FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Victor Lévy Beaulieu Titre : Seigneur Léon Tolstoï – Œuvres complètes tome 34 Lieu : Trois-Pistoles Édition : Trois-Pistoles Année : 2001 [1992] Pages : 170 p. Cote : PS8553 E35 S45.2001 Désignation générique : Essai-journal
Bibliographie de l’auteur : Abondante. Nommons les nombreux «essais biographiques» : Pour saluer Victor Hugo, Jack Kérouac, Monsieur Melville, La tête de Monsieur Ferron, Docteur Ferron, Sophie et Léon, etc. Biographé : Léon Tolstoï Quatrième de couverture : «Comme il le fait depuis son entrée en écriture, VLB interroge dans cet essai-journal la pratique de son écriture et celle de sa vie par le biais des lectures qu’il entreprend sur l’un des grands écrivains du dix-neuvième siècle, Léon Tolstoï.» [Extrait] Cette quatrième de couverture résume bien l’entreprise (auto)biographique de VLB. Préface : Aucune. Rabats : Oui, mais vierges ! Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : 16 pages de photographies de Léon Tolstoï, de Sophie Bers Tolstoï et autres.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Sans le moindre équivoque, on associe l’auteur à VLB. Non seulement fait-il constamment référence à son vécu dans son «journal de bord», mais il se trouve également fortement impliqué subjectivement dans les chapitres plus «essayistiques» consacrés à Tolstoï. À certains moments, il s’exprime même au «nous» comme pour universaliser son propos qui demeure pourtant très personnel et utilise énormément de mots d’argot québécois dans son journal. De plus, il n’hésite pas à commenter les œuvres qu’il préfère ; sa vision biographique et analytique est donc marquée par une subjectivité avouée : «Dans ce récit que je préfère à tous les autres…» (p.48), etc.
Narrateur/personnage : Narration hétérodiégétique en ce qui concerne la partie biographique, mais le narrateur se fait remarquer notamment en rendant explicite sa fonction narrative. Par exemple : «Et c’est de cela dont je parlerai dans le prochain chapitre.» (p.69) / «Du deuxième, qui est pour moi le chef-d’œuvre de Léon Tolstoï, je vais maintenant parler.» (p.84) / «Avant d’y entrer, un grand respir [sic]. Pour la suite du monde, vaut mieux s’y résoudre.» (p.117) / etc. * Pas de remarques particulières sur les rapports du narrateur au personnage.
Biographe/biographé : Le biographe parle lui-même d’une passion qu’il nourrit depuis longtemps envers Tolstoï : «Mais quelle étrange bête que celle de la passion ! Après une semaine, Léon Tolstoï m’avait entièrement tiré à lui, au point que je me mis à rêver qu’un jour, je rendrais compte de cette passion-là.» (p.14) Il y a donc un lien fort qui unit le biographe au biographé et c’est sous la forme d’une pièce de théâtre que VLB choisit de rendre compte de l’entreprise biographique qu’il a commencé depuis deux ans (la forme théâtrale est celle qui lui semble convenir le mieux, bien qu’il ne puisse expliquer pourquoi). En concluant son livre par la description de sa motivation fasse au projet du journal et de l’essai biographique, VLB note que ce qui l’intéressait d’abord c’était de rendre compte à lui-même des lectures qu’il faisait sur Tolstoï et il précise : «- sans véritablement me soucier de quoi que ce soit d’autre, surtout pas de l’unité du style, ni de la vérité hagiographique : j’ai laissé libre cours à ma fascination.» (p.163)
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : L’ouvrage se découpe en deux parties qui s’entrecoupent constamment. Il y a le «journal de bord» de VLB, d’une part, où il raconte brièvement ce qu’il fait pendant la journée, l’état de ses réflexions et l’avancement de ses travaux. Bien que sa propre vie soit le moteur de l’écriture du journal, VLB tente de relier tout cela – parfois maladroitement - à Léon Tolstoï et à Sophie Bers. Il fait parfois allusion à la pièce de théâtre qui sera l’aboutissement de toute cette recherche biographique (voir p.86-87), mais il demeure assez discret sur le sujet. Le «journal de bord» est davantage consacré à l’essai biographique qui le côtoie qu’à la pièce à venir. Les chapitres portants des titres thématiques, pour leur part, constituent une sorte d’esquisse biographique de Tolstoï. Un premier est consacré à «la vieille Russie», un deuxième aux «ancêtres de Tolstoï» avant d’en venir à Tolstoï lui-même, à son mariage avec Sophie Bers, à leur vie familiale désastreuse, à sa vie d’écrivain, etc. Nous avons donc, de sa naissance à sa mort, une reconstitution du parcours personnel et professionnel de Tolstoï, ce qui rappelle la biographie traditionnelle. Le livre se termine sur l’annonce, dans le journal de bord, de l’écriture de Sophie et Léon. Ainsi donc, «l’essai-journal» se présente comme un lieu de germination d’une œuvre à venir.
