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FICHE DE LECTURE

I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE

Auteur : Blais, François

Titre : Document 1

Éditeur : L'instant même

Collection : -

Année : 2012

Éditions ultérieures : -

Désignation générique : roman (1ère de couverture)

Quatrième de couverture :

Faire du tourisme en pantoufles convenait parfaitement à notre nature. Les fois où on se disait que ça serait cool de partir pour vrai, de sentir sur notre peau le vent de Pimplico, de magasiner au centre-ville de Happyland, de se faire des amis à Dirty Butter Creek, on savait tous les deux que ça n'était que du pétage de broue sans conséquence, d'ailleurs on prenait soin d'ajouter : « quand ça nous adonnera » ou « quand on aura les moyens ». Aussi bien dire jamais.

Tess et Jude sont passés maîtres dans l'art du voyage virtuel. Un jour, l'idée de faire des Jack Kerouac d'eux-mêmes s'impose. Tess travaille au Subway, Jude est prestataire de l'aide sociale ; ils conviennent que rédiger le récit de leur expédition est l'unique moyen de la financer. Tess s'abreuve aux enseignements d'un gourou des lettres et tire les ficelles auprès d'un amoureux transi, auteur de romans abscons, afin d'obtenir une subvention du gouvernement. Le duo quittera-t-il enfin Grand-Mère à bord de sa Monte Carlo 2003 jaune pour sillonner les routes jusqu'à Bird-in-Hand, en Pennsylvanie ? Après l'échange épistolaire (Iphigénie en Haute-Ville), la biographie (Vie d'Anne-Sophie Bonenfant) et le journal intime (La nuit des morts-vivants), François Blais renouvelle le récit de voyage, le métamorphosant en chronique réjouissante, émaillée de dialogues savoureux. L'auteur s'amuse ferme — l'ironie sostenuto — du factice et de l'insolite projetés par l'écran d'ordinateur, alors qu'il sait, à l'instar de Schopenhauer, que l'entreprise est vaine et que le présent des personnages n'est qu'un point immobile dans un labyrinthe.

II- CONTENU GÉNÉRAL

Résumé de l’œuvre :

Tess et Jude habitent tous deux à Grand-Mère. L'une travaille au Subway, l'autre reçoit des prestations de l'aide sociale. Les seuls voyages qu'ils ont fait dans leur vie, c'est par Google Map et Family Watch Dog (un site web américain qui localise les gens ayant été reconnus coupables de crimes sexuels). Un jour, toutefois, ils décident de partir en voyage en Bird-in-Hand, Pennsylvanie. Problème: ils n'ont pas assez d'argent pour s'acheter une voiture ni pour payer les dépenses de leur voyage. Or, Tess reçoit depuis quelque temps les avances d'un certain Sébastien Daoust, doctorant en littérature, ex-écrivain à la prose hermétique qui travaille désormais dans une shop de bateaux. La solution de Tess et Jude pour obtenir de l'argent rapidement est alors trouvée. Il suffit de téter une subvention au Conseil des Arts - au nom de Sébastien Daoust - en promettant de publier le récit de leur expédition en Pennsylvanie. Mais ce qui était d'abord un simple prétexte à du financement prend de plus en plus d'importance pour Tess qui se met à se renseigner sur les façons d'écrire et de publier un bon roman. Ainsi, pendant une bonne partie de Document 1, elle rapporte les conseils d'écriture de différents auteurs (avec une nette prédilection pour Marc Fisher) et explore certaines arcanes du milieu de l'édition québécois, le ton avec le ton acéré et sarcastique habituel à François Blais.

Tess et Jude décident aussi d'acheter une voiture (sans même savoir s'ils pourront ou non rembourser Sébastien Daoust qui leur avance l'argent), mais, plutôt que d'écouter les sages conseils du père de Jude qui leur recommande d'acheter une Mazda fiable, pas trop vieille et dans leur budget, ils optent pour une Chevrolet Monte Carlo (plus vieille, en pas trop bon état, qui consomme autant qu'un semi-remorque et qui défonce leur budget). Ils prennent ensuite plaisir à conduire aux alentours de Grand-Mère, dépensant en essence le peu d'argent qu'ils devaient économiser pour leur voyage. Ils trouvent même une chienne - Steve - au bord de la route et l'adoptent.

