Table des matières
Rapport de recherche en vue de la demande de subvention pour la suite du projet FQRSC (automne 2010)
La démarche générale fut de tracer des lignes de traverse à partir de la matière versée au wiki, en la complétant ou en l’enrichissant par des lectures qu’on aurait écartées ou oubliées.
Axe socio-historique : déterminations institutionnelles, éditoriales et critiques qui structurent le domaine des pratiques narratives (prix, collections, revues, blogues).
Je ne reprendrai pas ici tout ce qui a été répertorié du côté institutionnel. D’une part, l’information se retrouve facilement sur le wiki ; d’autre part, elle apparaît pour beaucoup sous forme de liste dont on tirera difficilement des conclusions solides (du moins pour le temps qui m’était imparti). J’ai préféré m’en tenir à ce que la critique a pu considérer comme déterminant.
* Si les années 1980 sont marquées par la consolidation de l’industrie de l’édition au Québec, il semblerait que les résultats de cette consolidation ne se laisseraient saisir qu’à partir de 1990. La création du Prix Gilles-Corbeil (1990) en serait déjà un signe : accompagné d’une bourse de 100 000$ (la récompense littéraire la plus richement dotée au Canada), il consacre des auteurs déjà reconnus par l’institution (Bordeleau, 1994 :18). Selon les lectures de Pierre-Luc, la loi 51(1981) serait à l’origine de la consolidation du milieu institutionnel ; elle constitue, au dire de la critique, un moment historique :
« Cela dit, et une fois ma lecture terminée [la lecture du livre Les chiffres des mots : portrait économique du livre au Québec de Marc Ménard, paru en 2001], l’élément qui m’a paru le plus significatif dans ce livre est sans doute le constat que la loi 51 votée en 1981 a été un événement historique. Cette loi qui visait à protéger l’industrie du livre de la domination étrangère a littéralement sauvé l’édition québécoise et a permis à toutes les parties d’y gagner au change, particulièrement les libraires qui, soulagés de la concurrence déloyale que leur livraient les grands éditeurs étrangers, ont pu reprendre leur place d’intermédiaire entre l’éditeur et les institutions publiques qui s’approvisionnent en livres. » (Vanasse, 2001 : 6)
En dépit de cette loi votée en 1981, il faut attendre la fin des années 1980 avant que l’édition connaisse un boom spectaculaire. Entre 1989 et 1999, le nombre de romans publiés a doublé, passant de 212 à 462 (Vanasse, 2001 : 5), tandis que « les ventes de livres québécois ont connu une hausse vertigineuse puisqu’elles sont passées de 5% du chiffre global des ventes au début des années soixante pour atteindre actuellement [en 2001] 43% du marché total du livre (dont 35% pour la littérature générale et 60% pour le marché scolaire) » (Vanasse, 2001 : 5).
Si, pour Biron, Dumont et Nardout-Lafarge (2007 : 592), la baisse du nombre de recueils de nouvelles à partir de 1995 est due à un marché saturé et peu rentable, on peut aussi voir dans la popularité du roman une cause de cette diminution. Les maisons d’édition comme XYZ et L’Instant même doivent se diversifier en s’ouvrant à d’autres genres littéraires – surtout le roman (Audet et Bissonnette, 2004 : 26).
De façon plus précise, voire plus alarmante, Vanasse relevait, dans un précédent éditorial, les chiffres suivants sur la publication des romans : - 1980-1995 : environ 250 romans publiés par année ; - 1996 : environ 350 romans publiés, pour une augmentation de 40%. Le nombre de lecteurs n’ayant pas augmenté depuis 1960, il en résulte une diminution des ventes en proportion. La raison de cette hausse est que les maisons d’édition littéraire se sont multipliées – une quinzaine dans la décennie 1990. On remarque alors que les écrivains passent plus aisément d’une maison à l’autre. (Vanasse, 2000 : 5)
[Note : Vanasse parle même d’une « fragmentation » du marché, faisant ainsi écho à la fragmentation que l’on reconnaît généralement aux œuvres littéraires contemporaines. L’éclatement, l’hétérogénéité semble relever aussi bien de la pratique littéraire que de la pratique institutionnelle. Peut-être est-ce là une piste intéressante, qui rejoint également l’idée que des relations étroites se nouent entre fiction et critique (j’y reviendrai).]
