Table des matières
TOURET, Michèle (dir.), Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II : après 1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire de la littérature française), 2008. [VA]
Histoire de la littérature française du XXe siècle - table des matières
- Chapitres consultés :
- TOURET, Michèle, et Francine DUGAST-PORTES, « De l'engagement au formalisme », p. 293-324.
- DUGAST-PORTES, Francine, et Christine HAMON-SIRÉJOLS, « Ruptures », p. 379-422.
- BLANCKEMAN, Bruno, « La littérature française au début du XXIe siècle : profils culturels », p. 429-442.
- BLANCKEMAN, Bruno, et Jean-Yves DEBREUILLE, « La littérature française au début du XXIe siècle : tendances en cours », p. 443-491.
1. Terminologie pour désigner le pluriel et/ou l'effacement des frontières
- « hybridation des formes » (438)
- « déperdition des genres » (438)
- « entrecroiser les genres » (438)
- « superposer les registres » (438)
- « récits indécidables » (440)
- esthétique « ruiniforme » VS esthétique « effervescente » (440)
- « vérité prismatique » (441)
- « échanges intergénériques et transdisciplinaires » (441)
- écriture « minimale » (447)
- « brouillage postmoderne (la pratique du collage citationnel) » (451)
- « formes littéraires mixtes », comme l'autofiction (482)
2. Explications ou concepts utilisés pour aborder le phénomène du pluriel et/ou de l'effacement des frontières
Par le genre
« Un phénomène d'hybridation tend à confondre les formes, entrecroiser les genres, superposer les registres : le roman rejoint fréquemment l'autobiographie comme la poésie le récit, l'essai la fable et l'écrit la parole » (438). Cela dit, on ne peut parler de déperdition des genres (question qui hante la critique depuis Brunetière) qu'en admettant, par là même, que l'idée des genres résiste encore aujourd'hui.
De ces oeuvres qui déjouent plus que jamais les catégories littéraires, et ce, avec une grande liberté d'écriture, résultent des récits dits « indécidables » : « le franchissement des frontières séparant l'autobiographie du roman, le roman de l'essai, l'essai de l'autobiographie remet en cause la pertinence même de la notion de genre, déjà fortement ébranlée » (440). Blanckeman nous prévient d'y voir un avatar de l'oeuvre totale, grand fantasme de la modernité, car « l'idée de totalité est compromise par la structure erratique d'ouvrages qui jouent en priorité du couper-coller, du montage par juxtaposition, d'un mode de composition résolument fragmentaire, comme s'il s'agissait moins d'enserrer le monde dans une structure qui lui tiendrait lieu de tuteur que d'en rassembler des traces dans un rapport aux formes littéraires résiduel » (440). La littérature semble ainsi parcourue par une tension entre une esthétique « ruiniforme, qui pousse à terme la tension vers l'épuisement propre à une certaine modernité », et une esthétique « effervescente par laquelle l'écrivain exploite de façon tournante, à l'intérieur d'un même ouvrage, les différents supports génériques, typologiques, tonaux dont il dispose, pour atteindre à quelque ordre de vérité prismatique » (440-441).
La précarité qui en résulte apparaît stimulante : tout est possible. Si crise il y a, c’est seulement une autre crise pour un roman qui en a connu d’autres au cours de son histoire, avec comme résultat l’évolution du genre (441-442). Aussi l’effacement des frontières externes/internes, entre autres, amène-t-il un renouvellement : « [L]e roman se renouvelle en assimilant des pratiques discursives, des codes langagiers, des rhétoriques extérieures à la littérature romanesque, qui en ont contesté la primauté tout au long du siècle, entre autres les sciences humaines et les techniques de l’image » (456).
Exemples:
- Pierre Michon, Maîtres et serviteurs, 1994
- Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, 1993
- Bernard Noël, La langue d'Anna, 1998
- Charles Juliet, Lambeaux, 1997
- Eugène Savitskaya, Sang de chien, 1988
- Patrick Bouvet, Shot, 2000
- Emmanuel Hocquart, Un privé à Tanger, 1987
Écriture minimale
Relevant une tendance à la « fiction psychoréaliste », Blanckeman décline une variété de pratiques qui s'inscrivent sous cette « étiquette », dont les pratiques qui tentent « de présenter par l'infime des expériences empruntées à la réalité quotidienne, à la vie intime […]. Minimale, l'écriture consiste à privilégier les détails au détriment des ensembles, aborder la réalité dans ce qu'elle comporte d'incomplet et de fuyant » (447). Exemples: Éric Holder, Les Petits Bleus, 1990; Jacques Serena, Lendemain de fête, 1993.
Écriture maximale
À l'opposé de l'écriture minimale, certains romans jouent la carte du “maximalisme, traquant dans ses bas-fonds une hyperréalité aux contours inquiétants” (447): Vincent Ravalec (Nostalgie de la magie noire, 1997) Stéphane Zagdanski (Miroir amer, 1999) et Régis Jauffret (Asiles de fous, 2005) sont associés par Blanckeman à un certain courant expressionniste qui se développe, insistant “sur les épouvantes réelles ou fantasmatiques du monde actuel” (447).
Réalisme sophistiqué
“Les écritures réalistes les plus efficaces sont les plus formellement sophistiquées: elles déplacent sur le terrain de la langue et de l'énonciation les enjeux conventionnels du réalisme”. Dans Tigres en papier (2002) d'Olivier Rolin, par exemple, l'acte de consignation urbaine […] en traitant sur un même mode l'objet matériel et l'objet linguistique, la graphie de la ville et la typographie du livre, construit un réalisme à double détente, référentiel et textuel“.
