Spécificités historiques culturelles — Québec
Spécificités québécoises
- L’écriture migrante participe de/partage l’esthétique atomisée
«Si la littérature québécoise a pu se reconnaître dans l’écriture migrante, c’est aussi sur la base de parentés esthétiques que plusieurs critiques ont perçues entre ses formes et ses thèmes et ceux qu’exploitaient déjà les écrivains nés au Québec. Le sentiment de l’exil, de l’errance, la difficulté à habiter le territoire, le vacillement des identités, la condition minoritaire, le conflit des mémoires, exprimés dans des narrations éclatées, des constructions baroques et des genres réinterprétés, caractérisent également une partie des œuvres que nous avons décrites dans les chapitres précédents.» (Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 562 ; je souligne) (auteurs : Marco Micone, Régine Robin, Dany Laferrière, Ying Chen)
Depuis les années 1980, les phénomènes des écritures migrantes et de l'hybridité culturelle sont bien reconnus dans la critique québécoise ( L'écologie du réel de Pierre Nepveu, travaux du groupe Montréal imaginaire, Ces étrangers du dedans. Une histoire de l'écriture migrante au Québec de Clément Moisan et Renate Hildebrand, Dictionnaire des écrivains émigrés du Québec de Daniel Chartier, etc.) et appartiennent institutionnellement à la littérature québécoise et en changent l'histoire : « D'abord dominée par un récit commun, puis pas une pluralité de petits récits, l'histoire littéraire québécoise serait donc passée, comme l'a écrit Micheline Cambron, de « la catalogne à la courtepointe » (Cambron, 2001), se serait éloignée du grand récit national forgé au cours des années 1960 pour mieux s'inscrire dans des perspectives liées plus étroitement aux enjeux de la culture contemporaine. » ( Marie-Christine Weidmann Koop (dir.), Le Québec à l’aube du nouveau millénaire : entre tradition et modernité, Québec, PUQ, 2008, p. 205)
-La Révolution tranquille et écriture migrante
Inspiré des théories de Bakthine selon lesquelles « le plurilinguisme entre dans l'histoire littéraire au moment d'une rupture socio-historique » [Pierre Nepveu, cité dans Nirmaljeet Sandhu, « Québécécité et polyphonie dans La Québécoite de Régine Robin et L'autre rivage d'Antonio D'Alfonso », Frontières et manipulations génériques dans la littérature canadienne francophone, p. 96], Nepveu avance, dans « A (Hi)story that Refuses Telling : Poetry and Novel in Contemporary Quebecois Literature », Yale French Studies, n° 65 (1983), p. 90-105, que « la Révolution tranquille marque une première rupture : du point de vue sociologique, il y a un glissement de la culture rurale vers la culture urbaine. D'autre part, du point de vue culturel et littéraire, on observe un mouvement de la pensée monologique vers la pensée polyphonique » (p. 96).
« Or le Québec d'aujourd'hui connaît une rupture similaire […]. Depuis plus d'une décennie [soit depuis les environs de 1980], le Québec voit l'émergence d'une littérature des minorités ethniques. […] [E]n entrant en jeu intertextuel avec “le texte national”, elle subvertit, déconstruit et transforme les notions de la race, de la nation et de l'Histoire québécoise » (97).
[léger paradoxe, ici, il me semble : d'une part, Nepveu parle d'un glissement vers la polyphonie dans les années 1960 ; d'autre part, Sandhu mentionne que la littérature migrante a fait éclater l'homogénéité québécoise qui régnait jusqu'alors…en fait, on pourra dire sans doute qu'il s'agit de deux formes différentes d'hétérogénéité…]
- ??(une idée lancée) Événement comme signe : les premières funérailles nationales accordées à un écrivain dans l’histoire du Québec
Gaston Miron, en 1996 : comme si «Avec lui, c’est une certaine idée de la poésie québécoise comme projet collectif qui semble mourir.» (Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 605) / l'événement comme signe culturel : la figuration d’un projet collectif (unité nationale vs pluralité contemporaine) en deuil et assumée par la nation québécoise.
