Table des matières
Rapport de recherche pour le projet « Narrativités contemporaines françaises et québécoises » 26 juin 2008
Viviane Asselin (pour René Audet)
Méthodologie, étapes et résultats de travail:
Il est plutôt étonnant de constater que le discours critique français, a priori frileux à l’idée de considérer la production actuelle, ne travaille pas moins depuis quelques années à l’élaboration d’un panorama étoffé des enjeux esthétiques du narratif. Au contraire, si l’institution québécoise ne met aucunement en doute la légitimité de l’étude du contemporain, la critique ne montre toutefois pas autant d’empressement, voire de curiosité ou d’audace, à cartographier l’état présent – ou les états présents – du roman. De telle sorte que ma tâche, qui consistait à repérer dans le discours critique québécois les tendances, les courants, les mouvements et les pratiques communes qui semblent se dessiner depuis 1990 dans le corpus narratif, m’est apparue dans un premier temps réduite par la quasi-absence de regards d’ensemble et de rétrospectives qui osent catégoriser une production qui, par son hétérogénéité, résiste à toute saisie globale. Si certains se lancent néanmoins dans une telle entreprise, ils se contentent pour beaucoup d’identifier les thèmes récurrents (Dorion, 1997 ; Greif et Ouellet, 2000), ce qui diminue d’autant plus la masse d’informations utiles pour « déceler les traits esthétiques et poétiques qui caractérisent les œuvres identifiées comme contemporaines », suivant les termes du programme de recherche. Dans le registre bien maigre des ouvrages généraux, la contribution la plus substantielle et la plus déterminante pour les objectifs de ce projet est celle, très récente, de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge (2007). Les auteurs établissent six phénomènes narratifs majeurs, qui trouvent toutefois à se décliner en de multiples nuances : les best-sellers ou « nouvelle fiction québécoise », l’écriture migrante, le roman en mode mineur ou « minimaliste », les romans baroques ou hyperréalistes, la fiction intimiste ou « nouvelle subjectivité » et les fictions de soi.
J’ai ensuite poursuivi mes lectures du côté des études plus ponctuelles, celles qui retiennent et approfondissent un aspect du contemporain. Sans nécessairement y retrouver les mêmes catégories ou les mêmes expressions pour désigner une forme nouvelle (ou modulée) de la narrativité – quoique la chose soit fréquente –, il reste qu’on n’y relève pas moins les mêmes pratiques dans l’ensemble, mais certes mieux définies. Au roman en mode mineur ou « minimaliste » correspond ainsi l’infime, le rien, l’accessoire, l’anodin, le banal, le dérisoire, l’insignifiant, le minuscule, le bref (Décarie, Faivre-Duboz et Trudel, 2003 ; Poirier et Vaillancourt, 2000). À l’hétérogénéité se substituent le métissage, l’hybridation / l’hybride, la pluralité, le décloisonnement – générique, énonciatif, identitaire (Dion, Fortier et Haghebaert, 2001 ; Paterson, 2004 ; Simon, L’Hérault, Schwartzwald et Nouss, 1991). Nécessairement, il arrive que des étiquettes concernent et chevauchent plusieurs pratiques. Les romans discontinus, par exemple (Clément, dans Audet et Mercier, 2004) peuvent aussi bien regrouper des « fictions intimistes » que des « romans baroques » et des « romans minimalistes ». On le voit, un tel exercice semble surtout exiger un immense vocabulaire synonymique qui, par là même, rend parfois difficile le travail d’y reconnaître les esthétiques communes, en deçà des dérives terminologiques.
C’est le problème que pose tout particulièrement la réception critique plus ou moins immédiate (Le Devoir [2000-2008], Voix et images [1995-2007], Lettres québécoises [2000-2007]), laquelle s’amuse à multiplier les expressions sans nécessairement – voire rarement – les justifier ou les expliquer. Aussi dénote-t-on une utilisation presque indifférente des expressions « récit de soi », « autofiction » (Biron, Voix et images, hiver 2005) et même « bildungroman contemporain » (Fortier, Voix et images, hiver 2007) pour désigner un même type d’œuvre. Mais, là encore, en dépit d’une hétérogénéité irréductible de la production – qui semble même contaminer le geste de nomination de la critique –, on retrouve étonnamment les mêmes singularités narratives : récit fragmenté, mélange ou indétermination générique, intertextualité, intermédialité (discours sur la peinture, la musique), interdisciplinarité (présence d’un discours philosophique, par exemple), autoréflexivité, intrigue absente, ténue ou banale, multiplication des fils narratifs et/ou des voix narratives et/ou des points de vue, usage de différentes stratégies pour assouplir les frontières strictes du réel et favoriser l’ambiguïté entre réel / imaginaire, entre vérité / mensonge… Voilà, pour l’essentiel, ce que relève la critique immédiate dans le corpus québécois contemporain, tantôt avec enthousiasme, tantôt avec ennui.
Trois constats se dégagent de ces lectures – trois lieux communs, en fait. D’abord, les chercheurs qui s’emploient à cartographier le paysage romanesque contemporain (à grande ou à petite échelle) mettent d’emblée de l’avant le pluralisme irréductible de la production, qui rend dès lors difficile, voire incertaine et réductrice toute entreprise de classification – à laquelle ils ne se prêtent pas moins, mais sous toutes réserves. Ensuite, le geste de nomination de la critique québécoise s’inspire pour beaucoup des efforts français. Aussi retrouve-t-on les étiquettes « récits de filiation », « autofiction », « minimalisme » – quoique celui-ci serait différent du minimalisme français (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007)–, « narration impassible »…, sans préciser si ces catégories témoignent des mêmes enjeux. Certains chercheurs proposent tout de même leur propre exercice terminologique. Caroline Dupont (2006), entre autres, préfère à l’ « essai-fiction » (Viart, 2001) et à la « fiction d’auteur » (Dubel et Rabau, 2001) l’expression « biographie imaginaire (ou fictive) d’écrivain ». Jacques Allard (1997), pour sa part, désigne comme « roman mauve » toute œuvre méditative, intimiste et crépusculaire. Enfin, il arrive également que les critiques reprennent le nom de catégories antérieures, auxquelles elles ajoutent l’adjectif « contemporain » pour en marquer la différence et la nouveauté (« roman familial contemporain », par exemple). Cela pourrait s’expliquer au moins en partie par l’aveu que le phénomène observé n’est pas nouveau, mais qu’il connaît une effervescence certaine à l’époque contemporaine. D’ailleurs, on remarque que, dans l’ensemble du discours critique sur le corpus actuel, on parle plus volontiers d’un usage modulé que d’une stratégie radicalement nouvelle.
Bibliographie
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