FICHE DE LECTURE COLLECTION « L'UN ET L'AUTRE »
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Sylvie Germain
Titre : Céphalophores
Lieu : Paris
Édition : Gallimard
Collection : « L'un et l'autre »
Année : 1997
Pages : 158
Cote : BANQ, niveau 1, documentaires, 848. 914 G372c 1997
Désignation générique : Aucune
Préface : Aucune.
Rabats : Deux. Le deuxième donne à lire le programme de la collection. Le premier, un extrait du livre (1997 : 112-113), où l'on peut lire, entre autres phrases : « Tous ceux et celles que l'amour a ravis sont des céphalophores, des êtres en proie à une miraculeuse catastrophe. » Façon de dire que les amoureux sont les héritiers de saint Jean Baptiste, qui subit la décollation, ou, de Denys l'Aéropagite, ce céphalophore qui transporta sa tête dans ses mains en la maintenant (imagine Germain) près de son cœur; façon de dire encore que les amoureux, pour avoir le sens de l'Autre, ont l'intelligence du cœur; que leurs têtes, comme celles des céphalophores, ne leur appartiennent plus : l'être cher occupe, dans leurs pensées, toute la place. « Ils, elles, écrit Germain à propos des amoureux, portent leur tête en offrande à l'aimée, à l'élu, à moins que ce ne soit la tête de l'autre qu'ils, elles, portent ainsi ».
Image de la couverture : « D'après Gustav Moreau, Orphée (détail) ». Le détail en question représente la tête du poète « céphallophore » (selon l'acception métaphorique, souvent privilégiée par Germain) ayant été, on s'en souvient, soumis au supplice de la décollation par les Ménades.
Autres : Un épigraphe introduit chacun des cinq chapitres de Céphalophores et délivre, règle générale, une promesse d'avenir démentant un apparent triomphe de l'obscurantisme. La teneur de ces épigraphes varie toutefois sensiblement, selon que le soin d'introduire les chapitres de Céphalophores soit confié à Shakespeare (« des millions d'étranges ombres vous escortent »), à Georg Trakl (« En terre obscure repose l'étranger sacré. / Une fleur bleue/Tel surgit son chant »), à Gunnar Ekelöf (« la nuit/et la lumière de l'amour en moi »), ou à Pasternak (« Au jardin où s'exclame l'arôme/Des étoiles de cave et de gel »).
Mais le propos central demeure invariable et coïncide avec celui tenu dans l'extrait d'un Psaume apparaissant au début du chapitre trois, central, encore là, puisque placé au milieu du livre de Germain : le prophète « s'en va en pleurant, il porte la semence », puis « vien[t] en chantant » et « rapporte ses gerbes ». Illumination sur fond de ténèbres –– « miraculeuse catastrophe », dirait Germain (1997 : 113) –– : tel est le poème, ou la prophétie, comme les conçoit l'auteur de Céphalophores. Des notes infrapaginales indiquent, dans certains cas, la provenance des textes commentés avec un soin remarquable par l'écrivaine. INFORMATIONS SUR LE BIOGRAPHE :
Pays d'origine : France.
Profession : Écrivaine, professeur de philosophie.
Bibliographie : Née en 1954, Germain a publié des romans et des essais. Outre Céphalophores, deux titres ont paru sous son nom dans la collection « L'un et l'autre » : La Pleurante des rues de Prague (1992) et Les Personnages (2004).
INFORMATIONS SUR LES BIOGRAPHÉS :
Identification des biographés : Georg Trakl, le personnage biblique et roi David, Jean-Baptiste, Denys l'Aéropagite et Rodolphe II de Habsbourg.
Brèves biographies des biographés : Trakl, poète dont l'œuvre (Sébastien en rêve [1915], Sammlung [1969]) peut être rattachée au mouvement expressionniste, a soigné des blessés durant la première guerre mondiale. Traumatisé par cette expérience, il trouva, volontairement, semble-t-il, la mort en consommant une surdose de drogue. David abattit le géant Goliath avant de devenir roi d'Israël. Jean Baptiste annonça la venue du Christ. Denys l'Aréopagite écrivit des traités de théologie d'inspiration paulinienne. L'empereur Rodolphe II affirma un penchant à l'ésotérisme.