Sur cette hausse des maisons d’édition, Bordeleau (2001 : 13-16) mentionne la création de plusieurs d’entre elles au milieu des années 1990 : les Éditions Trois-Pistoles (1995), Docteur Sax (1995), Lanctôt (1995), Dramaturges Éditeurs (1996), Robert Soulières (1996), Alire (1996), Varia (1997), Planète rebelle (1997), les Écrits des Hautes-Terres (1998), Trait d’union (1999), l’Effet Pourpre (maintenant disparu) (1999), Point de fuite (2000) et Les Allusifs (2001).
* À cette effervescence du milieu littéraire répond toutefois la réforme du programme de l’enseignement collégial en 1994, laquelle accuse une perte d’importance de la littérature québécoise dans l’enseignement :
- 1990-1994 : 47.2% (littérature québécoise enseignée)
- 1994-1995 : 21.2%
- 1994-1996 : 32.6%
- Peu de place aux auteurs contemporains
S’il est vrai que l’enseignement du français à ce niveau scolaire signifie le développement d’habitudes culturelles, on peut penser « que cette orientation aura des conséquences sur la diffusion et sur la réception des œuvres franco-québécoises et, plus largement, sur la vie culturelle. Il faut noter surtout le désengagement socio-culturel qui en est peut-être à l’origine mais surtout qui en résultera » (Roy, 1996 : 6). Certes, les chiffres avancés par Vanasse contredisent a priori la crainte de Roy (43% du marché revient au livre québécois en 2001). Mais, en dépit de la création de plusieurs maisons d’édition dans la deuxième moitié des années 1990, l’Observatoire de la culture et des communications du Québec souligne que l’édition québécoise a effectivement subi une période d’inertie entre 1994 et 2002 :
« Il ressort de cette analyse [l’État des lieux du livre et des bibliothèques de 2004] que l’édition québécoise se caractérise par une évolution très rapide entre 1972 et 1994, suivie d’une période de stagnation qui s’étend de 1994 à 2002. Cette inertie serait surtout attribuable à la diminution de l’activité éditoriale des gouvernements et des établissements d’enseignement » (Observatoire de la culture et des communications, 2004 : 16).
Il en ressort que, derrière l’apparente effervescence des années 1990, la situation des éditeurs québécois se détériore à partir de 1995.
* Enfin, dans un tout autre ordre d’idées, on peut noter que la relève littéraire subit un certain changement dans les années 1990. En 1994, le Salon du livre de Québec modifie la vocation de ses prix, dont le Robert-Cliche, remplacé par le Prix littéraire Desjardins. Seuls les livres déjà publiés – au lieu des manuscrits inédits – peuvent désormais être primés. Or, le Robert-Cliche était reconnu comme LE prix de la relève du roman québécois, à l’origine de belles carrières. Le directeur du SLQ se défend :
« L’édition québécoise intègre maintenant beaucoup plus facilement la relève et plusieurs auteurs d’une premier roman envoient leur manuscrit à un éditeur au lieu de le réserver pour le Robert-Cliche ; aussi a-t-on vu la qualité des manuscrits baisser d’année en année. […] La vraie relève, ce ne sont pas nécessairement des auteurs d’un premier livre. Ce sont plutôt des auteurs qui ont peu publié, mais qui ont déjà obtenu la sanction de comités de lecture et du public – qui ont donc prouvé qu’ils avaient des chances de rester. » (cité dans Bordeleau, 1994 : 19)
Sans doute peut-on y voir une évolution de l’édition québécoise, dont le pouvoir semble plus fort (au moins en termes de ventes et de légitimité) que les prix littéraires.
