PAVEL, Thomas G., Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988. Chapitre 1. « Les êtres de fiction », p. 19-58.
Résumé
Les propos de Pavel sur le personnage s'inscrivent dans une réflexion plus générale sur la fiction; il tente de caractériser la fictionalité. Il examine plusieurs propositions concernant les statuts référentiel et fictif des personnages, et plaide en faveur d'une approche intégrée : Jojo et Napoléon Bonaparte évoluent dans le même univers. Les considérations sur le personnage devaient se faire selon cette prémisse et exclure le réel comme mesure-étalon. C'est donc moins l'agir et l'interprétation du personnage qui sont traités ici que ses « degrés d'être ».
Fil argumentatif
L'incipit du deuxième chapitre des Aventures de M. Pickwick de Dickens (seule œuvre convoquée) sert de tremplin : le matin du 13 mai 1827, une matinée bien ensoleillée, Samuel Pickwick se lève et observe la longue rue Goswell. Le lecteur, dit Pavel, sait distinguer les éléments fictifs (M. Pickwick) des référentiels (le soleil), mais il accorde aux fictifs une sorte de réalité qui l'amène à s'identifier aux aventures et réflexions du personnage. L'essentiel du chapitre sur les êtres de fiction sera consacré aux théories ayant tenté de rendre compte de ces « intuitions incompatibles ».
Pavel circonscrit deux points de vue selon les positions adoptées par les théoriciens vis-à-vis des rapports entre fiction et réalité : les points de vue ségrégationniste (S) - les œuvres d'imagination n'ont pas de valeur de vérité - et intégrationniste (I) - aucune véritable différence ontologique entre fiction et description non fictive de l'univers; entre ces postures extrêmes il existe quelques intermédiaires. Pavel est plutôt I.
Pavel reproche aux théoriciens, S ou I, deux choses : d'étudier indirectement les œuvres de fiction; de mélanger les questions de métaphysique (les êtres et la vérité de la fiction), de démarcation (possibilité des tracer des frontières entre fiction et non-fiction) et d'institution (place et importance de la fiction en tant qu'institution culturelle).
Le S classique est représenté par B. Russell, philosophe du langage. Du côté métaphysique, il s'agit de refuser tout statut ontologique aux objets non existants, en prouvant que les affirmations sur de tels objets sont fausses pour des raisons logiques. Pour les questions de démarcation, sont exclues du domaine du discours vrai les phrases qui parlent d'objets de fiction. Corollaire : attribuer aux œuvres de fiction une valeur purement non cognitive, la théorie « émotionnelle » des propositions littéraires (I. A. Richard) est à cet égard exemplaire.
Le S nuancé considère la situation d'énonciation; le contexte d'usage de la phrase pourra déterminer son statut (vrai, fausse, oiseuse). Par exemple : L'actuel roi de France fait preuve de sagesse. L'énonciateur vit au temps de Henri IV, la phrase est vraie; l'énonciateur est un sujet de Charles IX, la phrase est fausse; prononcée dans la France républicaine d'aujourd'hui, elle est oiseuse. Donc, une phrase au sujet inexistant au moment de l'énonciation n'est ni vraie ni fausse, seulement inappropriée. Par conséquent, les affirmations de la fiction tombent dans les limbes des phrases oiseuses, à jamais non pertinentes.
L'approche externe : place la fiction dans une théorie de l'être et de la vérité; l'ontologie de référence sera celle de l'univers non fictionnel, les êtres de fiction seront sans objet, les propositions, fausses ou oiseuses. L'approche interne : évite de comparer les êtres et les propositions de fiction à leur correspondant non fictionnel; représenter la fiction telle que ses usagers la conçoive, une fois qu'ils entrent dans le jeu et oublient le domaine du non fictif.
La question des frontières (démarcation) devient obsolète lorsqu'on adopte une approche interne : Pendant la lecture, Pickwick nous apparaît-il moins réel que le soleil? Ou Napoléon plus vrai que Natacha à la lecture de Guerre et Paix? « Aux yeux de leurs lecteurs, les œuvres de fiction bénéficient d'une certaine unité discursive et nulle ligne de faille ne sépare visiblement, dans les mondes qu'ils décrivent, la part de vérité de celle de la fiction. » Obsolète, aussi, l'idée de considérer les textes de fiction comme un ensemble de propositions isolées : la vérité d'un ensemble ne se définit pas de manière récursive à partir de la vérité des propositions individuelles qui le compose.
La figure du « modèle en panne » : 1. affirmer que la littérature forme une sous-classe d'un champ plus vaste 2. présenter un modèle de ce champ 3. démontrer que les phénomènes littéraires ne peuvent pas être saisis à partir des distinctions offertes par le modèle proposé. Le modèle en panne et la conviction que la fiction n'est pas un acte de langage comme les autres fondent les théories de John Searle et Gottfried Gabriel, plutôt axées sur les problèmes de démarcation.