Ancrage référentiel : Très marqué, tant dans la biographie que dans le journal de bord. Non seulement tous les lieux et personnes évoqués sont-ils réels, mais le biographe s’appuie également sur divers documents dont les journaux des époux Tolstoï, mais aussi des livres tels Histoire d’une grande famille de Nikolaï Tolstoï et, surtout, Tolstoï de Henry Troyat. Toutefois, bien que cette biographie soit documentée, elle n’est nullement «scientifique». Notons également que Beaulieu fait référence aux personnes qui l’entourent et à son téléroman Montréal P.Q. sur lequel il travaille au moment de la rédaction de la pièce. Il soulève également les soucis matériels et économiques que lui cause la pièce Sophie et Léon (p.71).
Indices de fiction : Ni la biographie ni le journal ne semblent contenir de faits imaginaires, mais il n’est pas exclu qu’une partie du journal relève d’une sorte de fabulation ou disons de réorganisation de la «matière» dont disposait VLB. Comment expliquer, par exemple, qu’il ait eu l’idée de tenir un journal personnel alors qu’il se dit débordé par mille tracasseries et par son travail plutôt que de se concentrer sur l’œuvre à écrire (la pièce ou la biographie) ? Comment se fait-il qu’il se sente obligé de ramener son propos à Sophie et Léon dans ce journal alors que, visiblement, ce n’est pas ce qui l’intéresse en premier lieu ? Comment ce fait-il que l’écriture de la biographie et de la pièce de théâtre prenne somme toute si peu de place dans le journal ? Rien ne donne à penser que ce journal soit fictif, mais rien ne donne à penser qu’il soit «authentique» non plus. VLB aurait très bien pu remanier après coup des fragments d’un journal qu’il tient de façon régulière pour les incorporer à sa biographie. Ce journal, qui n’est pas daté et dont chaque entrée commence par «Vivant» et se termine par «Demain si je suis vivant», ne rend pas compte non plus d’une progression dans le processus créateur de VLB. Dans le cas de la biographie, on peut parler, à certains moments, de «rêveries» du narrateur à propos des personnages, ce qui nous rapproche ostensiblement de la fiction (mais d’une fiction qui n’est pas ici mise en œuvre – on se référera sans doute à la pièce) : «Pauvre Sophie ! ai-je l’envie d’écrire. Je la vois très bien dans cette voiture qui, de Moscou, l’emmène, elle et Léon Tolstoï vers Iasnaïa Poliana. Elle est seule avec lui et doit se demander comment se déroulera leur première nuit de femme et d’hommes mariés. Elle n’a encore jamais fait l’amour avec un homme, elle est romantique et, bien qu’elle sache par le Journal de Léon Tolstoï qu’il a couché avec des putains et Axinia, elle a toute la sensualité naïve des jeunes filles de son âge.» (p.62-63) En ce qui concerne l’essai biographique, on trouve à certains moments des reconstitutions brèves de scène de la vie de Tolstoï avec, une fois, un dialogue (p.89).