Époques des biographés : Trakl, 1887-1914. David, vers 1000-972 av. j.-c., Jean-Baptiste, mort autour de l'an 28. Denys l'Aéropagite vécut vers 490. Rodolphe II de Habsbourg, 1552-1612.
Pays d'origine : Trakl, Autriche. David, Israël. Jean-Baptiste, Judée. Denys l'Aréopagite, Athènes. Rodolphe II, Autriche.
Autres remarques : Rodolphe II de Habsbourg remplit la fonction de mécène auprès de nombreux artistes et fut portraituré par l'un d'eux, Giuseppe Arcimboldo, en Vertumne, divinité des quatre saisons; de là le choix auquel procéda le peintre de représenter l'empereur à l'aide de fruits et de légumes pour signifier son corps et son visage.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Puisque Germain parle en son nom, on la dira narratrice.
Narrateur/personnage : Le narrateur-auteur de Céphalophores n'est pas un personnage.
Biographe/biographés : Germain s'enthousiasme pour les vies de Jean-Baptiste et de Denys l'Aréopagite. Elle enregistre d'ailleurs le triomphe de l'Esprit préparé par ces biographés qui –– façon de parler –– survivent à leurs agresseurs. Ainsi, Hérodiade « ne soupçonne pas que Jean, tout mort qu'il soit, continue de vivre par l'Esprit » et s'avère « en fait bien plus vivant que Salomé dansante et qu'elle même », Hérodiade (1997 : 98). En somme, Céphalophores ressemble parfois à une hagiographie. Germain y célèbre également les oeuvres et existences des poètes.
L'ORGANISATION TEXTUELLE :
Synopsis : Les titres des cinq chapitres de Céphalophores posent chacun une question. « Qui va là ? » –– premier chapitre –– se demande le personnage de fossoyeur shakespearien qui apparaît dans Hamlet et « transhume d'un côté l'autre » (1997 : 20). C'est un personnage de passeur comme semble les affectionner Germain. Il a un pied dans la tombe et un autre enraciné dans la terre féconde, matricielle. « Qui vint à nous en étranger ? » demande l'auteur dans son deuxième chapitre. Réponse : Orphée, d'abord, puis, ensuite, Trakl, dont l'« oeuvre est une admirable mosaïque composée de fragments de vies antérieures, ou parallèles » (1997 : 46). Le je du poète est donc un autre. Trakl vient ainsi à nous en étranger, nouvel Orphée en quête d'un amour impossible. Son Eurydice ? Sa sœur Gretl.
« Es-tu celui qui doit venir ? » peut-on se demander à la lecture du troisième chapitre de Céphalophores, chapitre où sont présentées les biographies de David, lequel provoque la victoire de l'Esprit sur la force, préparant ainsi la venue des prophètes; de Jean-Baptiste, cet « homme pluriel dans sa parfaite unicité », que l'on « prend pour Jésus » (1997 : 90); et de Denis l'Aéropagite, qui marche dans le sillage de son « initiateur », saint Paul (1997 : 108). Céphalophores fourmille de doubles. Les biographés forment une communauté.
« Qui dit-on que je suis ? » répète cette fois le Christ (quatrième chapitre), avant et après sa résurrection. Avant sa résurrection parce qu'il voulait « sonder le cœur et l'esprit de celles et ceux qu'il côtoyait » (1997 : 118). Et après car le linceul sur lequel apparaissent les contours de son visage mortifié témoignent de l'énigme de sa double vie : « ``Qui dit-on que je suis ?``, demande muettement l'ombre affleurant le suaire. » (1997 : 134)
La question que nous adressent les céphalophores s'énonce ultimement, chez Germain, sous cette forme : « Vers où suis-je en partance ? » lorsqu'il s'agit de Rodolphe II de Habsbourg (cinquième chapitre). Malgré ses efforts déployés en vue de transcender magiquement sa condition d'être en proie à la finitude, Rodolphe rejoint le rang du commun des mortels pendant l'instant fatidique. En effet, et à l'instar de celles des autres céphalophores, la tête l'empereur se décompose tel un fruit, ou un légume, trop mûr, écrit une Germain inspirée par le peintre Arcimboldo (1997 : 153). Tout en suggérant que la pourriture engendre son contraire; la mort la vie; la décadence (du royaume de Rodolphe), le renouveau; Germain clôt son livre sans fournir de réponse définitive à la question qui, dit-elle, « n'est là que pour » qu'on la « [relance] sans fin » : quand la nuit prendra-t-elle fin aux yeux du guetteur anticipant la venue de l'aube (1997 : 160) ?