* Le domaine du blogue reste à explorer…
Sources :
René Audet et Thierry Bissonnette (2004), « Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie », dans René Audet et Andrée Mercier (dir.), La narrativité contemporaine au Québec. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, p. 15-43.
Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge (2007), Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal.
Francine Bordeleau (1994), « Les prix littéraires : l’ère du soupçon », Lettres québécoises, n° 75 (automne), p. 18-21.
Francine Bordeleau (2001), « Le nouveau souffle de l’édition », n° 103 (automne), p. 13-16.
Pierre-Luc Landry – wiki ☺ (une bonne partie de l’info est tirée de son travail, lequel peut s’appuyer aussi sur d’autres sources que celles citées ici).
Observatoire de la culture et des communications du Québec (2004),
Max Roy (1996), « Enseignement collégial, littérature québécoise et théâtre au Québec », étude réalisée pour le compte de l’UNEQ, l’ANEL, Le conseil québécois du théâtre, le CAD et l’AQPF, Montréal.
André Vanasse (2000), « Trop de romans ? », Lettres québécoises, n° 97 (printemps), p. 5-6.
André Vanasse (2001), « Portrait de l’industrie du livre », Lettres québécoises, n° 103 (automne), p. 5.
Axe poétique : les formes narratives actuelles, par le biais d’approches centrées sur les pratiques discursives, médiatiques et génériques.
Lorsque les ouvrages critiques publiés à partir de la fin des années 1990 prennent la peine de situer le contemporain à l’aube des années 1980, ils conçoivent la période comme un tout homogène et unifié – non pas en termes de pratiques (au contraire), mais en termes temporels. Les années 1990 et les années 2000 ne sont donc généralement pas traitées à part des années 1980, de sorte qu’on aura de la difficulté à relever ce que les années 1990 amènent de « nouveau », à moins d’aller lire les œuvres elles-mêmes ou, peut-être, de parcourir avec attention la réception critique de ces œuvres (dans Voix et images, notamment).
Bref, à moins d’une mention d’un trait poétique rattaché explicitement à la décennie 1990 – trait poétique reconnu par plus d’un, par souci de pertinence –, je n’ai pas retenu les caractéristiques qui dominent généralement la période contemporaine. Aussi, puisque peu sinon aucun ne se prononçait ouvertement sur la décennie 1990, la plupart des points soulevés ici doivent être considérés moins comme des faits que comme des intuitions.
* Si les années 1980 ont vu la naissance de nouvelles tendances – thématiques, narratives, mêmes sociales – que l’on a associées au contemporain, leur apparition semble avoir causé des réactions, sinon des conflits dans le milieu littéraire. Or, les années 1990 profitent d’une certaine distance qui tend à permettre la réconciliation des polarités introduites par la « nouveauté » dans les années 1980 – du moins y travaillerait-on. Il s’agit là d’une hypothèse inspirée par ces faits :
[Note à propos de la « réconciliation des polarités » : Sans doute peut-on aussi parler, en d’autres mots, de mélange diffus, de porosité, de disparition de frontières nettes… expressions que l’on retrouve fréquemment dans le discours critique. Parler de « réconciliation » a l’avantage, à mon sens, de considérer le changement non pas comme une perte mais comme un gain.]
1- Gilles Dupuis (2006) situe l’apparition des écritures migrantes dans les années 1980, en rappelant que cet avènement a conduit à une division nette avec les partisans nationalistes. Dans la décennie suivante, il remarque cependant une « nouvelle tendance qui semblait vouloir surmonter la division survenue entre les deux courants, national et migrant, de la littérature québécoise contemporaine. Au moment même où certains écrivains migrants aspiraient à entrer dans le canon littéraire, en s’inspirant d’œuvres classiques de la littérature québécoise ou canadienne-française, des écrivains natifs du Québec cherchaient à renouveler leur pratique de la littérature au contact des écrivains migrants » (Dupuis, 2006 : 282). D’où l’étiquette inventée : les écritures transmigrantes, qui redéfinissent le champ de la littérature québécoise. Loin de recréer le mythe des deux solitudes ou d’en introduire une troisième, « la transmigrance permet […] d’envisager une forme nouvelle de solidarité dans l’altérité. Tendance encore marginale, elle tend à s’enrichir depuis les années 2000 » (283).
