I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Christian Gailly
Titre : Nuage rouge
Éditeur : Minuit
Collection :
Année : 2000
Éditions ultérieures : « Minuit Double » 2007
Désignation générique :
Cote : 3
Quatrième de couverture :
« Un homme roule sur une route de campagne. Il rentre chez lui. Il est presque rendu. C'eût été trop simple: une voiture arrive en face, c'est celle de son ami Lucien mais, quand il la croise, Lucien n'est pas à l'intérieur, c'est une femme qui conduit, une inconnue au visage flou, dominé par le rouge. Qui est-elle? Et Lucien, où est-il? Et ce rouge, qu'est-ce que c'est? Du rouge à lèvres? De la confiture? Du sang? On dirait des peintures de guerre. [Biographie auteur et extraits des Inrockuptibles et du Monde]»
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre :
Le narrateur, bègue, découvre son ami Lucien mutilé dans les bois; la femme qu'il venait d'agresser, et que la narrateur a croisé couverte de sang au volant de la voiture de son ami, lui a tranché les organes génitaux. Son bégaiement disparaît. Ce narrateur incertain, pleins de questionnements, va être mandaté par Lucien, dépressif et repentant, pour aller au Danemark intercéder en sa faveur auprès de cette femme. Il se nouera alors entre elle, veuve de marin qui ignore qui il est vraiment, et le narrateur, malheureux en ménage, une relation étrange, l'ancien bègue devenant amoureux d'elle et trahissant donc la confiance de son ami Lucien. Celui-ci se vengera: demandant à son ami de l'aider à se suicider, il mourra bel et bien, mais après s'être assuré que c'est son ami qu'on accusera. Le roman se lit donc comme une sorte de confession ou de témoignage du narrateur.
Thèmes :
Désir, vengeance, violence, amitié, trahison
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix :
Du côté de l'action, c'est un peu faible, mais présent: Lucien agit par procuration au travers du narrateur, lequel obéit, jusqu'à être accusé d'un geste qu'il n'a pas commis. Rebecca, violée, reprend cependant le pouvoir en empêchant à jamais Lucien d'agir et d'imposer son désir. Mais c'est surtout du côté de la rupture interprétative que ce roman est intéressant: le narrateur hésite sans cesse, revient en arrière, recommence, doute de lui-même. Il ne semble pas bien comprendre la série d'acte qu'il veut pourtant expliquer par sa narration. Le geste de Lucien en est le plus bel exemple; le narrateur voulait aider, et finit par contribuer sans s'en apercevoir à sa propre perte.
Appréciation globale :
Bien, surtout en raison de la narration, se lit comme une enquête policière, c'est du Gailly: relations homme-femme qui se terminent dans la violence, ami-témoin impuissant, présence du jazz, femme dans l'ombre prénommée Suzanne… sans que ce soit cliché ou prévisible. Lecture rapide et agréable.
IV – TYPE DE RUPTURE
Validation du cas au point de vue de la rupture :
==a) actionnelle :
Le personnage principal, soit le narrateur, occupe paradoxalement une position de témoin (le roman est un long témoignage). Il voit la femme s’enfuir, son ami Lucien mutilé, raconte ce qui s’est passé. Lorsqu’il accède au rang d’acteur, c’est en réponse à la demande de Lucien qui tente d’agir à travers lui. « Son désir était devenu le mien. J’étais prêt, donc, mais, ce que je veux dire, c’est que, au moment des faits, il était rétabli, estropié pour la vie, certes, pour le reste de sa vie, mais rétabli, autrement dit parfaitement capable de marcher, de se déplacer, de voyager, alors pourquoi ne lui ai-je pas dit : Vas-y donc toi-même? » (83)
Même chose lors du suicide de Lucien : « Tu me dois bien ça » lui dit-il, soit l’aider à mourir, et le narrateur va intérioriser ce désir qui vient correspondre à quelque chose d’enfouit en lui qu’il ne savait pas reconnaître jusque là : « Une voix en moi, que je n’arrivais pas à faire taire, était d’accord, répondais oui, je suis d’accord, puis cette voix s’adressa à moi : Dis-lui que tu es d’accord, me dit-elle, je veux qu’il crève, et cette voix, qui me parlait à moi, pas à lui, qui se faisait complice de moi, contre lui, était la voix de ma petite sirène. » (180) Même au moment d’agir, sa volonté est absente : « Voilà, je suis une infirmière et je vais mettre un terme aux souffrances de Lucien, y contribuer du moins. C’était sérieux. Ça devenait sérieux. Très. Extrêmement. Horriblement sérieux. Je n’y pouvais plus rien. » (184) Lucien décide, Lucien explique la marche à suivre, Le narrateur va donc agir presque malgré lui, et à partir d’une interprétative fautive : « J’offris mon courage à Lucien. Je croyais qu’il en manquait. Je me trompais. Il en avait plus que moi. » (181)
Il s’égare aussi parfois dans de longs passages au conditionnel où il image ce qui aurait pu se passer, les gestes qu’il aurait pu poser (27; 85), lui ou les autres (45).