“Pour les romanciers les plus ambitieux, l'enjeu réaliste ne se limite donc pas à accumuler par souci de simulation une somme de réalités aléatoires, mais à construire par la parfaite maîtrise des différents systèmes de signes dont ils disposent une représentation orientée du réel, renvoyant in fine à leur propre parcours existentiel et idéologique.” (448)
Écriture ruiniforme
Prenant l'exemple de Volodine, Blanckeman décrit une tendance à « l'amalgame », où l'écrivain revisite des modèles littéraires en y amalgamant des préoccupations contemporaines : « Désagrégation des lieux, émiettement des objets, absence de temporalité, perte d'identité du sujet de l'énonciation - narrateur, locuteur, parleur ? -, neutralisation des notations mentales et des données sensorielles susceptibles d'en faire un personnage, écriture ruiniforme, qui simule quelque processus de décomposition par la brièveté et la saturation phonique des phrases, ramenées à une suite d'échos » (450).
La fiction lettrée
Autre tendance remarquée par Blanckeman, la fiction lettrée interroge « sa propre relation au savoir, sa capacité à relayer des connaissances, en recycler d'anciennes, en proposer de nouvelles pour aider à mieux comprendre le monde » (451-452). Le mode est tantôt sérieux (Quignard), tantôt ludique (Echenoz), celui-ci assumant par jeu les réticences critiques léguées par le Nouveau Roman. Blanckeman note que, dans certaines de ces fictions lettrées, « [l]'intrigue se déplie, se défait, se réactive, les engrenages de la fiction fonctionnent à vue. S'il ne se décompose pas, le roman s'auto-distancie à des degrés variables » (451).
La voie ludique: innovation formelle radicale
Génération des aînés: Pierre Guyotat, Progénitures, 2000; Christian Prigent, Écrit au couteau, 1993; et Jacques Roubaud, La Belle Hortense, 1985, Quelque chose noir, 1986. Roubaud “fait de l'usage amplifié des règles la condition d'une littérature à sens profond” (454).
Cadets oulipiens: Anne Garréta, Sphynx, 1986; Régine Dectambel, La Lune dans le rectangle du patio, 1994.
3. Cause(s) du pluriel et/ou de l'effacement des frontières
« Chaque crise [géopolitique, économique, culturelle…qui caractérise la période contemporaine] suscite une action en retour de la littérature » (429). Blanckeman dresse ainsi une série d'écrivains et d'oeuvres qui répondent aux crises : François Bon contre la crise économique (Limite, 1985), Sylvie Germain contre la crise géopolitique, Volodine contre la crise idéologique, Hervé Guibert contre la crise biologique… (430). [voir Spécificités historiques culturelles — France pour le détail de ces crises]
« À époque incertaine [voir Spécificités historiques culturelles — France], récits indécidables » (440).
Autrement, de manière non spécifiquement liée à la labilité mais plus largement aux pratiques littéraires contemporaines, Blanckeman postule que certains écrivains travaillent les formes littéraires en vertu d'une volonté ludique. C'est le cas, entre autres, de la fiction lettrée pratiquée par Echenoz, lequel trouve ainsi à reprendre les réticences critiques léguée par le Nouveau Roman, mais sur un mode ironique (453). « Par là même, [le roman] rend possible une représentation des identités de notre temps » (454).
4. Traces du discours critique des années 1960-1970
(mentionner que j'ai lu les chapitres en question en y relevant les infos liées au pluriel, pour tenter de voir la différence avec les années 1980 - entreprise menée dans un premier temps, que je n'ai pas répété avec les autres ouvrages, par manque de temps ; je me suis alors contentée de relever le rapport établi par les critiques contemporaines avec la période littéraire précédente)
Dans les années 1960, les catégories génériques sont remises en question. Ces brouillages des frontières entre les genres ne sont pas nouveaux (déjà repérables au XIXe siècle), mais la convergence de la nouvelle critique avec les œuvres « leur donne une légitimité accrue et en fait même le trait de la littérature de qualité. La subversion des codes génériques devient une valeur esthétique. C’est ainsi que prennent rang parmi les formes les mieux considérées des formes jusqu’alors marginales comme le fragment, le récit aux limites de l’essai, le théâtre narrativisé » (315). Ces formes participent du mouvement de mise en question de la clôture de la littérature sur elle-même et de ses modèles hérités. Y participe également l’intégration d’autres arts à l’exercice romanesque – la musique, mais surtout la peinture et le cinéma. D’où, alors, un roman qui évolue « vers des formes qui effacent les frontières entre les genres, et [qui] s’apparente à la poésie » (396) en raison d’une rupture avec la narration logique et chronologique et d’une composition scandée marquée par des récurrences.
Les « transgressions des frontières génériques », les « variations génériques », les « aspérités et les reprises [qui] l’emportent sur le lissé du texte » (315), les « distinctions génériques effacées » (406)…, toutes des expressions qui signalent la labilité des œuvres, sont étroitement associées au Nouveau Roman (mais aussi, plus largement, aux œuvres des années 1970). D’ailleurs, l'auteure reprend le terme de « labilité » pour décrire le Nouveau Roman, mais moins en raison de l’effacement des frontières génériques que de celui du sujet : « Un sujet donc réduit souvent à l’enregistrement de son comportement, de ses sensations, sans qu’une conceptualisation ni une construction soient imposées ; un sujet labile, “problématique” – le mot, utilisé par le critique marxiste Lukacs renvoie à cette déconstruction, cette labilité, qui trouvent leur expression dans la présentation des instances de l’énonciation (“je”) comme des personnages. Ainsi naît l’impression d’énigme » (390).