2- Noël Audet envisage une réconciliation du savant et du populaire : « Je dirais en conclusion qu’on ne peut guère douter de la fragmentation du corpus littéraire québécois contemporain [des années 1980] en ces diverses ‘‘écoles’’ d’écriture. Pour ma part je demeure toujours perplexe devant les deux derniers courants de notre littérature [qu’il a identifiés auparavant], le savant et le populaire, parce que je n’ai pas de proposition simple pour les réconcilier. Je rêve d’auteurs qui soient à la fois dans l’écriture optimale et dans le succès public » (Audet, 1994 : 47).
On peut se demander si les années 1990-2000 ne parviennent pas justement à réconcilier ces deux tendances (les années 1990 y travailleraient avec quelques succès, les années 2000 en récolteraient plus largement le fruit ?). Je pense, entre autres, à l’œuvre de Dickner et à celle de Soucy : certains y liront simplement une histoire, d’autres y trouveront de multiples réseaux de sens, sans que l’une ou l’autre des lectures ne soit pour autant réductrice ou déficitaire.
Stéphan Gibeault semble confirmer cette intuition : « À l’éclosion remarquable de l’art romanesque au cours du XXe siècle a fait suite une guerre de tranchées entre le roman intellectuel et esthétique et le roman populaire ou de masse. Le roman d’aujourd’hui, quant à lui, semble plutôt unir ces deux types de fictions » (Gibeault, 2005 : 7).
Cela dit, le roman dont il est question ici n’est pas exclusivement québécois, Gibeault présentant un dossier qui s’attarde aux productions québécoises, françaises, états-uniennes, belges, etc….
[Note : Je reviendrai plus loin sur cette intégration de la littérature québécoise à la littérature universelle.]
3- Rapprochement entre la critique et la création.
[Note : Caractéristique qui relèverait également de l’axe théorique. On verra d’ailleurs que certains traits poétiques associés au roman se retrouveront également du côté de la pratique de la critique. Il resterait à savoir si le mouvement est simultané et parallèle ou si c’est le roman qui a influencé la posture critique…]
La question de la postmodernité a suscité le grand débat de la décennie 1990. La critique plus profondément postmoderne a assimilé certaines caractéristiques présentes dans les œuvres qu’elle étudie – ce que Robert Dion et Frances Fortier ont nommé ailleurs « l’esthétisation de la parole » [Études françaises, 36, 1 [hiver 2000], p. 165-177]. « Cette esthétisation se signale d’abord par le détournement d’un pacte critique habituellement fondée sur des rapports régulés entre sujet et objet, critique et lecteur, œuvre et commentaire » (Dion, 2002 : 414). Il en résulte des distorsions importantes : « insertions fictionnelles dans le commentaire, juxtaposition du théorique et du biographique, mise en scène d’un sujet fragmenté, contestation des résultats obtenus, abolition de la distance, entre autres stylistique, entre la parole du critique et celle du créateur, ludisme, etc » (Dion, 2002 : 414). Cela mine le contrat de lecture sérieux.
Or, ainsi que je l’avais souligné dans l’article paru dans Enjeux du contemporain, « d’étroites relations semblent aujourd’hui se tisser entre la création et la critique : un même attachement au détail, une même attitude nostalgique et endeuillée et, d’un tout autre ordre, la fictionnalisation de l’acte critique dont fait état Dion [dans La fiction critique, 1997]. À cet effet d’ailleurs, pourrait-on concevoir que le discours qui s’occupe de littérature contemporaine et qui, on l’a vu, se fait plutôt rare, se trouve là où on ne l’attend guère, c’est-à-dire dans une partie des fictions récentes? » (Asselin, 2009 : 38). Cela rejoint en partie les conclusions de Dion sur les aspects non narratifs du roman québécois des décennies 1980 et 1990 (2004 : 137-171).