Contre toute attente, Sébastien Daoust - donc Tess et Jude - obtiennent la subvention du Conseil des Arts. Rien ne les empêche désormais de partir pour Bird-in-Hand, Pennsyvanie. CEPENDANT, ils dépensent une grande partie de leur argent pour célébrer, en perdent une autre partie et le reste est utilisé pour soigner Steve qui s'est fait frapper par un semi-remorque. En plus, la Monte Carlo est brisée et sa réparation coûtera très cher. Quand Tess se rend au dépanneur pour acheter des cochonneries, elle réalise en passant à la caisse que son compte est à sec. Bref, point de départ pour Tess et Jude qui resteront toujours, justement, à leur point de départ.

Thème(s) : Argent, voyage, technologie, littérature.

III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION

Explication (intuitive mais argumentée) du choix : Tess et Jude sont les parfaits exemples de personnages incapables de mener une action jusqu'à son terme. Sur le plan de la rupture actionnelle, je dirais que Document 1 surpasse La nuit des morts-vivants du même auteur. On pourrait en fait décrire le roman comme une autopsie d'un échec (prévisible, certes). Tess et Jude n'ont aucune des qualités requises pour mener un projet à bien.

Appréciation globale : Très drôle, très agréable à lire. La nullité actionnelle des personnages est traité de façon ironique plutôt que tragique comme dans bon nombre de romans de notre corpus, mais cela n'enlève rien au fait que Tess et Jude sont les représentants par excellence des personnages “inactifs”.

IV – TYPE DE RUPTURE

Validation du cas au point de vue de la rupture

a) actionnelle : J'ai classé cette section en différents sous-points puisque Document 1 est assez complet en ce qui a trait à la rupture actionnelle…

1. Motivation problématique:
Tess et Jude ont clairement de la difficulté à justifier leurs actions. Le chapitre 6, par exemple, s'intitule « Et pourquoi pas Bird-in-Hand ? » Tess écrit ensuite: « Ça, lecteur, c’est une excellente question. […] Je mentirais si je disais qu’il s’agit d’une décision rationnelle. En fait, la réponse qui me vient spontanément est : “parce que”. Mais cela n’étant point admissible dans un texte prétention littéraire, je tenterai une explication. » (p. 37)
Je vous fais grâce de l'explication, mais disons juste que ça ne vole pas très haut… Leurs motivations sont futiles et la plupart des décisions (même celles qui, comme ici, engendrent d'importantes dépenses) de Tess et Jude semblent avoir été prises sur un coup de tête, ce qui a parfois des conséquences assez fâcheuses.

2. Problèmes d'intention:

Le plus souvent, Tess et Jude sont incapables d'entreprendre quoi que ce soit. En plus, ils en sont parfaitement conscients:
À la page 24, Tess admet que, pour eux, parler de partir pour de vrai n'est que du pétage de broue sans conséquence.
« Ici le lecteur sera tenté de dire : “Arrête ton char, Ben Hur ! Tu trouves pas que tu y vas un peu fort en qualifiant de grave décision ce qui n’est somme toute qu’un vague projet de voyage ?” À ça je réponds que si le lecteur nous connaissait un peu mieux, il saurait que de notre point de vue une décision est grave par définition, que c’est quelque chose qu’on évite comme la peste. Pour ma part, une fois que j’ai décidé quelle paire de bas porter et quoi mettre sur mes toasts, j’ai pas mal atteint mon quota de décisions pour la journée. » (p. 25)

« Ma sœur dit que si le mot “velléitaire” n’avait jamais existé, il aurait fallu l’inventer spécialement pour nous. Mais elle a tort, d’ailleurs elle dit ça juste pour faire shiner un des seuls grands mots qu’elle connaît. Velléitaire, ça veut dire que tu as l’intention de faire quelque chose, mais que tu branles dans le manche ; eh bien je peux te jurer qu’on n’a jamais eu la moindre velléité. Et si tu penses que notre expédition en Pennsylvanie entre dans cette catégorie, il sera toujours temps de ravaler tes paroles quand tu recevras notre carte postale. » (p. 37)
Comme de fait, ils n’iront jamais en Pennsylvanie, donc pas de carte postale…

Globalement, on peut dire que Document 1 est le festival de la décision douteuse. La plus lourde de conséquence est probablement celle de délaisser, contre toute attente, la Mazda au profit de la Monte Carlo, parce que celle-ci serait plus cool, en faisant fi de tous les désavantages évidents de ce choix. En fait, la plupart des décisions de Tess et Jude finissent par se retourner contre eux, s'avérer mauvaises.

3. Noeud d'intrigue et résolution

Avouons-le, il y a, dans Document 1, une intrigue et une résolution: Tess et Jude doivent trouver l'argent pour partir en voyage et, même s'ils finissent par y arriver, ils ne partiront jamais. Cependant, cette intrigue ne devrait - ou ne devait - être que secondaire, la principale étant le voyage proprement dit. D'où le paradoxe: récit de voyage sans voyage.

