ÉVRARD, Franck, Fait divers et littérature, Paris, Nathan, 1997, 127 p. (SH)
Définition et historique du fait divers
Selon l'auteur, depuis le XVIe siècle, « on voit apparaître une véritable concurrence entre le fait divers et la littérature », ce qui s'explique par les nombreuses affinités qu'entretient le texte journalistique avec certains genres littéraires. « En tant que chronique du sang s'adressant à un public populaire, le fait divers présente […] au XIXe siècle des ressemblances thématiques et sociologiques avec le roman policier. » (6)
« De Stendhal à Didier Daeninckx, le crime apparemment anecdotique révèle souvent le sous-sol socio-économique, le champ idéologique, la dimension historique qui l'ont rendu possible. Les fictions littéraires semblent intégrer le contenu événementiel des faits divers afin de lui donner une dimension métaphorique ou symbolique. » (8)
« C'est par rapport au discours journalistique réducteur, monologique et fermé que se définit une écriture où l'éthique et l'esthétique sont indissociablement liées. » (8)
« Le fait divers n'est pas seulement l'événement lui-même mais l'information qui le relate et la rubrique du journal qui le traite. L'essence du fait divers est en effet d'être médiatisé, donné à voir, à entendre et à lire à des millions de citoyens. » (10)
Définition, selon Le Glossaire des termes de presse : « accident, délit ou événement de la vie sociale qui n'entre dans aucune des catégories de l'information ». Contrairement à la nouvelle, « significative », qui a une portée politique, économique, sociale ou culturelle, le faits divers, « insignifiants et contingents », « concernent davantage les gens en tant que personnes privées et n'ont pas directement d'effet central sur le fonctionnement de la société » (même s'il est possible qu'un fait divers soit élevé au rang de fait de société, par exemple l'affaire Dreyfus). (11)
« En dépit de cette mosaïque de faits, de cette juxtaposition anarchique d'anecdotes, il semble que le fait divers présente une certaine unité. Il déroge toujours à une norme en transgressant le respect de la vie et des biens d'autrui, en brisant la régularité de l'existence quotidienne, en violant la morale sociale et familiale, en introduisant un désordre dans la sécurité du milieu naturel, en constituant un hiatus ou encore une exception. » (13)
Il existe plusieurs catégories de faits divers:
- La restauration de l'équilibre, un instant menacé, grâce à des héros positifs, humains. Ex : un enfant qui en sauve un autre d'une noyade.
- La transgression de l'ordre moral et social : actes de violence individuelle ou privée (viol, crime passionnel, etc.), collective ou sociale (hold-up, attentat, etc.)
- Les déviances par rapport à l'ordre de la nature : incendies, naufrages. Ils révèlent une nature sauvage, inquiétante, insoumise.
- La mort comme transgression absolue : crimes, accidents, suicides chargés d'une certaine irrationalité. (13-14)
« La caractéristique du récit de fait divers est de contenir toutes les informations qui sont nécessaires à sa compréhension. Information totale, il présente une structure fermée qui répond à toutes les questions concernant l'événement et les protagonistes. Alors que les autres informations ne sont intelligibles que par rapport à leur contexte et tirent leur sens d'une conjoncture particulière, les faits divers trouvent leur sens en eux-mêmes. Selon Roland Barthes, le fait divers se caractérise par son immanence : “Au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total qui ne renvoie, du moins formellement à rien d'implicite” (« Structure du fait divers », p. 189). Ni datés, ni situés, les faits divers, histoires closes qui se suffisent à elles-mêmes, donnent l'impression d'échapper aux critères de réalité et de vérité comme si l'information n'était donnée que pour elle-même, de façon ludique ou mythique, comme si l'autocélébration de l'événement lui-même pouvait se passer de toute référence au réel. » (15)
« Les éléments qui générèrent l'histoire [du fait divers] n'excèdent généralement pas deux termes. Selon Roland Barthes, cette structure fermée s'organise soit autour d'une relation de causalité surprenante ou aberrante deux termes (le délit et son mobile, l'accident et sa circonstance), soit autour d'une relation de coïncidence entre deux termes distants ou antithétiques. »
Souvent, le fait divers s'articule sur la conjonction de deux contraires, ce qui n'est pas sans rappeler les figures de rhétoriques que sont l'antithèse et le paradoxe. (15)
La déconstruction du roman