Ancrage référentiel : Les récits biographiques de Germain contiennent parfois peu de données factuelles (« De la vie de Jean, il n'est en fait relaté que peu de chose » [1997 : 91]). Soit, l'auteur ponctue son récit consacré à Rodolphe II de Habsbourg d'indications plus précises. Mais l'appartenance de l'empereur à son époque est, au mieux, esquissée : « Cela se passe au siècle de Luther » (1997 : 141); « Cela se passe au siècle de Faust dans le royaume très ambigu d'Habsbourg » (1997 : 146). Quelques assez vagues « cela » et autres déictiques « ambigu[s] » suffisent généralement.
Indice de fiction : L'imagination de l'auteur est sollicitée quand il s'agit de décrire la résurrection du Christ à partir d'un point de vue à caractère transcendantal attentif aux forces cosmiques.
Indices autobiographiques : Aucun.
Rapports vie-œuvre : Trakl brûle d'amour pour sa sœur, Gretl : « Elle fut l'élue entre ses soeurs, Maria et Mina; il fut l'élu entre ses frères, Fritz et Gustav. » (1997 : 52) Cet amour est porté à un haut degré d'incandescence. En témoignent et les vies et les pratiques artistiques de Georg ainsi que de Gretl; nul faux partage, chez Germain, entre celles-ci et celles-là; la musique pratiquée par Gretl ainsi que la poésie de son frère, explique la biographe, manifestent leurs volontés d'obtenir un salut par l'art que ne peut leur offrir un amour défendu.
Thématisation de l'œuvre du biographé : Une même importance est accordée à la vie et à l'œuvre de Trakl. Elles s'engendrent l'une l'autre et sont ici parfaitement réciprocables.
Thématisation de l'œuvre elle-même : Ne s'applique pas.
Rapport entre le texte et le programme de la collection : Aux nombreux énoncés de Germain qui correspondent implicitement à des éléments d'un programme narratif –– écrire l'altérité, décrire le don de soi (comme il est écrit sur le premier rabat de Céphalophores) –– fait bien sûr écho le descriptif du programme de la collection.
Topoï : L'amour, la mémoire, l'altérité, le déclin du monde occidental et sa possible rédemption.
Hybridation : Céphalophores est, pour l'essentiel, un essai. Pas vraiment d'hybridation, donc.
LA LECTURE :
Pacte de lecture : Avis aux incrédules : « Il n'y a pas, écrit Germain au sujet du miracle de la résurrection, à faire violence à son mystère, à s'efforcer de l'ériger en preuve » (1997 : 134). Nous sommes priés de suspendre nos jugements critiques. L'important n'est cependant pas pour Germain de remporter absolument l'adhésion lorsqu'elle célèbre les céphalophores. L'intérêt de son livre consiste plutôt en ces questions, laissées sans réponses, quant à l'avenir de la foi et au pouvoir dévolu à la poésie. Ainsi, Germain invite le lecteur à s'interroger inlassablement.
Remarques générales sur la collection : Les auteurs de « L'un et l'autre » ont l'habitude d'approcher de biais les biographés. De biais au sens où il leur faut transiter par l'Autre pour atteindre l'Un –– par Jean-Baptiste pour aller à Jésus, par Orphée pour rencontrer Trakl, etc.
Lecteur/lectrice : Charles-Philippe Casgrain.