton sont les deux autres biographés de sa série) – tout comme de son rôle officieux de biographe de l’Angleterre.
Position du biographé dans l’institution littéraire : Voici ce qu’Ackroyd lui-même propose : «On en a fait le “père de la poésie anglaise” mais c’est un parent qui laisse perplexe. Tout en prétendant ne vivre que pour les livres, il mena une carrière brillante dans l’administration royale. Il se prétendait de tempérament tranquille, réservé, - or il fut attaqué en justice pour dettes et même pour viol. On le connaît comme écrivain séculier, auteur de parodies et de farces à connotation sexuelle, - or il était aussi habité par un profond sens religieux. Peut-on dégager une cohérence dans cette personnalité toute en contrastes?» (12) Chaucer est un personnage important dans la littérature anglaise (un auteur que tous apprennent à l’école), mais peu connu parce qu’on dispose de peu de sources sur lui.
Transfert de capital symbolique : On détecte facilement deux forces fondamentales ; d’un côté, l’importance de la figure de Chaucer dans la naissance de la littérature anglaise, ce qui inscrit cette figure dans toute l’entreprise de valorisation de la culture britannique préconisée par Ackroyd ; de l’autre, il semble bien que, par cette recherche des origines, ce soit toujours la recherche de la filiation et de ses propres origines qui conduit les interprétations d’Ackroyd. On connaît, entre autres, la passion d’Ackroyd pour la ville de Londres (comme en fait foi sa biographie de la ville) ; dans Chaucer, le premier chapitre, intitulé «Londonien avant tout» permet de reconduire cet intérêt, de l’incarner dans le personnage de Chaucer et inversement. Plus loin, Ackroyd dira encore de lui qu’il est un «auteur fondamentalement londonien» (177) Quelques remarques de critiques sur le sujet = «He is more concerned with establishing Chaucer as a poet of London and placing him in the literary line that runs through Shakespeare and Dickens, writers who doted on the ripe vernacular of their day and found a rich comedy in the manners and speech of ordinary Englishmen.» (William Grimes, 2005) «Mr. Ackroyd creates a Chaucer very much in his own image, a writer captivated by the gaudy parade of London life, ant the mingling of high and low.» (William Grimes, 2005)
II. ASPECT GÉNÉRIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées de l’auteur : Il reprend toute l’oeuvre de Chaucer pour la commenter.
Place de la biographie dans l’œuvre de l’auteur : Ackroyd, dont toute l’œuvre est dominée par le biographique, s’essaie ici à la vie brève :
«Chaucer is the first of a new series of short biographies, which I am writing with the purpose of bringing to life some of the most important men and women in the history of the world. There is no better agent of human understanding and human knowledge than the course of a single life, with all the events and aspirations, ambitions and achievements, which may accompany it. To enter the consciousness and personality of a man or woman, of any period, is to see that period from within.” » —Peter Ackroyd
Stratégies d’écriture et dynamiques génériques : Ackroyd décide ici de s’investir dans un nouveau genre biographique, soit la vie brève. Cette fois, la fiction ne lui sert plus de rempart pour combler les lacunes qu’il signale ouvertement (ce sont des exemples parmi d’autres : «Il est impossible aujourd’hui de recréer entièrement l’atmosphère qui devait régner dans le foyer des Chaucer.» (24) «Tout ceci, rappelons-le, reste simple hypothèse et découle, avant tout, de la conviction profonde qu’un tel génie ne pouvait qu’être le produit d’une éducation formelle et hiérarchisée. Or rien ne vient étayer cette théorie.» (27) Il a aussi recours à quelques documents de première ou deuxième main pour appuyer son argumentation. Exemple : «Dans son étude sur la législation anglaise rédigée au XVe siècle, sir John Fortescue avance que…» (29) C’est tout de même la parole du biographe qui prédomine, ce que favorise le genre de la vie brève. Ackroyd emprunte tantôt la voix de l’écrivain, tantôt la voix du critique, tantôt la voix du didacticien : «Il peut y avoir du vrai dans cette hypothèse mais il faut éviter de projeter notre mentalité moderne sur un esprit médiéval.» (26) «Mr. Ackroyd’s method of presenting Chaucer combines literary criticism and history, on one hand focusing on his poetic creations, while on the other evoking and explaining the age in which he lived.» (Merle Rubin, 2005)
Thématisation de la biographie : Légèrement thématisée : «Une période similaire dans la vie de Shakespeare échappe elle aussi à nos connaissances. Lumineuse coïncidence qui rappelle au biographe qu’il ne pourra jamais totalement cerner son sujet d’étude.» (35) Son regret des lacunes de l’histoire : «…cela jetterait, entre autres, un éclairage intéressant sur son ironie et son détachement. Hélas, il est trop tard aujourd’hui pour apprendre ou prouver quoi que ce soit.» (42)
Rapports biographie/autobiographie : Ne s’applique pas.
III. ASPECT ESTHÉTIQUE
Oeuvres non-biographiques affiliées du biographé : Toute son œuvre, mais Ackroyd insiste un peu plus sur les Contes de Canterbury.
Œuvres biographiques affiliées du biographé :
Échos stylistiques : S’applique moins dans ce genre d’écrit – les œuvres sont citées et comentées.
Échos thématiques :
IV. ASPECT INTERCULTUREL
Affiliation à une culture d’élection : n’est sans doute pas un cas intéressant puisque Ackroyd se passionne pour sa propre culture, mais cette passion elle-même peut être intéressante dans la mesure où elle fait contrepoids.
Apports interculturels :
Lecteur/lectrice : Manon Auger