INTRODUCTION
« Chez ces écrivains [Echenoz, Chevillard, Toussaint, Gailly], l'ironie est utilisée comme un moyen de mise à distance de l'écriture et devient même un principe littéraire mis en application dans une écriture qui se veut « impassible ». En effet, chez les écrivains étudiés, il existe une forte tendance à retenir le pathos dans la narration. Cela tient à deux raisons. Premièrement, le caractère du sujet contemporain ainsi que sa relation avec le monde extérieur ont changé. Le monde ne se présente plus comme une totalité intelligible aux yeux des individus. En même temps, la notion de sujet, modelée par la fragmentation du monde, éclate sous la pression de l'incertitude et de l'hétérogénéité. Echenoz brosse des portraits d'individus qui se laissent aller à la dérive sans chercher à comprendre la raison de leurs actes pas plus que la manière dont ils sont devenus ce qu'ils sont. […] La représentation de ces individus contemporains déséquilibrés, antipathiques et farfelus favorise une écriture impassible. » (p. 10)
But de l'ouvrage : « Les questions que nous approfondirons dans la présente étude sont les suivantes : Que devient le sujet, son action et sa manière d'être dans le monde? Quel est le mode de discours dérivé du désenchantement de ce sujet contemporain? Nous essayerons d'y répondre à partir de nos réflexions sur le phénomène de l'ironie dans la représentation littéraire contemporaine. La première partie de notre étude portera sur l'ironie et les « écritures obliques »; la seconde partie s'attaquera à la satire du monde contemporain par l'ironie. » (p. 18)
Dans la première partie, le chapitre sur les liens entre ironie et polyphonie est le plus pertinent pour le projet; le reste de la première partie traite plutôt du jeu sur les codes classiques et les symboles.
Dans la seconde partie, l'auteur traite de l'action ironique (action qui définit l'identité du personnage) et la situation ironique (ironie du sort).
PARTIE 1 - L'ironie et les « écritures obliques »
« La polyphonie est un terrain propice au développement de l'ironie, car le ton ironique du narrateur est construit autour de deux voix en tension : la voix du personnage en arrière-plan et la voix du narrateur mise en avant. La connotation affective ou axiologique des énoncés du narrateur qu contraste avec la position du personnage marque la distance que le narrateur prend par rapport au personnage. C'est cette distance qui est le noeud de l'ironie. » (55)
Ironie dans la description : trois procédés (55):
- ironie discrète, par le vocabulaire employé par le narrateur
- affirmation, puis déni des qualités du personnage dans le même énoncé
- description exagérée des émotions du personnage par le narrateur, par personnification et amplification
Discours rapportés polyphoniques (66) :
- Rupture de l'équilibre du discours direct : le discours rapporté du personnage est ironisé quand le narrateur en parodie le style et le restitue dans les moindres détails
- Mélange des discours indirect et direct libre, qui entremêle les voix du personnage et du narrateur.
L'auteur détaille et analyse les procédés spécifiques à chaque auteur de son corpus, dont beaucoup se rapportent à la représentation des personnages (personnages non qualifiés chez Echenoz, dédoublement du moi chez Gailly) par le narrateur. (p. 74-125)
PARTIE 2
Chapitre 1 - L'ironie et le devenir de l'action
« La première cible de l'ironie dans sa satire du monde contemporain est l'« action problématique » dans un monde devenu lui-même problématique. Dans l'ensemble, on peut résumer la position du sujet dans le monde contemporain comme suit : le monde étranger à soi-même et inversement soi-même étranger dans le monde. […] Le rapport problématique avec le monde génère des actions problématiques. Les actions problématiques sont celles qui ne sont pas réalisées dans un équilibre entre la nécessité et le libre arbitre, entre les circonstances extérieures et la subjectivité individuelle, entre la volonté et la capacité d'agir. L'action problématique provient du conflit entre ces différentes forces. Les deux types d'actions problématique sont opposés l'un à l'autre, à savoir la fébrilité et l'inertie, ou bien l'inhibition et l'impulsivité dans les termes d'Ehrenberg : « Elles sont les deux faces de la pathologie de l'action : dans l'inhibition, l'action est absente; dans l'impulsivité, elle est non controlée. » [nbp : Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, dépression et société, Paris, Odile Jacod, 1998, p. 213] La fébrilité se caractérise par une sorte d'élan vers l'action sans motif clair, alors que l'inertie se rapporte au repli de soi et, partant, à la prédominance de l'intériorité par rapport au monde extérieur. Malgré leur opposition, ces deux types d'action présentent des similitudes à bien des égards. Tous deux sont issus des failles de l'individualité chez le sujet contemporain : manque de volonté, obscurité dans les idées, etc. Il résulte chez les uns et les autres un certain désengagement. Chez les héros fébriles, l'action et l'intériorité sont séparées. Les héros sont simples exécuteurs de leur action. Pour les héros inertes, du fait que leur seul critère est leur intériorité, ils se désengagent du monde extérieur. » (185)
L'agitation ou la fuite dans l'action :
« Faute d'être motivé par une finalité de l'action qui demande la participation active de la volonté personnelle, le sujet s'éparpille dans tous les sens. De là vient la fébrilité qui caractérise notre temps. […] Le vide intérieur est ressenti par le personnage comme la solitude. Il est dans un état d'esprit à la fois clair et confus : d'une part, il prend conscience de la futilité de l'action en ce qu'elle est incapable de combler le vide, car elle isole davantage le sujet de son environnement; d'autre part, il se laisse entraîner par l'action dont la finalité lui échappe sans cesse dans l'espoir d'oublier le vide dans le vacarme des aventures. » (p. 189)
Certains personnages se retirent de l'action quand ils comprennent sa futilité; d'autres ne comprennent pas totalement la situation, sans en être tout à fait inconscients. Ces derniers hésitent alors entre action et retranchement. « Le résultat du compromis est un type de désengagement miteux. Il s'agit du désengagement dans l'action. Le héros se lance dans l'action, y participe même d'une façon active, mais il se présente comme un simple exécutant des actes qui lui sont imposés par une nécessité qu'il ignore.Il participe à l'action sans adhérer à la cause; il subit les conséquences sans s'en soucier; il est à la fois dans l'action et en dehors. » (190)
Il y a donc une séparation entre le personnage et l'action qui apparaît comme une force impersonnelle.
L'inertie ou la prédominance de l'intériorité
« Le refus de l'action se présente d'abord comme le refus de la temporalité. » (197)
« La littérature contemporaine non seulement pose des questions d'actualité, mais fournit aussi des réponses hypothétiques en tant qu'exploration des possibilités d'existence dans le monde contemporain. Echenoz, Chevillard, Toussaint et Gailly proposent tous l'ironie comme le seul mode d'existence adéquat pour vivre avec les contraintes de la société contemporaine. » (273)