[Note : On voit ainsi que cette présence critique n’apparaît pas dans la décennie 1990 mais, ainsi que je le précisais, je postule que ce qui pouvait s’opposer dans les années 1980 tend à la réconciliation dans la décennie suivante, c’est-à-dire qu’on assisterait à une intégration, une cohabitation plus harmonieuse d’éléments de nature diverse. Encore faudrait-il voir si ce n’est pas l’horizon d’attente de la critique qui se serait adapté aux nouvelles propositions des années 1980 (on voit combien mon hypothèse demeure une intuition fragile, d’autant qu’on prétend beaucoup plus à l’éclatement qu’à l’harmonie dans ces années-là). Je continue néanmoins de croire qu’il y a quelque chose de cet ordre-là.]
* À lire plusieurs ouvrages critiques, on relève que la littérature contemporaine tend de plus en plus vers l’universalité. On le voit notamment avec Lamontagne (2004), dont les analyses s’arrêtent en 1993. Après, il constate que l’intertextualité québécoise est moins présente dans la littérature d’ici (et, par ailleurs, que l’intertextualité en général est moins élaborée).
« Les quelques œuvres précitées [Lise Tremblay, L’hiver de force, 1990 ; Pierre Gobeil, La mort de Marlon Brando, 1989 ; Mari-Sissi Labrèche, La brèche, 2002 ; Rober Racine, Le mal de Vienne, 1992] ne présentent pas la même continuité, voire la même cohérence dans la rupture que le roman québécois dont j’ai interprété les intertextualités sur près d’un quart de siècle. Sans doute sommes-nous déjà dans cette phase catastrophique dont Pierre Nepveu prédisait l’avènement dans l’Écologie du réel, c’est-à-dire une littérature ‘post-québécoise’ où il conviendrait d’inscrire les noms de Ying Chen, Hélène Monette et Gaétan Soucy. […] l’on pourrait interpréter l’intertextualité des nouvelles écritures dans le sens d’un travail de deuil et de remémoration » (Lamontagne, 2004 : 257).
Jean-François Chassay abonde dans le même sens, en renvoyant aux romans Le mal de Vienne (Racine, 1992), Avant d’oublier (Lise Lacasse, 1992) et Guanahani (Louis Lefebvre, 1992) :
« Si de nombreux textes de fiction récents posent sur le Québec un regard qui vient d’ailleurs, on note parallèlement à cela – et peut-être est-ce partiellement un effet des précédents – un nombre important de romans qui vont chercher ailleurs le sujet même de leur narration, et qui se situent dans des espaces-temps de plus en plus hétérogènes. […] Peut-être y a-t-il ici les traces d’un nouveau courant en train de se dessiner et dont on pourrait sans doute trouver de multiples exemples dans la production des dernières années » (Chassay, 1993 : 394-395, 400).
[Note : Reste à savoir si les années 1980 sont incluses dans ces « dernières années »…]
Les traits poétiques qui suivent sont d’ordre plus ponctuel. Il est difficile de déterminer s’ils s’imposent surtout dans les années 1990, mais le discours critique semble le laisser croire en tirant leurs conclusions d’œuvres de cette décennie. J’ai donc préféré en considérer quelques-uns, ne serait-ce que pour enrichir la matière de l’axe poétique (au besoin).
* Pierre Hébert observe une évolution dans le récit de soi, qui s’est posé de diverses manières dans le roman québécois depuis ses origines. Dans Deux semaines en septembre (André Girard, 1991), La danse éternelle (Roger Fournier, 1991) et La jeune femme et la pornographie (Roger Des Roches, 1991) – et, plus généralement, dans un certain nombre d’œuvres récentes –, il remarque que l’affirmation de soi « ne se fait plus par rapport aux normes collectives ou à une quête sociale. Tout au contraire : nombreux sont les personnages qui, pour (re)trouver leur moi, accomplissent un parcours qui ne se pose pas par opposition, mais par décrochage. On ne compte plus les personnages en état de crise : ils prennent conscience que, à quelque part, ils ont dévié de leur idéal et qu’il [sic] se sont confinés à répondre aux attentes du social. Ils ont bien joué leur rôle, ils ont bien fonctionné ; mais leur moi ‘véritable’, celui qu’ils ont abandonné sur le bord du chemin, finit par les rattraper » (Hébert, 1992 : 325).