Rapports vie-œuvre : La vie et l’œuvre sont étudiées en parallèle et occupent à peu près une place égale. Par exemple, si VLB est fasciné par la figure de Léon Tolstoï, il n’en demeure pas moins que cette fascination trouve sa source dans la lecture de son œuvre, tout particulièrement dans celle d’Anna Karénine. On trouve, dans un extrait de «journal de bord», le synopsis de Guerre et paix ainsi qu’une commentaire plutôt négatif sur cette œuvre (p.72-76). Il y a également un chapitre consacré à «Anna Karénine, autour et dedans» (p.89-101) dans lequel VLB établit des rapports entre des extraits de l’œuvre et l’état d’esprit de Tolstoï au moment où il rédigeait (p.93). À part, bien sûr, lorsqu’il tire des informations et des interprétations des œuvres de jeunesse de Tolstoï qui sont majoritairement autobiographiques, VLB n’établit toutefois pas outre mesure des liens entre la vie et l’œuvre de Tolstoï, à l’exception de La Sonate à Kreutzer qui – selon lui mais selon beaucoup d’autres aussi – est le lieu où Tolstoï, au moyen d’une fiction, règle ses comptes avec Sophie et avec le mariage en général. Cette fois, VLB soutient que ce récit est entièrement autobiographique et il en donne une preuve en 4 volets (Voir le chapitre «La sonate à Kreutzer» p.123-132). Soulignons, en dernier lieu, que les liens que VLB fait sont davantage de l’ordre d’un rapport vécu-écriture : «La pièce qu’il va écrire est une étonnante tentative de sublimation de son propre cauchemar.» (p.123)
Thématisation de l’écriture et de la lecture : - L’écriture de Beaulieu est fortement thématisée à l’intérieur du «journal de bord» dont, manifestement, il s’agit d’une des fonctions premières, c’est-à-dire réfléchir sur l’écriture, bien que cette réflexion demeure souvent assez superficielle : «J’aime écrire dans cet état de fébrilité quand la mémoire, l’imagination et la création s’amalgament et que dans la tête ça devient une spirale d’étincelle ludiques» (p.149) / «D’habitude, quand je rêve de même, c’est que je suis mûr pour sombrer totalement dans l’écriture. On n’écrit que bandant. Et bandé.» (p.150) Toutefois, l’on remarque que l’écriture est plus souvent connotée négativement comme en témoigne l’extrait suivant : «Car écrire est souvent une maladie.» (p.11) - L’écriture de Tolstoï est également thématisée, mais peut-être à un degré moindre. On y retrouve quelques allusions plus ou moins métaphoriques : «Le gros de ses énergies, il va les consacrer à écrire comme un forcené, aussi bien pour oublier sa condition d’homme marié et de père qui lui répugne, que pour se délivrer des grands romans qui prolifèrent en lui à la manière d’un cancer.» (p.84.) ; ainsi qu’une dramatisation du «projet d’écriture» de Tolstoï : «Léon Tolstoï est allé jusqu’au bout de son projet d’écriture tel qu’il le concevait lors de son entrée en littérature et a fait magistralement de son autobiographie celle de tout le peuple russe.» (p.147) Il y a donc (comme dans presque toutes les biographies du corpus) une volonté de retracer le mythique destin d’écrivain qui se dessine en filigrane dans la vie de Tolstoï. Ainsi, faisant de celui-ci le «dépositaire» de toutes les forces et faiblesses de ses ancêtres, VLB ajoute : « - un cas limite, celui de l’assomption d’un homme pour qui l’écriture est un absolu parce que perçue et vécue comme le centre même du monde.» (p.35) - La lecture, quant à elle, est beaucoup moins thématisée, à l’exception du «projet» du journal de bord que VLB explique ainsi : «Pour le moment, je crois bien que l’objectif que je m’étais fixé il y a maintenant un mois est atteint : dans ce journal de bord, et dans ce qu’il y a entre ça et ça, j’ai essayé de me rendre compte à moi-même de mes lectures et relectures de et sur Léon Tolstoï entreprises il y a plus de deux ans déjà.» (p.163)
Thématisation de la biographie : Elle est fortement thématisée par le biais du journal de bord. En effet, VLB y consigne l’avancement de son travail et de sa réflexion faits à partir des matériaux biographiques. Il y a ici un souci d’exhaustivité et de fidélité, bien que le biographe ait une façon bien à lui d’envisager son travail créateur : «Passé une heure chez le libraire, à questionner son ordinateur pour savoir s’il n’y aurait pas en français des livres sur Léon Tolstoï que je ne connaîtrais pas encore – car ainsi suis-je quand j’engrange les matériaux avant de me mettre vraiment à l’ouvrage : j’ai besoin de tout comprendre, même ce qui pourrait n’avoir qu’un rapport très peu probant avec le projet. Après, je laisse la mémoire besogner […]. Nul besoin donc de tout noter – trop d’informations écrites vous font oublier l’essentiel, c’est-à-dire l’obsession fondamentale par laquelle se fondent aussi bien la vie que l’œuvre qui est venue d’elle.» (p.37) L’importance que prennent les autres biographies lors de la recherche documentaire est également soulignée : «Ces éléments biographiques que raconte Henri Troyat m’aident à mieux comprendre ce que pouvait être la vie à Iasnaïa Poliana […]» (p.112.)