- L'émergence du postmoderne québécois
Si Paterson (Moments postmodernes dans le roman québécois) situe le début de la période postmoderne québécoise en 1960, de concert avec l'avènement de la Révolution tranquille, elle précise toutefois que l'étiquette et la notion n'ont émergé dans la critique qu'en 1979, avec Lyotard, alors qu'elles connaissaient déjà une grande fortune aux États-Unis et dans le Canada anglais. Elle explique cette émergence tardive par le fait qu'« il est pour tout dire difficile de parler de postmoderne en l'absence d'une tradition dite moderne au Québec » (2) [comment, dès lors, peut-on encore raisonnablement parler de postmoderne??]
. « Moderne » et « modernité » sont des mots élastiques au Québec, qui ne désignent pas une période littéraire bien délimitée - tout au plus « une partie du XXe siècle » ou « des pratiques avant-gardistes » (3 - cf. Yvan Lamonde et Esther Trépanier, L'avènement de la modernité culturelle au Québec). D'ailleurs, avant l'émergence du concept de postmoderne, la critique parlait plus volontiers, au Québec et en France, de « Nouveau Roman », de « nouvelle écriture », d'« écriture de l'avant-garde », de « scriptible » [cette terminologie m'apparaît, dans l'ensemble, davantage française que québécoise ou, à tout le moins, calquée sur la terminologie française si la critique québécoise la reprend à son compte…]
(11).
On doit donc à Lyotard et à l'importance du concept dans les arts visuels et l'architecture l'émergence récente du terme postmoderne dans la critique québécoise - et même française [est-ce à dire que l'influence serait cette fois québécoise, chose encore rare sinon peu documentée à la fin des années 1970 - début 1980, à ma connaissance?]
-Émancipation de la littérature québécoise
« Traditionnellement la littérature francophone au Québec tournait autour du modèle français. Mais avec l'évolution de l'institution littéraire au Québec et l'intégration de valeurs culturelles originales, il devenait évident que le modèle obligé était désormais dépassé » (Frontières et manipulations génériques dans la littérature canadienne francophone, p. 7).
Les auteurs ne sont pas précis sur les balises temporelles de cette évolution de l'institution littéraire mais, dans tous les cas, peut-on y voir une autre forme d'homogénéité, celle de l'influence française qui s'ajouterait, donc, à celle du discours nationaliste, à partir desquelles s'évalueraient aujourd'hui l'hétérogénéité? [intuition mentionnée dans 1er novembre 2010, et qui semble également suggérée par Fictions de l'identitaire au Québec]
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-Lectorat québécois
1970-1980 : « Dans ce contexte [nouvelle importance du formalisme et de la théorie dans les romans], l'écart entre certains romans pour happy few et des romans destinés au grand public ne cesse de se creuser. Un tel écart n'apparaissait pas clairement durant les années 1960, le roman québécois formant un bloc relativement homogène dans lequel on n'établissait pas de distinction forte entre, par exemple, les romans populistes de Claude Jasmin et les romans intellectuels de Bessette ou d'Aquin. Avec l'élargissement du lectorat et l'augmentation rapide romans publiés, le clivage devient manifeste. » (Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 510)
« L'augmentation de la production littéraire, déjà remarquable dans les années 1970, s'intensifie davantage après 1980 : selon les données recueillies par la Bibliothèque nationale du Québec, 531 romans et 268 recueils de poésie font l'objet d'un dépôt légal en 2000, comparativement à 160 romans et 147 recueils de poésie en 1986. Une telle expansion s'explique par plusieurs facteurs : l'enseignement de la littérature québécoise se répand à tous les niveaux du système scolaire, l'intervention de l'État dans le champ littéraire s'amplifie et plusieurs écrivains québécois parviennent à faire concurrence aux écrivains de France et d'ailleurs. Cette effervescence s'accompagne, en outre, d'une volonté générale de démocratisation de la culture, qui doit devenir l'affaire de tous, et non pas simplement celle d'une élite. » (Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 531)
« l'opposition du clergé à la création de bibliothèques publiques a eu des conséquences fâcheuses pour le lectorat québécois. Depuis, le réseau des bibliothèques s'est bien amélioré, comme nous l'avons vu, mais élevés dans la crainte du livre, nombre de Québécois sont passés directement de la tradition orale à la télévision sans fréquenter l'imprimé. Dans beaucoup de foyers, les médias électroniques suppléent encore aux journaux et aux livres. » (1982) (Réginald Hamel [dir.], Panorama de littérature québécoise contemporaine. De 1970 à nos jours, Montréal, Guérin, 1997, p. 8)