Notice bibliographique : CARRÈRE, Emmanuel, L'adversaire, Paris, POL, 2000, 222p.
Résumé de l’œuvre :
Le récit relate des faits réels qui se sont produits en France en 1993. Le 9 janvier de cette année-là, Jean-Claude Romand a assassiné sa femme et ses enfants chez eux, puis ses parents dans leur maison de campagne. Il est ensuite revenu chez lui, a mis le feu et avalé des médicaments périmés. L'arrivée des pompiers, et la dose trop faible de barbituriques ont fait en sorte que Romand a survécu à la tragédie. Carrère a découvert l'affaire la semaine suivante et a décidé d'écrire sur cet homme qui a menti toute sa vie à son entourage. Le livre relate à la fois le passé de Romand, reconstitué par l'auteur grâce aux témoignages de celui-ci et des gens qui l'ont connu à divers moments de sa vie, celui de Luc Ladmiral, un ami de Romand, après la tragédie, le procès et les premières années de détention de Romand.
L'enquête a révélé que Romand a trompé sa famille et tout son entourage pendant près de dix-huit ans. Celui qui se disait chercheur à l'OMS n'avait en fait jamais réussi sa formation en médecine, ni été engagé par l'institution. Il a consacré plus d'énergie à entretenir l'illusion qu'il n'en aurait investi dans ses études ou son travail, s'ils avaient existé. Il arrivait à maintenir le train de vie d'un chercheur en escroquant ses parents et sa maîtresse : il leur faisait croire que son emploi en Suisse lui permettait de faire des placements avantageux. Or, il encaissait à son nom l'argent prêté par ses proches. C'est lorsque sa maîtresse lui réclame son argent que Romand se rend à l'évidence : seul le suicide lui permettrait de se sortir du gouffre dans lequel ses mensonges l'ont plongé. Toutefois, comme il ne peut se résoudre à décevoir sa famille, il tente de les entraîner avec lui dans la mort.
Narration : Homodiégétique
Explication : Emmanuel Carrère prend ici la posture de l'enquêteur; il a contacté le meurtrier, ses anciens amis, les gens qui l'ont visité en prison, a assisté au procès, etc. Se basant sur les informations qu'il a pu récolter, il essaie de reconstituer les évènements, mais aussi de comprendre la psychologie de Romand, ses sentiments, des pensées, et de remplir les zones d'ombre de l'affaire. Il rend aussi compte de sa propre expérience d'écriture; bien que ces passages soient autodiégétiques, ils s'inscrivent sans réelle coupure dans le reste, d'où le choix d'homodiégétique (l'auteur est l'un des acteurs dans la grande reconstitution de l'histoire).
Personnage(s) en rupture : Jean-Claude Romand
A) Nature de la rupture : Actorielle
Explication : Jean-Claude Romand est un être en quelque sorte dédoublé : le docteur Romand, apprécié de tous, bon père de famille, gentil, serviable, a un bon emploi, est heureux. Jean-Claude, lui, est un menteur qui ne se comprend pas lui-même, dépassé par ses mensonges, paralysé par la peur de se faire démasquer. La dualité qui habite le personnage est très complexe et expliquée seulement partiellement. Romand est en rupture avec le reste du monde parce que la part de lui que les gens connaissent est fictive. Il est aussi en rupture avec lui-même car il ne maîtrise pas sa mythomanie et finit par perdre pied complètement lors du meurtre de sa famille.
B) Origine de la rupture : Psychique
Explication : Le récit de l'enfance de Romand que fait Carrère laisse croire que la mythomanie de Romand trouve son origine dans la relation entre lui et ses parents : la transparence qu'ils exigeaient de leur fils et la santé fragile de sa mère aurait poussé ce dernier à mentir pour ne pas les décevoir. Peu à peu, Romand s'est mis à croire à ses mensonges. Carrère souligne à plusieurs reprises le caractère inexplicable des crises de mythomanie de Romand; les psychiatres semblent l'avoir diagnostiqué narcissique, en proie à des accès de dépression, mais étrangement froid et rationnel dans ses témoignages sur la mort de ses enfants et de sa femme.
C) Manifestations : mythomanie, dépression, meurtre
Explication : Jusqu'aux jours précédents la tragédie, la rupture entre Romand et le reste du monde est invisible, sinon pour lui (ce qui constitue le caractère le plus remarquable de cette rupture) tellement elle est bien camouflée par les mensonges qui ne font que la rendre plus totale… L'ampleur de l'écart entre le Romand connu de tous et le vrai se révèle à mesure que le récit progresse, et des manifestations qui avaient été mal interprétées (comme les états dépressifs de Romand, et quelques habitudes auxquelles personne n,avait porté attention, comme l'interdiction de l'appeler au bureau) se révèlent être des manifestations de cette rupture.
D) Objets : ...
Explication :
E) Manifestations spatiales : peu pertinent
Lieux représentés : la résidence des Romand, le tribunal, la prison, les forêts du Jura, Paris, Lyon, Genève, etc.
F) Citations pertinentes
p. 82 : Romand fait croire a sa famille et ses amis qu'il est atteint d'un lymphome, une bombe à retardement qui pourrait exploser d'un moment à l'autre : « Lui-même, je pense, préférait se représenter ainsi la menace qui pesait sur lui et se convaincre qu'elle était à la fois imminente et lointaine, en sorte qu'après une période de crise où il s'est vu perdu, réduit à attendre l'inévitable catastrophe, il s'est installé dans l'état d'esprit d'un malade qui sait cette catastrophe inévitable, en effet, qui sait que chaque instant peut être le dernier de sa rémission, mais qui malgré cela décide de vivre, de faire des projets, suscitant par son discret courage l'admiration de ses proches. »
p. 206 : Extrait d'une lettre de Carrère à Romand, à propos de la difficulté d'un choix quant à la forme de la narration : « […] vous étiez conscient de cette difficulté. Difficulté qui est la vôtre évidemment bien plus que la mienne, et qui est l'enjeu du travail psychique et spirituel dans lequel vous êtes engagé : ce défaut d'accès à vous-même, ce blanc qui n'a cessé de grandir à la place de celui qui en vous doit dire « je ». »