Ce que réussira véritablement à accomplir le narrateur, ce sera finalement la narration elle-même, ce qu’il exprime dans l’ultime réflexion su roman : « Je m’étais pourtant fabriqué une belle défense, autour du thème de l’euthanasie. Ça n’a pas marché. Tant pis. Je m’en suis quand même très bien sorti. J’ai bien parlé. J’ai réussi à dérouler des phrases, parfois très longues, dans une seule fois me mettre à bégayer. Enfin voilà. À présent écoute-moi : Ne m’attends pas. Continue sans moi. Ne m’écris pas. » (191)
==b) interprétative :
« J’étais fatigué de comprendre » (65) dit le narrateur en arrivant à Copenhague, semblant résumer sa posture tout au long du roman.
Évalue souvent ce dont il a été témoin ou les gestes qu’il a posé a posteriori : « Elle était seule, elle conduisait, les yeux vides, le visage tout barbouillé, comme une enfant qui s’est gavée de confiture ou de fruits mûrs à pleines poignées. Je sais maintenant qu’il s’agissait de sang. » (16) « Un instant j’ai pensé la poursuivre. Je ne l’ai pas fait. J’aurais dû. « (17) « Je la croyais anglaise, ou américaine, avec un nom pareil. Elle était danoise. Je la croyais juive, séfarade, ou ashkénaze, ou les deux à la fois, si c’est possible. Elle était protestante. » Et ça continue, il la croit mariée à un conservateur, elle a épousé un marin, il la croit heureuse en ménage, elle est veuve. (22) Aussi, quand je suis rentré de Copenhague, sans m’en rendre compte, je ne m’en rends compte qu’à présent, ne l’ai-je pas ménagé. » (73)
Plus accessoirement, son jugement ou son anticipation des faits laisse à désirer : « Souvent je me suis dit : Un jour pas comme les autres, il tombera sur un mari pire que les autres, il aura des ennuis. Eh bien je me suis trompé, c’est sur une femme qu’il est tombé » (11) « Je n’ai pas tourné de l’œil. J’ignore pourquoi. L’âge, peut-être. La haine, sans doute. La haine de quoi? Je ne sais pas. C’est plus simple » (20) Le « plus simple » laisse aussi entendre un refus de comprendre, un rejet du sens du monde, comme cette « révélation » qui n’en est pas une que lui fait Lucien, soit avoir couché avec la femme du narrateur avant leur mariage, ce dont ce dernier se doutait forcément. (72) Il manque aussi généralement de rigueur : « Je rentrais d’une réunion. Peu importe quelle réunion. » (12), « J’abordais la grande ligne droite, celle qui relie mais passons, ça ne dirait rien à personne. » (14)
Après les trois premières pages du roman, il revient en arrière pour redire la même chose différemment : « Je reprends tout depuis le début. » (13) Sa mémoire défaille : « On devait aller au cinéma. Voir quoi, je ne me rappelle pas vraiment. » (12) et hésite entre des détails sans importance de façon presque absurde : « J’ai dû me répondre : Oui, peut-être bien. Ou alors : Oui, c’est bien possible. Ou bien : Oui, c’est probable. » (19) « Oh oui, luis dis-je, je fais juste l’aller et retour. Non, je ne lui ai pas dit ça. Si, enfin, quelque chose comme ça : J’en ai au plus pour une petite heure. » (29)
Interprétation et justesse de la narration sont ici très proches et se recoupent par moments. Mais il y a certains éléments relevant du flou de la voix narrative qui questionnent la connaissance réelle que l’on peut avoir du monde et des évènements : À côté de Lucien « Moi, à côté, je n’ai rien vu, jamais je ne verrai ce qu’il a vu. » (24), « Je ne l’ai pas vue » (24), Rebecca, faire tous les gestes à la suite de son agression, « Tout ça je l’aurais vu si j’avais été là mais je n’étais pas là, c’est elle qui m’a tout raconté » (25)
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
Validation du cas au point de vue narratif/poétique (voix, fiabilité du narrateur, registres fictionnels, temporels, type de configuration narrative, etc.)