John Searle : Un auteur de roman fait semblant d'énoncer les assertions, les actes de langage sont feints, imaginaires, mais les affirmations peuvent être sérieuses, et vraies. L'intérêt de cette théorie, dit Pavel, c'est qu'elle attire l'attention sur les propriétés pragmatiques de la fiction et qu'elle considère la fiction comme une « activité » plutôt qu'une suite de propositions. Pavel met en doute cependant un certain nombre d'éléments fondamentaux de la théorie des actes de langage : la correction des règles d'assertion; le locuteur comme point d'origine du discours de fiction (le locuteur, membre d'une communauté langagière, commande moins la teneur de ses propos qu'on pourrait le croire; jeu des voix dans le discours littéraire); la notion de simulation en rapport avec la fiction (dans une fiction, le mélange d'affirmations authentiques et feintes est parfait; la fiction produit du sens en tant que système, difficile de suivre à la trace les affirmations authentiques ou feintes).
La théorie des actes de langage (une forme de S, un modèle en panne) marginalise arbitrairement les phénomènes qui n'entrent pas dans la grille; tient pour acquis l'existence et la stabilité des conventions linguistiques, ce faisant, elle néglige la dynamique de leur apparition et leur fluidité intrinsèque. Une approche intégrationniste considèrera que la norme et la marginalité forment un continuum; elle encourage à voir les comportements marginaux comme des manifestations du côté créateur des comportements sociaux. La fiction cesse d'être une anomalie.
L'ontologie de Meinong (I): À chaque liste de propriétés possible correspond un objet, qu'il soit existant ou non. Par exemple, la liste (dorée, montagne) correspond à l'objet montagne dorée, dépourvu d'existence mais ayant le statut d'objet. Parsons reprend ce modèle et le spécifie, en distinguant les propriétés nucléaires (doré, humain, grand…) des propriétés extranucléaires (ontologiques (existe, est mythique); modales (possible ou non); intentionnelles et logiques). Dans le système de Parsons les objets de fiction possèdent les propriétés que nous leur attribuons et n'en jouissent que dans le texte auquel ils appartiennent. Les propriétés nucléaires décrivent leurs qualités à l'intérieur de la fiction, les extranucléaires se chargent de garder les objets en-dehors du monde réel.
a. Personnages et objets autochtones : inventés ou créés par l'auteur du texte b. Personnages et objets immigrants : viennent du monde réel ou d'autres textes c. Personnages et objets substituts : objet réel dont les propriétés ont été considérablement modifiées.
La différence entre b et c dépend de la fidélité de la représentation, donc elle n'est pas toujours évidente à établir. La théorie de Meinong garde les entités fictionnelles à l'intérieur du domaine des êtres, mais elle ne différencie pas assez leurs objets. Pavel propose la notion de degré d'être: la propriété extranucléaire « exister » peut avoir plusieurs degrés de dilution, qui incorporerait divers niveaux d'existence symboliques.
Les êtres de fiction et la théorie causale des noms. D'abord une difficulté : on parle d'Hamlet ou de la madeleine de Proust comme si ces êtres ou objets étaient individués et bénéficiaient d'une existence empirique, mais ces noms ou descriptions définies ne dénotent pas des objets réels appartenant à notre monde. Pour Pavel, la théorie causale des noms propres rend vraisemblable le point de vue intégrationniste, alors que les tenants de cette théorie (Kripke, Kaplan, Putnam) sont plutôt S. (La référence en fiction et dans le langage quotidien sont dans des camps opposés) Pavel montre que la référence aux êtres et objets de fiction ressemble aux procédés de référence habituels. Pour Kripke, les noms propres ne renvoient pas à un ensemble de propriétés, mais fonctionnent comme désignateurs rigides. Un nom imposé à un être continue d'y référer, même si les propriétés de cet être sont inconnues, variables ou différentes de ce que nous connaissons. Le nom propre agit comme étiquette linguistique fixée à un individu, voilà le côté structural de la théorie causale des noms; l'acte d'attacher les noms aux êtres qu'ils désignent constitue son côté historique. Pour Pavel, si on traite différemment les noms réels et les noms de fiction, c'est toujours pour des considérations historiques; structuralement parlant, il n'y a aucune différence.
Au final, Pavel plaide en faveur de modèles étoffés qui incorporent des champs autres que l'univers réel. Les êtres ne fiction ne viennent pas nécessairement à l'existence en sautant les barrières individuelles qui entravent leur histoire référentielle. Leur sort est lié aux mouvements de groupes nombreux qui partagent le même destin ontologique. La fictionalité ne peut être comprise comme trait individuel, elle comprend de vastes domaines d'êtres.