« Les œuvres [Les caves du Vatican, L'étranger et Les gommes] de Gide, Camus et Robbe-Grillet incorporent dans leur déroulement le modèle du fait divers afin de dénoncer l'illusion référentielle, au principe de l'intérêt romanesque. Considéré sous l'angle de la communication, le roman n'intéresse en effet qu'à condition de dissimuler ce qui relève de l'artifice et d'effacer son fonctionnement matériel, littéral. Cet intérêt, le roman ne peut que le produire par la fabulation, une histoire fabuleuse et extraordinaire qui s'écarte de l'ordinaire comme le fait fait divers par exemple. Au lieu de se développer en renouvelant l'imprévu, un imprévu qui se manifeste sous la forme négative du malheur, le récit n'exploite pas le potentiel de l'extraordinaire contenu dans le fait divers. Au contraire, celui-ci est soit mis à distance en raison de son arbitraire, soit complètement gommé. » (72)
Le fait divers dans le roman contemporain
Lien potentiel à faire avec Vies et morts d'un terroriste américain de Camille de Toledo :
Évrard note que dans le recueil de nouvelles La Ronde et autres faits divers, Jean-Marie Gustave Le Clézio « s'ingénie à rendre visible et intelligible la logique implacable qui règle les événements. Il convertit la coïncidence et le hasard en des signes transparents qui renvoient à une fatalité sociale et économique intelligente. […] Pris dans les rouages du système économique des pays industrialisés, les personnages ne jouissent d'aucune liberté. Dans “David”, le destin du petit voleur (aller en prison) reproduit exactement celui de son frère aîné qui a transgressé les lois sociales. Le fait divers autorise une enquête métaphorique sur les troubles de la personnalité de l'équilibre social. […] Néanmoins, [Le Clézio ne cède pas] à la tentation militante qui ferait de la transgression ou du meurtre le produit d'une aliénation sociale, même si celle-ci entre dans la combinatoire des paramètres. Aucun sens rétrospectivement attribué ne peut expliquer de façon définitive cette “violence dans un homme non pas liée à ce qu'on lui fait subir mais naissant d'autres processus que lui-même ne comprend pas” (François Bon, Un fait divers, p. 143). (90-91)
Mensonge journalistique et vérité romanesque
« Le fait divers délimite, réduit l'épaisseur du réel en décrivant des êtres de l'extérieur, en instaurant des discontinuités ou des articulations qui détruisent la complexité. » (110)
Vers la polyphonie
Autre lien potentiel à faire avec Vies et morts d'un terroriste américain de Camille de Toledo :
« Chez de nombreux écrivains contemporains, le parti pris de la polyphonie au niveau de l'énonciation conduit à un éclatement de la signification des faits comme de la signification du moi. Le récit d'Un fait divers de François Bon se diffracte en séquences multiples qui interfèrent au lieu de s'ordonner chronologiquement. De la rencontre du couple à la reconstitution juridique des faits en passant par l'emprisonnement du meurtrier, la continuité temporelle ne cesse d'être brouillée par des retours en arrière. L'énonciation reproduit ce décalage puisque la reconstitution du drame est donnée par le biais de témoignages qui sont confrontés pour la justice mais aussi pour un film que l'on tourne simultanément. Se limitant aux dépositions des personnages ou aux impressions dont la voix rapporte les faits, le récit rend impossible le dégagement d'une vérité unitaire. S'additionnant par disjonction, les interventions expriment des points de vue différents et contradictoires sur le même événement. D'où un effet de morcellement temporel et discursif qui empêche d'appréhender directement les scènes qui structurent le fait divers. Cette polyphonie renvoie à la défection des références communes, à l'impossibilité d'insertion physique ou idéologique pour l'individu, ainsi qu'au vacillement des modèles et des valeurs à l'époque contemporaine. Les effets de spécularité liés à l'alternance entre les scènes de fiction et celles du tournage d'un fil interdisent toute récupération de l'événement par un sens attribué rétrospectivement ou par le rétablissement d'un équilibre. Irréductible, le personnage du forcené résiste aux discours de la psychologie, de la justice. Faut-il donner un sens aux événements et les interpréter, ou se contenter de les enregistrer dans leur désordre en renonçant à les comprendre ? Le roman qui dégage une impression de flottement des personnages et du sens ne répond pas. » (117-118)
Conclusion
« Articulé sur les troubles d'une causalité inexplicable ou dérisoire ou sur une relation de coïncidence qui renvoie à la fatalité ou au destin, le fait divers apparaît comme un signifiant excessif qui ouvre sur des signifiés pluriels et ambigus. […] À la fois ancré dans la réalité quotidienne et détaché de l'actualité, le fait divers n'est pas la simple reproduction du réel. Symptôme, indice, il invite à une interprétation métaphorique, symbolique ou mythique qui s'efforce de restituer le monde réel dans sa profondeur et sa complexité. » (125)