« Comme si la puissance du langage était une puissance suffisante. Mais pourquoi pas? Après tout, pourquoi pas? Que faisons-nous d’autre, nous autres, vous et moi, vous qui me lisez pendant que moi j’écris tout ça, sinon croire que ça suffira? » (49) « Aujourd’hui je pense qu’il n’y a qu’un temps, un temps littéraire. » (66)
« Bref, comme vous le voyez, mesdames et messieurs les jurés, nous étions loin, Rebecca Lodge et moi, de nous soucier du désespoir d’un vieux garçon nommé Lucien. » (56) « Faut-il aussi donne le nom de l’hôtel? Oui? Parlez plus fort. Oui? Soit. » (148)
Adopte parfois un point de vue extérieur par rapport à lui-même : « que faisait-il de ses après-midi? Que visitait-il? Réponse de l’intéressé : Rien, absolument rien, j’étais trop déprimé. » (149) « Pour oublier la main d’une femme, le voilà encore avec ses conseils, il suffit de regarder les mains d’une autre femme. » (156)
« J’ai hâte d’en arriver à l’épisode de Copenhague. C’est plus gai. Non pas que tout soit triste, mais quand même, Copenhague, c’est plus gai, en tout cas mon séjour à Copenhague, parce que, l’épisode dit du retour de Copenhague, ce fut de nouveau triste. » (52) « Mais nous n’en sommes pas là. Je vous raconterai ça plus tard. Je suis encore très loin d’avoir pensé à tout ce qui s’est passé. » (84) « J’avais laissé mes affaires à l’hôtel. Je parlerai de la chambre plus tard. J’ai rendu la clef. Assez luxueuse, ma chambre. Je la décrirai plus tard. Même très luxueuse. Plus tard. » (123) « Alors, cette chambre d’hôtel, elle était comment? Luxueuse, d’un goût douteux mais luxueuse, c’est souvent le cas du luxe, on parle rarement d’un luxe de bon goût. » (136) « … Je n’ai plus rien à faire à Copenhague. Mais nous n’en sommes pas là. Ce que j’évoque là, c’est la fin de la semaine. Revenons au début. » (131) « Gardes! Saisissez-vous de lui! Ils se sont saisi de moi. Pour le crime que j’ai commis. Quel crime, nous verrons ça. Nous avons tout le temps de parler de ça. Je suis encore très loin d’avoir pensé à tout ce qui s’est passé. J’ai encore envie de ma balader dans ma mémoire, maintenant que j’ai le temps. Erreur. Rectification : maintenant que j’ai le temps signifie : maintenant que je suis immobile, ce n’est donc pas moi qui se balade dans la mémoire, c’est la mémoire qui se balade en moi. » (67)
« À cette heure là, d’habitude, mais passons, ça ne regarde que moi. » (137)
« Le titre, nuage rouge, je ne l’ai pas inventé, c’est Lucien qui me l’a suggéré, pas directement, pas immédiatement, à l’époque des évènements j’ignorais bien sûr que j’allais écrire ce livre, j’ignorais même que j’allais écrire, la suggestion dont il est question opéra bien plus tard. » (70)