Notice bibliographique : BOUYSSI, Nicolas, Compression, Paris, POL, 2009, 175 pages.
Résumé de l’œuvre :
Un aveugle (anonyme) a rendez-vous avec sa sœur Hélène dans un quartier de Paris. Or, Hélène, habituellement ponctuelle, ne se présente pas. Troublé par son absence, l'aveugle se met à la recherche de sa sœur. Comme il a toujours dépendu d'elle, il est forcé d'accroître son autonomie : autrefois confiné à son quartier, dans lequel il peut s'orienter tout seul, le héros doit élargir son univers, explorer des zones de Paris où il n'est jamais allé. La disparition d'Hélène lui fait aussi connaître un aspect insoupçonné de sa sœur : Jeanne, sa colocataire engagée pour prendre soin de lui, la police qu'il alerte et l'ex d'Hélène lui révèlent tour à tour les travers de son aînée qu'il avait toujours perçue comme un exemple de dévouement et de générosité. Peu à peu, l'hypocrisie et la sourde violence de leur relation fait surface. L'aveugle passe finalement de l'attente perpétuelle à l'action en allant chez sa sœur pour démolir son appartement, marquant ainsi sa rupture avec sa sœur et sa nouvelle autonomie.
Narration : autodiégétique, focalisation interne vers l'aveugle
Explication : L'aveugle est à la fois le protagoniste et le narrateur du récit. On a accès uniquement à sa pensée et sa « vision » du monde. Le handicap du narrateur, mais aussi son esprit tourmenté, fait en sorte de les gestes les plus banals du quotidien semblent étranges. Les seules légères entorses à la focalisation surviennent quand le narrateur tente de deviner ce que Briscart, son chien-guide, peut bien penser. La focalisation fait aussi en sorte qu'il est difficile de comprendre tout ce qui motive les gestes du personnage (par exemple, pourquoi démolir l'appartement d'Hélène? On peut déduire que cela marque une étape dans sa quête d'autonomie, mais ce n'est pas du tout explicite) , ou de saisir clairement ses pensées.
Personnage(s) en rupture : l'aveugle
A) Nature de la rupture : interprétative et actionnelle
Explication : Le handicap visuel du narrateur ne lui permet pas d'interpréter le monde aussi facilement que les voyants. Il ne peut comprendre et considérer que les gens et les objets qui entrent directement en contact avec lui : son univers se résume aux choses qu'il peut toucher.Dépendant des autres, le personnage adopte une attitude passive d'attente perpétuelle : il attend que sa sœur vienne le voir, que les passants l'aident à traverser la rue, etc. Étrangement, le personnage a aussi de la difficulté à interpréter et comprendre ses propres émotions et ses propres pensées.
B) Origine de la rupture : actorielle (?)et mondaine
Explication : Sa « tare », comme il l'appelle, le distingue, l'isole du reste de la population. Il utilise d'ailleurs régulièrement « les types comme moi » pour désigner sa condition, ce qui marque d'emblée sa rupture avec la société, avec les gens « normaux ». Ces gens normaux participent toutefois à entretenir la distance entre eux et l'aveugle en faisant preuve de trop de douceur ou de violence envers le héros.
C) Manifestations : handicap et postures passives
Explication : Le narrateur est né aveugle et est accompagné de son chien guide. Sa dépendance aux autres pour s'orienter fait en sorte qu'il est généralement passif, du moins aux yeux des voyants. Il attend constamment que quelque chose se passe ou que quelqu'un s'occupe de lui, du moins jusqu'au dénouement du récit, où il se rend seul dans l'appartement de sa sœur.
D) Objets : portions du monde indéchiffrables
Explication : L'incapacité à voir n'empêche pas complètement le protagoniste de percevoir et de comprendre le monde; bien que beaucoup de choses lui échappent, il se sait capable de déchiffrer son environnement avec un peu de temps et d'efforts. Un autre trouble, qu'il appelle son « autisme », l'empêche, de façon plus profonde, de comprendre ses sentiments et ceux des autres. Incapable de voir les expressions faciales, et incapable de savoir si son visage exprime les bonnes émotions - s'il en exprime - son rapport aux émotions est problématique.
E) Manifestations spatiales : ...
Lieux représentés : Quelques rues de Paris, le métro et ses stations, un parking, la gare Montparnasse, l'appartement de l'aveugle et,à la toute fin, celui de sa soeur.
Explication : L'aveugle se plaint souvent de l'étroitesse de son monde : il désire explorer de nouveaux endroits sans toutefois passer à l'action. La description olfactive, tactile et sonore des lieux sont particulièrement marquantes parce qu'elles permettent de vraiment imaginer comment un aveugle perçoit le monde. Le roman s'ouvre d'ailleurs par la description d'un trajet en métro.
Tout comme le personnage de Rémi dans Double vie, l'aveugle trouve un certain apaisement dans les parkings souterrains, à cause de leur calme et de leur acoustique (voir la citation tirée des pages 54-55).
F) Citations pertinentes
p. 23 : « Autant l'admettre : compte tenu de mon âge, de mes essais, de leur avortement, je ne serai jamais quelqu'un d'autonome. Ou bien c'est autre chose. Il y a des habitudes que je n'ai pas acquises dans mon enfance, et les limites de mon émancipation dresseront toujours des bornes à l'existence des gens qui sont d'accord pour partager la mienne. »
p. 24 -25 : « Des mots de mauvais augure me viennent. J'ai l'impression qu'ils on pour objectif de me traquer; ils s'insinuent dans toutes mes réflexions. Et ils les souillent, en changent le sens, ils les rendent nulles. J'aimerais que ces mots soient corpulents. Je pourrais les prendre entre mes mains afin de les massacrer. Mais ils me raillent, je suis hanté. C'est ce que je suppose. »
p. 32 : « Malgré ce qu'on m'avait prétendu, je n'étais pas au centre du monde. Je n'en étais qu'un détail, voire un déchet. Ce que je connaissais de mon entourage était semblable aux pièces d'un jeu dont seul l'ensemble m'aurait autorisé à maîtriser les règles. Je ne m'adaptais qu'à un monde proche, dont les zones d'ombre proliféraient, étaient dangereuses, inatteignables parce que lointaines. »
p.53 : « Et puis trop d'excitations auditives m'éperonnent, quotidiennement, n'importe où, sur les places, sur les boulevards, sur les avenues, dans les impasses et les ruelles. […] On m'interpelle. […] J'ignore si ce sentiment est à mettre en rapport avec mon propre autisme, mais je ne conçois dans ces cas-là les gestes des autres que comme des formes perverses et insidieuses d'agressivité. »
p. 54-55 : Dans un parking : « L'endroit représente l'extrême limite de mon domaine. Le son y est d'une qualité exceptionnelle. Tout bruit décuple d'abord son écho, atteint ensuite un point insituable. […]L'espace agit sur moi comme une enveloppe. Il est chargé de sons qui me contiennent. […] Tout est paisible : je n'attends rien. Je suis au diapason de l'odeur d'essence et de béton. Je fais le tas. C'est moi l'attente. »