François Ouellet (1993) relève également le thème central de l’identité (et son corollaire, l’altérité [Note : Rejoint, au moins en partie, l’idée d’universalité énoncée précédemment et celle d’écriture transmigrante…]) chez la génération d’écrivains nés autour de 1960 et qui publient leur premier roman autour de 1990. Ce thème, traité de façon personnelle (problèmes amoureux, amicaux, familiaux), est exacerbé par le discours social sur fond de crise institutionnelle et de débat linguistique. La jeune génération écrit ainsi très majoritairement un roman du ‘moi’, à la fois selon son mode d’énonciation (je) et en fonction d’une sorte d’autodéification de l’individu. Les hommes s’attardent surtout au rapport au père et à l’autorité (Louis Hamelin, Emmanuel Aquin, Mistral, Chassay), tandis que les femmes s’occupent plutôt d’enfance, d’amour et de rapport à la mère (Lise Tremblay, Élise Turcotte).
* Le rapport au temps semble également déterminant. Martine-Emmanuelle Lapointe avance que le fantasme de la sortie du temps hanterait le roman contemporain, sans pourtant en constituer le sujet central. « Il s’oppose généralement aux babillages et aux bavardages ambiants, rompant ainsi avec l’ethos contemporain qui semble de plus en plus indissociable de la spectacularisation de l’individu » (Lapointe, 2009 : 127). [Note : Elle renvoie ainsi à des romans des années 2000 (Ying Chen, Jean Barbe), mais l’article de Xanthos dont il est ensuite question laisse supposer que c’était déjà présent dans les années 1990 (mais il ne se prononce pas sur 1980).] Xanthos en arrive pour sa part à des conclusions légèrement différentes, à partir de la figure de l’énigme : s’il y a bien un refus du présent et une fuite du futur, c’est en raison d’un passé qui ne cesse de ressurgir dans le présent, hypothéquant l’avenir (Xanthos, 2008).
Sources :
Viviane Asselin (2009), « Fuites. Prosopopée de la recherche sur le roman québécois contemporain », dans René Audet [dir.], Enjeux du contemporain. Études sur la littérature actuelle, Québec, Nota bene (Contemporanéités : 1), p. 21-47.
Noël Audet (1994), « Tendances actuelles du roman québécois », Lettres et cultures de langue française, n° 20, p. 36-48.
Jean-François Chassay (1993), « Voir ailleurs si j’y suis », Voix et images, XVIII, n° 2 (53 – hiver), p. 394-400.
Robert Dion (1997), La fiction critique, Québec, Nota bene.
Robert Dion (2002), « La critique littéraire », dans Denise Lemieux [dir.], Traité de la culture, Québec, Presses de l’Université Laval / éditions de l’IQRC, p. 403-421.
Robert Dion (2004), « Aspects non narratifs du roman québécois des décennies 1980 et 1990 (Bessette, Robin, Martel, Micone, Monette) », dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, p. 137-171.
Gilles Dupuis (2006), « Les écritures transmigrantes : l’impact des écritures migrantes sur la littérature québécoise contemporaine », dans Michel Venne et Myriam Fahmy [dir.], L’annuaire du Québec 2007. Le Québec, en panne ou en marche ?, Saint-Laurent, Fides, p. 282-283.
Stéphan Gibeault (2005), « L’art du roman aujourd’hui », Spirale, n° 201 (mars-avril), p. 7.
Pierre Hébert (1992), « Qu’est-ce qu’une femme en noir, un projet de film et des portraits pornographiques ont en commun ? », Voix et images, XVII, n° 2 (50 – hiver), p. 324-332.