4. Incapacité à s'imaginer transformer le monde

Non seulement Tess et Jude sont-ils peu aptes ou enclins à entreprendre quelque chose, mais en plus, leurs gestes, le peu d'actions qu'ils mènent finissent souvent par achopper:

La sœur de Tess lui dit : « Vous partirez pas. […] Vous ferez pas de voyage en Pennsylvanie, ni ailleurs, et vous ferez rien d’autre non plus. Comment je dirais ça ?… Jude pis toi, pris individuellement, vous seriez un boulet pour n’importe qui, mais ensemble vous êtes comme deux boulets attachés l’un à l’autre, tu comprends ? » (p. 155)

Quand Tess apprend qu’elle (que Sébastien, plutôt) a reçu la subvention du Conseil des Arts : « Je suis tellement habituée à ce que les choses finissent en queue de poisson, à ce que rien n’aboutisse jamais, que les circuits cérébraux régissant la réaction au succès sont désactivés depuis longtemps dans ma tête. » (p. 161)

Quand le bruit qui vient du moteur de la Monte Carlo devient de plus en plus inquiétant : « J’essayais de ne pas trop m’en faire. On a toujours géré les problèmes comme ça : on les ignore en espérant qu’ils finissent par se régler d’eux-mêmes. Ça fonctionne dans environ deux ou trois pour cent des cas, je dirais. » (p. 173)

Le roman se termine sur les mots suivants: “on ne fera jamais rien.” (p. 180) Par les exemples précédents et ce constat empreint de résignation, on voit bien que Tess et Jude n'ont ni la motivation, ni l'intentionnalité, ni les compétences pour mener à bien un projet. En tant que personnages, ils sont nettement sous-qualifiés.

V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES

Narration autodiégétique, principalement par Tess et un peu par Jude. Leur plan initial était d'écrire un récit de voyage à deux voix, mais Tess a réalisé que Jude s'en foutait un peu et ne lui a pas laissé la plume très longtemps.

Tess est parfaitement conscience du peu d'action dans son récit et de la linéarité problématique de celui-ci. Elle avertit d'ailleurs le lecteur: “Si tu veux lire des récits qui filent du point A au point B à toute vapeur, des histoires haletantes avec un tas d'unités narratives, […] si tu veux un bouquin où il se passe quelque chose, donc, va acheter ceux de John Grisham ou de Mary Higgins Clark et laisse-moi digresser en paix.” (48) Plus loin: “Il s'est produit moins d'événements dans toute notre existence que dans un seul paragraphe de Dan Brown” (93). Parfois, aussi, Tess explique l'organisation de son récit: “Là tu te demandes sans doute ce qu'on branle sur Des Forges, tu te dis que tu en as perdu des bouts, mais ne t'en fais pas, c'est voulu: à partir du prochain paragraphe je vais entreprendre ce qu'on appelle un flashback.” (145)

Tess commente souvent son projet littéraire, à partir des conseils de Marc Fisher (p. 92-97). Elle fait par exemple une liste des dix grandes qualités que devrait contenir son roman: l'émotion (échec), l'identification (échec), le suspense (échec), l'humour (réussite), le romantisme (échec), l'information (réussite), l'imagination (mitigé), la structure (échec), la philosophie (échec, quoique…), le style (ni échec ni réussite).

Dans un chapitre du roman, Tess disserte sur le genre du récit de voyage puisque, affirme-t-elle, elle s'apprête à en écrire un. C'est un peu paradoxal qu'elle inscrive ainsi son projet dans une telle tradition étant donné qu'ils ne finiront jamais par partir. On peut raisonnablement penser que Document 1 est le seul récit de voyage dans lequel les voyageurs ne partiront jamais.

Comme dans plusieurs romans de François Blais, on dirait que l'écriture (donc la narration) a besoin d'être justifiée: dans La nuit des morts-vivants, c'était un mystérieux contrat d'écriture ; dans Document 1, la justification et les prolégomènes de l'écriture finissent par prendre pratiquement tout l'espace.

VI - Extrait BONUS

Tess qui explique son projet à Sébastien Daoust : « Jude et moi on veut aller à Bird-in-Hand – sans aucune raison valable, mais on y tient – et, comme je disais, on est pauvres : je fais des sous-marins et lui ne fait rien du tout. On s'est creusé la tête pour essayer de trouver un moyen de faire apparaître quinze mille dollars, mais on est trop lâches pour économiser, on est trop pleutres pour dévaliser une banque et on est trop cons pour monter une arnaque, ça fait qu'on a décidé de se tourner vers l'État… » (p. 75)

ranx/document_1.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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