Giorgio Agamben (2008), Qu’est-ce que le contemporain?, Paris, Payot Rivages
(Fiche de lecture)
Très court texte divisé en 7 points. Il s’agit du texte d’introduction à un séminaire sur le contemporain, au seuil duquel Agamben pose la question : « De qui et de quoi sommes-nous les contemporains? Et, avant tout, qu’est-ce que cela signifie, être contemporains? » Le terme « contemporain » est donc entendu ici comme caractéristique ou adjectif d’un individu (caractéristique ou adjectif qu’il ne peut pas vraiment s’attribuer lui-même). C’est cela que l’auteur tente de définir. On pourra également retenir quelques descriptions de la « contemporanéité ».
1. Programme du séminaire : lecture de textes dont il faudra devenir « les contemporains »; 1ère proposition, tirée des exemples de Barthes et de Nietzsche, le contemporain serait l’inactuel : « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifient naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu’il soit un nostalgique qui se reconnaît mieux dans l’Athènes de Périclès ou le Paris de Robespierre ou du marquis de Sade que dans la ville ou dans le temps où il lui a été donné de vivre. Un homme intelligent peut haïr son époque, mais il sait en tout cas qu’il lui appartient irrévocablement. Il sait qu’il ne peut lui échapper. La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. » (10-11, souligné dans le texte)
2. Analyse d’un poème du russe Ossip Mandelstam, « Le siècle », paru en 1923, où le poète fait apparaître le choc de « deux siècles » qui, selon Agamben, renvoie d’une part au XIXe siècle mais aussi au temps d’une vie singulière.
3. À la question « Que voit celui de son temps? », l’auteur propose une deuxième définition du contemporain : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. » (19-20) Il définit ensuite ce qu’il entend par « percevoir l’obscurité » en empruntant à la neurophysiologie qui prouve que l’obscurité est le résultat d’un travail cellulaire de l’œil – et donc n’est pas passif : « Cela signifie, pour rejoindre […] notre thèse sur l’obscurité de la contemporanéité, que percevoir cette obscurité n’est pas une forme d’inertie ou de passivité : cela suppose une activité et une capacité particulières, qui reviennent dans ce cas à neutraliser les lumières dont l’époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres, l’obscurité singulière, laquelle n’est pas pour autant séparable de sa clarté. Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part d’ombre, leur sombre intimité. » (21) « […] le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau des ténèbres qui provient de son temps. » (22)
4. Agamben pose ici un parallèle entre le contemporain et les ténèbres du ciel et de l’univers, telles qu’expliquées par l’astrophysique contemporaine, comme une lumière des autres galaxies – lumière qui cherche à nous rejoindre mais ne le peut pas car les systèmes s’éloignent de nous plus rapidement : « Percevoir dans l’obscurité du présent cette obscurité qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas, c’est cela, être contemporains. C’est bien pourquoi les contemporains sont rares. C’est également pourquoi, être contemporain, est avant tout une affaire de courage : parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. Ou encore : être ponctuels à un rendez-vous qu’on ne peut manquer. » (24-25) Le présent serait lointain et ne pourrait pas nous rejoindre; il serait quelque chose qui travaille le temps chronologique et est travaillé par lui. « Et cette urgence, c’est l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un “trop tôt” qui est aussi un “trop tard”, d’un “déjà” qui est aussi un “pas encore”. Et de reconnaître en même temps dans les ténèbres du présent la lumière qui, sans jamais pouvoir nous rejoindre, est perpétuellement en voyage vers nous. » (26)
5. La mode comme exemple de cette expérience du temps qu’est la contemporanéité : on ne peut saisir quand quelque chose devient à la mode. Ainsi, la contemporanéité comporte « un certain “jeu”, un certain déphasage, par lesquels son actualité inclut à l’intérieur d’elle-même une petite part de son dehors […] » (31) Autre caractéristique de la mode qui la rapproche avec la contemporanéité : elle instaure avec les autres « temps » (passé et futur) une relation particulière : « Elle peut donc mettre en relation ce qui est inexorablement divisé, rappeler, ré-évoquer et revitaliser ce qu’elle avait d’abord déclaré mort. » (32)
6. Sur la relation particulière du présent au passé et à l’archaïque (l’origine qui nulle part ne perce « avec plus de force que dans le présent » -34). « La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain. » (33); l’origine serait également « contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers lui […] » (33-34); « la voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie. Celle-ci ne nous fait pas remonter à un passé éloigné, mais à ce que nous ne pouvons en aucun cas vivre dans le présent. Demeurant non vécu, il est sans cesse happé vers l’origine sans jamais pouvoir la rejoindre. » (35)
7. Pour comprendre la contemporanéité, il faut savoir la scinder en plusieurs temps; « le contemporain met en œuvre une relation particulière entre les temps » (37). Dans ces circonstances, le contemporain est « celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire d’une manière inédite, de la “citer” en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre. C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par son faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. » (39-40)