André Lamontagne (2004), Le roman québécois contemporain. Les voix sous les mots, Montréal, Fides (Nouvelles études québécoises).
Martine-Emmanuelle Lapointe (2009), « Disparaître », Voix et images, XXXIV, n° 3 (102 – printemps – été), p. 124-128.
François Ouellet (1993), « Romans de l’identité. La nouvelle génération », Nuit blanche, 53 (septembre-novembre), p. 44-53.
Nicolas Xanthos, « Fiction du contemporain : d’une structure énigmatique et de sa pensée du temps » dans Marie-Christine Weidmann Koop [dir.], Le Québec à l'aube du nouveau millénaire : entre tradition et modernité, Québec, PUL, 2008, p. 325-334.
Axe théorique : l’effet des nouvelles pratiques sur la théorie du récit ou encore les problématiques théoriques associées aux pratiques narratives actuelles.
* Il semble que ce qui marque essentiellement les années 1990 dans le domaine critique, c’est l’héritage de Pierre Nepveu et de l’Écologie du réel et qui se traduit notamment par une posture plus universelle [Note : Accompagnant, par le fait même, le mouvement d’ouverture du roman québécois.]. Manon note à propos du collectif d’Audet et Mercier (2004) que le contemporain est défini en fonction de ses apports sur le plan formel (ici la narrativité) ; on ne compare pas les œuvres actuelles avec des œuvres antérieures pour voir en quoi elles sont innovantes, mais bien comment elles jouent d’un concept applicable à l’ensemble de la littérature. On pourrait en dire autant de l’ouvrage de Paterson (1990 [1993]), lequel tente d’inscrire le postmoderne québécois dans l’ensemble de la littérature postmoderne – en ayant recours, par le fait même, aux théories postmodernes générales. La littérature québécoise se penserait donc de moins en moins en termes de « national » qu’en termes de « contemporain » ; à ce titre, elle atteint un certain degré d’universalité.
* Je ne saurais prétendre qu’il s’agit là d’une conséquence directe, mais on notera qu’à la même époque où le genre romanesque domine massivement, le discours critique tend à se narrativiser (comme il a déjà été dit). Si Audet et Bissonnette parle d’une « tendance narrativisante » dans les années 1990 à propos d’un recueil qui tend de plus en plus vers le roman (Audet et Bissonnette, 2004 : 26), on pourrait donner entre autres comme raison à l’esthétisation de la parole dont parlent Dion et Fortier cette même tentation pour un genre qui s’impose.
* Dans un article sur la critique littéraire, Robert Dion tente d’en dresser l’historique et les moments forts, dont ceux de la décennie 1990 :
- Il remarque que la sociocritique connaît d’importants développements, notamment avec l’essor de la sociologie de l’institution littéraire : « Au moment même où elle s’institutionnalise elle-même, la critique se met à s’interroger sur l’institution » (Dion, 2002 : 412). On note ainsi une prolifération des bilans de la critique à la charnière des décennies 1980 et 1990.
- Au fil des années, la critique perd de son prestige devant l’essor de la recherche. Pourtant, la position dominante de celle-ci est mise en péril dès le début des années 1990, « alors que les difficultés économiques que connaissent le Québec et le Canada entraînent une réduction du soutien financier aux grandes équipes. Le ‘retour du sujet’ et la réintroduction du contexte social […] ajoutent un bémol à l’euphorie positiviste, questionnant la pertinence du modèle de la recherche scientifique appliqué à un domaine aussi divers et imprévisible que la littérature » (413).