Topoï : Le dédoublement est un topos privilégié – pour ne pas dire un lieu commun - dans la plupart des biographies d’écrivain et celle de VLB n’y échappe pas ; plus encore, le dédoublement agit ici comme un moteur tant de la biographie que de la vie créatrice de l’auteur. VLB souligne : «Mais ce qui constitue le fond de sa nature refait surface, comme si deux personnalités cohabitaient en lui, le tiraillant sans cesse, le forçant à tomber tantôt dans un monde et tantôt dans l’autre.» (p.46) VLB poursuit en décrivant les deux mondes de Tolstoï et ce qu’il représente sur le plan créateur. Autres topoï : l’écriture, la Russie, les différences de classes, la richesse versus la pauvreté, les relations conjugales, la vie familiale difficile, Tolstoï pédagogue et prophète, etc.
Hybridation : La désignation générique propose d’emblée que nous sommes devant une forme hybride, soit celle du mélange entre l’essai et le journal, même s’il s’agit en fait d’un collage des deux formes. C’est toutefois grâce au titre que l’on devine la parenté thématique avec la biographie.
Différenciation : Cet essai-journal se différencie de la biographie traditionnelle en refusant le côté «scientifique» et en privilégiant une approche subjective de la part du biographe. Le rapport entre le biographe et le biographé, qui est souvent de l’ordre de la fascination, est ici ouvertement assumé.
Transposition : - Transposition des œuvres autobiographiques de Tolstoï ; simplement par extraits qui viennent appuyer les explications de VLB ou encore parce qu’ils touchent sa sensibilité : «Cette scène, je ne peux résister à la tentation de la citer au complet, d’abord parce qu’elle est belle en elle-même, et aussi parce qu’elle est éclairante sur la problématique tolstoïenne» (p.44) - Transposition de l’œuvre «intime» de Sophie Bers et Léon Tolstoï : Dans un chapitre intitulé «Sophie Bers», VLB oppose les voix des deux protagonistes à travers leurs journaux (p.65-68). En juxtaposant ainsi des extraits et en les situant dans un contexte d’écriture différent, il donne un nouveau sens aux paroles de chacun.
LA LECTURE
Pacte de lecture : Le pacte de lecture propose d’accepter pour vraies les propositions qui sont faites à travers l’essai-journal, tout en excusant certaines lacunes de l’auteur. Selon son propre aveu, il ne vise pas à l’exhaustivité, à l’objectivité où à l’uniformité du style. Il cherche plutôt à rendre, sous une forme ou une autre, de sa passion pour Tolstoï et pour le travail d’écriture en général.
Attitude de lecture : La façon narcissique qu’à VLB de travailler est terriblement agaçante, mais je dois admettre qu’il a du talent et qu’il est pour le moins original. La famille Tolstoï qu’il dépend, malheureusement proche de la réalité, est tout simplement exécrable.
Lecteur/lectrice : Manon Auger