- Il apparaît que la critique des années 1990 se distingue par une liberté de pratique, dont l’esthétisation de la parole est un exemple. « Sceptique et syncrétique, caractérisée davantage par une accumulation des strates théoriques et méthodologiques que par un souci de classer et de distinguer, éclectique sans complexes, la critique de la décennie 1990 permet toutes les pratiques et tous les amalgames, toutes les postures et toutes les poses. En conséquence la période ne présente pas de profil critique bien distinct : one ne peut affirmer que les années 1990 ont été ceci ou cela [1960 : thématique ; 1970 : structuraliste] » (414). [Note, à propos de la phrase « En conséquence la période ne présente pas de profil critique bien distinct » : Un constat qui s’applique aussi à la production littéraire contemporaine, au dire de la critique. Je me demande : d’ordinaire, la critique explique la difficulté d’aborder la littérature contemporaine du fait de son hétérogénéité, qui gêne le geste d’étiqueter. Peut-on envisager l’inverse ? Que ce serait l’hétérogénéité des postures critiques qui influenceraient la perception de la production littéraire ?]
- Enfin, Dion postule que l’originalité de la décennie 1990 (bien qu’il s’agisse d’un mouvement amorcé dans les années 1980) résiderait dans l’ « apparition de nouveaux objets d’étude, objets au sein desquels la spécificité du littéraire […] paraît parfois se dissoudre » (414-415). Parmi ces objets d’étude qui débordent du littéraire, il nomme les gay et les cultural studies, le discours social, l’imaginaire urbain, les écritures migrantes, l’américanité. Cela dit, tous ces objets d’étude ont en commun de converger vers la problématique de l’identitaire, laquelle s’ouvre, dans les années 1990, à l’altérité – linguistique, sexuelle, ethnique, culturelle.
* Signe d’une posture plus universelle par rapport à la littérature québécoise, Sylvie Bérard fait le point sur la narratologie à l’ère contemporaine, ne distinguant pas le corpus québécois parmi l’ensemble d’une littérature qui pose problème aux théories structuralistes : « Le structuralisme, la narratologie donnaient aux analystes le sentiment d’avoir réussi à cerner le roman, mais il semble bien que chaque nouvelle percée théorique soit vouée à être absorbée par les pratiques d’écriture ou récupérée dans des formes limites telles que l’autofiction ou la métafiction » (Bérard, 2004 : 46). Elle précise que la narratologie est devenue de moins en moins populaire après 1985, sous le coup d’œuvres peu narratives, peu linéaires. On assiste alors au développement de travaux qui prennent en compte la nature discursive du récit, notamment à la faveur des travaux de Genette.
* Richard Dubois (1997) s’en prend aux étiquettes inventées par d’autres pour catégoriser certaines pratiques contemporaines, dont celles des « romanciers de la désespérance » (Boivin) et de « jeune littérature québécoise ». Il remet en question tout qualificatif à prétention universelle et globalisante.
On peut ainsi se demander si cette hétérogénéité jugée irréductible par plusieurs dans la littérature québécoise contemporaine n’est pas la « faute » d’une critique qui refuse ou qui craint de tracer des ensembles cohérents – en cela représentatif de ce rejet des récits totalisants qui, semble-t-il, caractérise la période contemporaine.
* Pour les problématiques théoriques associées aux pratiques narratives actuelles, il faudrait consulter la bibliographie des ouvrages dépouillés qui figure sur le wiki. Je ne la reproduis pas ici : d’une part par manque de temps ; d’autre part par crainte de n’en tirer du reste aucune conclusion solide, Dion ayant postulé qu’aucune posture critique ne semblait dominer la critique des années 1990. Puisque c’est le seul point qu’il me reste à explorer davantage pour la demande de subvention, je pourrais le faire d’ici la fin de l’été si on le souhaite.
Sources :
René Audet et Thierry Bissonnette (2004), « Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie », dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, p. 15-43.
Sylvie Bérard, « Des romans gigognes en expansion vers leur point de fuite : une narrativité québécoise au féminin », dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, p. 45-84.
Robert Dion (2002), « La critique littéraire », dans Denise Lemieux [dir.], Traité de la culture, Québec, Presses de l’Université Laval / éditions de l’IQRC, p. 403-421.
Richard Dubois (1997), « Témoins ou prophètes ? Les jeunes romanciers québécois », Québec français, 105 (printemps), p. 70-73.
Janet Paterson (1990 [1993]), Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa.