Table des matières
TENDANCES CYCLIQUES DU DISCOURS SUR LA LITTÉRATURE DANS LES REVUES DE CRÉATION QUÉBÉCOISES DE 1977 À 2012
Par Myriam Saint-Yves et Gabrielle Caron
Les revues de création constituent à la fois des plateformes de diffusion et des lieux privilégiés de réflexion sur la littérature. Animées par des visions différentes de ce que pourrait, ou devrait, être la littérature, ces revues se démarquent par l’intention sans cesse renouvelée de représenter un certain état de la production littéraire actuelle : elles proposent de diffuser des voix uniques, ancrées dans le présent. Particulièrement vive dans les années 1960 et 1970, cette volonté de mettre de l’avant la production littéraire « nouvelle » a donné naissance à des revues marquantes, dont quelques-unes sont encore publiées, comme Estuaire et Moebius. Chacune de ces revues s’était donné, lors de sa fondation, des mandats bien définis visant à valoriser et à défendre des créneaux précis, que ce soit la diversité de la production littéraire ou la poésie produite en dehors de la métropole. Toutefois, l’étude de ces deux revues dans leur durée montre que ces visées premières ont progressivement perdu de leur importance au profit de la promotion de la littérature dans un sens plus large. Les « jeunes » revues – Exit, Zinc, Jet d’encre, Contre-jour, L’Inconvénient, etc. – nées dans l’effervescence littéraire des années 2000 – semblent avoir profité de ces espaces inoccupés : nous verrons comment, en récupérant les mandats devenus moins prioritaires pour Moebius et l’Estuaire, les nouvelles revues de création conçoivent et représentent la littérature d’aujourd’hui.
Bien que notre approche historique et comparative soit légèrement en marge de la problématique centrale de cette journée d’étude, elle nous semble pertinente dans la mesure où elle permet de révéler un mouvement cyclique dans les mandats des revues, mouvement qui dévoile les préoccupations centrales, récurrentes, concernant la littérature au Québec. Pour parvenir à montrer qu’il existe un mouvement cyclique dans le milieu des revues de création, nous dresserons d’abord un bref portrait du contexte dans lequel les revues Estuaire et Moebius sont nées. Cette première étape de notre analyse permettra de montrer que les revues se sont construites sous le mode de la contestation. Nous aborderons ensuite la vie de ces revues, c’est-à-dire leur décloisonnement graduel, que ce soit sur le plan générique ou géographique, les créneaux qu’elles défendent actuellement ainsi que ceux qu’elles ont délaissés. Le dernier volet de notre démonstration portera sur les mandats que se sont donnés les jeunes revues. Afin de sélectionner un corpus suffisant et pertinent, nous avons d’abord recensé les revues publiées au Québec; nous avons ensuite isolé les revues de création, c’est-à-dire celles qui, tout au long de leur existence, ont publié principalement des textes littéraires, de fiction ou non. Nous avons retenu celles qui étaient encore publiées au début de la collecte des données, en 2011. Les revues universitaires ou collégiales de distribution limitée (tel que le Lapsus de l’Université Laval et les fanzines) ont également été laissées de côté dans ce travail, notamment à cause de l’irrégularité de leur parution et de la difficulté de les répertorier efficacement. Notons que, bien que la vie des revues soit intimement liée aux facteurs économiques et aux effets du marché, nous ne nous sommes pas attardées à cet aspect des publications, privilégiant plutôt le contenu des revues.
1. Les revues Estuaire et Moebius
1.1 Panorama
Les deux revues qui nous serviront ici de point de comparaison et de repères temporels sont Estuaire, fondée en mai 1976, et Moebius, fondée peu après, en 1977. Les décennies 1960 et 1970 ont été cruciales dans l’affirmation de l’identité nationale au Québec : la promotion de la littérature nationale était alors en plein essor, comme en témoigne le nombre considérable de revues savantes (pensons à Études françaises (1965), Voix et Images (1967), Études littéraires (1968)), de maisons d’édition et de théâtres fondés durant la décennie. Ce processus d’édification de la littérature nationale, très fort dans les années 1960, se poursuit dans les années 1970, mais il entraîne également son revers : certains acteurs du milieu, par esprit de contestation, affectent un désintéressement de la cause souverainiste et la délaissent. Estuaire et Moebius, consacrées essentiellement à la création littéraire (poétique et narrative), incarnent, chacune à leur manière, cette double posture de la littérature québécoise, c’est-à-dire qu’elles sont tantôt formalistes et tantôt préoccupées par le pays et le collectif, considérant la littérature à la fois pour sa beauté et pour ses idées.
1. 2. La création d’Estuaire et de Moebius : une naissance sur le mode de la contestation
La revue Estuaire a été fondée, en mai 1976, par quatre écrivains de la ville de Québec : Claude Fleury, Jean-Pierre Guay, Pierre Morency et Jean Royer. L’objectif premier de ce projet est de valoriser et de diffuser la poésie qui se crée à Québec. Les quatre écrivains ont la forte impression qu’il y a un manque à combler sur ce plan dans la mesure où la poésie qui circule généralement vient de la ville de Montréal et est donc centralisée en un seul lieu. Québec connaît alors une effervescence créatrice manifeste et la venue de la revue Estuaire, en tant que lieu fixe et organisé, servira à diffuser largement – et non plus seulement à l’intérieur d’un cercle d’initiés – les nombreuses activités littéraires et culturelles qui ont cours dans la ville. Pour les créateurs de l’Estuaire, la revue se doit d’abord et avant tout de répondre au besoin viscéral de la communauté de s’exprimer par la littérature. Ils se présentent comme un « groupe de création » et ils mettent l’accent sur la nature collective de leur projet : « La revue ESTUAIRE est née d'un besoin commun d'affirmer la vie dans le poème et de poursuivre en groupe une démarche critique face aux nécessités d'une expression individuelle et collective » (Jean Royer, « Présentation », n°1, 1976). Bien que les fondateurs de la revue affirment dans les textes de présentation ne pas vouloir mélanger littérature et idéologie, leur entreprise, axée sur l’expression de la communauté, entretient des liens étroits avec la cause souverainiste, comme le suggère cet extrait sur la création de la revue : « [Créer une revue de création] C'est affirmer […] le droit pour une collectivité de se prendre en main pour mieux se faire entendre des autres et les accueillir en retour chez elle ». Cette affirmation peut être transposée à la situation du Québec et laisse paraître une volonté d’atteindre une plus grande autonomie nationale.
Estuaire s’oppose à la mouvance marxiste et formaliste à laquelle adhèrent certaines autres revues de l’époque, comme La Barre du jour et Herbes rouges. Comme l’exprime Jean Royer, la poésie, ce n’est pas seulement une question d’avant-garde. Elle doit conserver son émotion et exprimer des idées, critères qui ont été délaissés par les expérimentations des revues formalistes; on refuse donc ces écritures savantes, leur préférant une approche empirique et positive du langage. Bref, la revue se veut sans ancrages officiels, qu’ils soient politiques ou idéologiques, même si la cause souverainiste paraît une préoccupation implicite. Le seul engagement manifeste qu’elle s'autorise est celui de la poésie et du langage à titre de témoins du monde.
À l’instar de la revue Estuaire qui prend implicitement position pour une littérature libre, au service de la communauté et de la représentation sensible du réel, la revue Moebius se positionne contre l’approche froidement savante de la littérature. Mise sur pied en 1977 par Pierre DesRuisseaux, Raymond Martin et Guy Melançon, la revue est elle aussi née durant cette période charnière marquée à la fois par le déclin de la contre-culture et la montée de la « nouvelle écriture », une écriture formaliste et « un peu pointue […] soutenue par La Barre du jour, Les herbes rouges, la direction de l’UNEQ, la critique littéraire du Devoir et les professeurs des cégeps et des universités. » (Moebius. Index 1977-2005 : 3) En réaction au discours dominant, Moebius se positionne fermement, dès sa création, comme un lieu de découverte et d’expérimentation, un lieu d’expression libre de « tout sectarisme et de l’intransigeance des poncifs et des nouveaux prêtres littéraires » .
Davantage attachée au discours qu’à la forme qu’il emprunte, l’équipe éditoriale souhaite répondre à un besoin de prise de parole libérée de toutes contraintes extérieures, comme les effets de mode. En ce sens, la revue rejoint le même objectif premier que la revue Estuaire : offrir aux poètes un lieu où exprimer leur intériorité, donner forme à leur imaginaire et à leurs émotions. Toutefois, contrairement à Estuaire qui se spécialise en poésie, Moebius deviendra au fil des ans une revue « généraliste », convaincue de la nécessité d’accueillir une pluralité d’écritures, de genres et de styles et « qui n’a que faire de l’étanchéité des genres ou de l’alignement idéologique. » (Moebius. Index 1977-2005 : 6)
Lors de son arrivée au comité de direction en 1981, Robert Giroux - qui remplace alors Pierre DesRuisseaux - affirme plus solidement l’esprit de contestation, jusqu’alors assez discret, qui anime la revue. Alors professeur de littérature à l’Université de Sherbrooke, Robert Giroux connaît les milieux académiques et le monde de l’édition, et il les critique ouvertement dans les pages de la revue. En plus de décrier la complaisance des universitaires, Giroux s’attaque au fonctionnement du milieu littéraire qui, selon lui, désavantage les créateurs. Il y dénonce la « bureaucratisation » du champ littéraire et les sommes dérisoires qui sont accordées aux auteurs en comparaison de celles sur lesquelles peuvent compter les universités et les distributeurs. La question du financement, qui influence directement la diversité des plateformes de diffusion littéraire, est soulevée plusieurs fois par Giroux et par des collaborateurs de Moebius : selon eux, les subventions participent à une dangereuse normalisation de la littérature par l’institution, normalisation qui trouve son prolongement entre les murs des universités.
Les propos de divers collaborateurs sur les limites du cadre universitaire rejoignent la position de la revue contre une homogénéisation de la création imposée par l’institution, mais aussi par les médias – dont Le Devoir – et les organismes subventionnaires qui valorisent un type de littérature en particulier et, du même coup, occultent une importante partie de la production du Québec. Pour briser cette homogénéité, l’équipe de la revue Moebius opte pour une ligne éditoriale éclectique qui accueille les textes non conformes à l’image de la littérature alors privilégiée au sein des autres périodiques. Sa démarche est ainsi volontairement à contre-courant de ce que prône une institution qui se veut alors savante.
2. Décloisonnement et changements de positions : décloisonnement générique et géographique
2.1 Moebius et le décloisonnement générique
Comme on peut le voir, la vie des deux revues a été marquée par des changements graduels. Ces derniers relèvent de l’ouverture et du décloisonnement, comme si l’existence des revues et la réalisation de leurs objectifs respectifs ne pouvaient être garantis que par un assouplissement de leurs positions initiales.
Moebius se positionne très tôt pour un décloisonnement des genres. Cette ouverture est nécessaire pour représenter et préserver la diversité de la production littéraire que la revue voulait mettre de l’avant. Exclusivement dédiée à la poésie jusqu’en 1978, Moebius choisit très tôt de publier divers genres, d’abord la nouvelle (soulignée par un numéro spécial en 1979 (n°8)), puis l’essai, et finalement la critique littéraire dans la section « Yeux fertiles ». On retrouve aussi, à l’occasion, des comptes-rendus d’évènements ou de tables rondes. Bien qu’ils soient, dans les premiers temps, généralement regroupés par type dans la revue (viennent d’abord les textes poétiques, puis les nouvelles, et, finalement, les essais ou les textes d’opinions), les textes ne sont présentés que par leur titre et le nom de leur auteur : il n’existe pas de division nette dans la table des matières ou dans le corps du texte. Le caractère éclectique de la revue semble alors bien affirmé et totalement assumé : plus besoin de le revendiquer en mettant de l’avant la diversité des textes, ou de guider les lecteurs en créant de nouvelles étiquettes ou des catégories. L’équipe de la revue Moebius semble plutôt miser sur les thèmes pour organiser et unir les textes. Les numéros thématiques apparaissent au début des années 1980 - ainsi qu’une occasionnelle section « Hors-thème » qui marque du même coup l’importance des différentes thématiques pour la cohérence des numéros. L’évolution de ces thèmes au fil des ans révèle le progressif déplacement des priorités de la revue : de thèmes provocateurs, très engagés et très proches des enjeux de la littérature au Québec tels que le pamphlet (n°17), l’utopie (n°33), le polémique (n° 30) et la censure (n°32), on passe graduellement, dès la fin des années 1980, à des thèmes plus légers ou ludiques, plus près du corps, comme le plaisir (n°61), le sport (n°86), « À table! » (n°115) ou le nu (n°129). Bien que les thèmes littéraires et les numéros spéciaux ne soient pas disparus, on remarque tout de même une tendance de la revue vers le divertissement.
2.2. Le décloisonnement géographique d’Estuaire
Dans le cas de la revue Estuaire, ce sont les frontières géographiques qui sont progressivement effacées. Dans le mot de clôture du premier numéro d'Estuaire, Jean Royer, alors directeur, présente l'appartenance des fondateurs de la revue à la ville de Québec comme quelque chose de primordial. Selon lui, la personnalité de la revue doit se développer à partir de ses auteurs et l'appartenance à la ville de Québec contribue à la singularité d'Estuaire. Le directeur décide même de quitter la revue, à partir de 1980, car il croit fermement qu'Estuaire doit être dirigée à partir de Québec et qu'il est contraint d'habiter Montréal pour s'occuper de la section « culture et société » du journal Le Devoir. Pourtant, dans le numéro soulignant le cinquième anniversaire d'Estuaire, le nouveau directeur de la revue, Marcel Bélanger, réitère les valeurs et les objectifs alimentant la revue, sans mentionner son appartenance à la ville de Québec. D'ailleurs, il n'en sera plus vraiment question, jusqu'au dixième anniversaire d'Estuaire. Pour l'occasion, Jean Royer signe un texte dans lequel il ne rappelle qu'au passage que la revue a été fondée à Québec. Il écrit : « J'ai tenu à faire d'Estuaire un lieu bien structuré, non seulement du côté de la rédaction, mais aussi en ce qui concerne l'administration de la revue. Il fallait assurer la continuité du lieu au-delà des individus qui allaient l'investir de leur passion littéraire et de leurs contradictions (n° 40-41,1986, p. 10, Jean Royer). » Nous remarquons dans cet extrait l'écart entre le texte de clôture du premier numéro et ce texte célébrant les dix ans de la revue. Contrairement à ce que Royer écrivait en 1976, la personnalité de la revue ne provient plus des individus qui y participent, puisque sa continuité nécessite de passer au-delà de ces auteurs et artistes. Le décloisonnement géographique a donc permis à Estuaire de continuer à réaliser son objectif premier : « se maintenir au carrefour des poésies qui se font (n° 40-41, 1986, p. 10, Jean Royer) », et à le pousser plus loin en offrant, notamment, des numéros spéciaux sur la littérature d'ailleurs, présentant des poètes étrangers.
3. Continuités : les objectifs des anciennes revues repris par les nouvelles
3.1 Motivations géographiques
Comme nous l'avons mentionné, l’opposition à l’hégémonie culturelle de la métropole et le désir de rayonnement local qui a motivé la création d’Estuaire sont, avec le temps, devenus des enjeux secondaires au profit de la cause plus vaste de la défense de la poésie. Malgré tout, de nouvelles revues témoignent du même désir de voir représentées sur la scène littéraire d’autres régions; la revue Jet d’encre, entre autres, s’est donné comme mandat principal de combler cette lacune. Basée à Sherbrooke, elle veut présenter une littérature qui ressemble à la région dont elle est issue. Cette volonté de montrer la diversité du Québec et de se défaire des modèles mis en place par les grands centres se concrétise, dans ce cas précis, par la présence de traductions au sein de la revue : « En lien avec le bilinguisme de notre région, que nos pages soient ouvertes aux écrivains de différentes communautés linguistiques et culturelles…», souhaite Nathalie Watteyne dans le premier numéro (« Liminaire », dans Jet d’encre, numéro 1, 2002).
Ainsi, les nouvelles revues s’inscrivent dans la continuité des anciennes revues en se réappropriant les mêmes mandats. À l’instar de Jet d’encre, la revue Zinc reprend l’un des objectifs principaux d’Estuaire qui souhaitait à la fois défendre et faire connaître la nouvelle littérature québécoise.
3.2. Défense de la littérature et de la poésie : parallèle entre Estuaire et Zinc et Estuaire et Exit.
Dès son premier numéro, Estuaire souhaite permettre aux auteurs moins connus de faire entendre leur voix. Elle se présente comme un lieu de sociabilité, tel que le démontre le texte de clôture du premier numéro de la revue : « À l'ESTUAIRE, on veut se parler, on parle. Ici le mystère de la création poétique et artistique est ouvert aux visiteurs comme l'atelier d'un peintre où on pourrait voir les dizaines d'esquisses d'une toile. Car la poésie n'a d'obscur que l'ignorance dont on veut bien l'entourer. » ((no 1, Jean Royer) Estuaire souhaite donc rendre la littérature québécoise accessible, en invitant les créateurs à s'ouvrir à leur public et en proposant aux lecteurs de se rapprocher des poètes. Avec les années, ce mandat s'étend progressivement et le but de la revue se déplace vers celui de proposer un éventail le plus large possible de ce qui se crée en poésie.
En 2003, la revue de création Zinc voit le jour. Dès son premier numéro, nous pouvons remarquer que la présentation de la revue rappelle celle d'Estuaire. En effet, on y affirme que : « la revue Zinc est un espace indépendant où la relève évolue et expose ses idées et ses fictions. Un lieu où art, lettres et culture se rencontrent pour fixer une polyphonie de discours qui s'entrechoquent, s'entrecoupent et se font écho. Zinc est un laboratoire pour la littérature de demain. » (n° 1, liminaire, p. 7) La nouvelle revue constitue, elle aussi, un lieu de visibilité pour des auteurs moins connus, où les voix se font entendre. Notons que les deux revues mettent de l'avant l'esprit de façonnement, d'artisanat de leur entreprise : au début, Estuaire compare ses pages à un atelier d'artiste et Zinc se présente comme un laboratoire de la littérature de demain. Zinc reprend ainsi le mandat premier d'Estuaire et le pousse encore plus loin en se positionnant comme défenseur de cette littérature. Le premier numéro de la revue est très révélateur à ce sujet. En effet, on y informe les lecteurs que : « Zinc se pose comme un champ d'action, de démonstration, une tranchée où se cachent les essayistes et auteurs de demain. Zinc est un village gaulois au fond de l'océan de la culture éditoriale francophone. » Nous remarquons ici l'imaginaire guerrier convoqué dans le but d'illustrer le caractère résistant de la revue. On retrouve parfois cette résistance dans Estuaire, notamment dans le numéro 82 (1996), où Jean-Paul Daoust livre son écoeurement par rapport à la place réservée à la poésie dans les médias. Nous pouvons ainsi constater que Zinc récupère un mandat qui était déjà soutenu, mais dans une moindre mesure, par Estuaire.
En plus de vouloir faire connaître la culture québécoise, Estuaire se spécialise dans la publication de poésie. Elle s'efforce donc de lui bâtir une place dans l'institution littéraire et chez les lecteurs. Comme nous l'avons déjà signalé, Estuaire se désole du manque de visibilité de la poésie et du peu de critiques à son sujet. Ceci pousse la revue à assouplir son mandat et à intégrer une section réservée à des chroniques liées à la poésie, à partir du numéro 77 (1995). Bien qu'Estuaire ait longtemps été la seule revue consacrée exclusivement à la poésie (plus de dix ans), la représentation de la poésie comme préoccupation se voit reprise par la revue Exit dès 1995. Pendant plusieurs années, Exit ne publie que des poèmes de nouveaux auteurs. Toutefois, comme Estuaire, Exit en vient à intégrer la critique à la création. Dans le numéro 17 (1999), inaugurant cette nouvelle section, Denise Brassard, alors directrice de la revue, explique cette décision en affirmant que la revue est parvenue à maturité et que la direction souhaite offrir des textes de plus grande qualité. Autant pour Estuaire que pour Exit, la critique devient indissociable de la création et semble offrir un caractère pédagogique nouveau aux revues, une « maturité », comme l'écrit Denise Brassard. Exit va toutefois un peu plus loin dans ce sens : la revue vise non seulement à présenter la poésie d'aujourd'hui, mais aussi à former l'esprit des lecteurs. Dans le numéro 36 de la revue, Stéphane Despatie écrit :
Une revue, c'est une communauté. C'est aussi un laboratoire de créations, de réflexions. Exit ne sépare jamais la pratique de la poésie de la réflexion sur la poésie, toutes deux participant à son itinéraire depuis de nombreux numéros. Nous croyons beaucoup à cette section, appelée maintenant Dialogue, qui tisse des ponts entre le lecteur de poèmes, le créateur de poèmes et l'intellectuel. (p. 6)
Ainsi, Exit veut rassembler lecteurs et auteurs et les faire participer et apprendre l'un de l'autre, ce qui rejoint l'esprit d'Estuaire. Les deux revues souhaitent briser l'ignorance vis-à-vis du genre et les stéréotypes véhiculés à son endroit pour en faire reconnaître la pleine valeur. Nous pouvons aussi voir que les deux revues se comparent à une communauté et montrent fièrement leur sociabilité. Bien que leurs mandats se ressemblent, Exit demeure toutefois assez stricte quant à sa volonté de publier des auteurs de la relève, alors qu'Estuaire, encore une fois, devient plus ouverte et propose des auteurs de plusieurs horizons.
4. Relais
4.1. De nouveaux lieux pour la « nouvelle littérature »
Le désir très marqué de présenter des textes actuels, de représenter la réalité d’aujourd’hui est commun à l’ensemble des revues consultées dans le cadre de ce travail. Dans presque tous les cas, cette recherche de l’actuel passe par la publication de textes issus de la « relève », de nouvelles voix. Si le terme est utilisé dans presque tous les textes de présentation des revues, sa définition exacte est changeante. Chez Jet d’encre, on procède par la négative : on ne veut « surtout pas » créer une revue « d’écrivains en émergence », mais « encore moins » une revue consacrée aux auteurs confirmés. Toutefois, on n'offre pas de définition de ce que représente la relève pour les créateurs de la revue.
La revue Zinc, elle, se positionne de façon plus agressive. En effet, le but avoué de la revue, dont le sous-titre très évocateur est « revue de la relève » est d’« échafauder » la nouvelle littérature québécoise et de donner une voix aux jeunes auteurs, même si, pour y arriver, il faut déranger et faire du bruit. La présentation en ligne du magazine met d’ailleurs de l’avant cette prise de position pour la jeunesse. Elle rappelle les circonstances de la sortie de son troisième numéro en 2004. Victor-Lévy Beaulieu avait alors causé une polémique en sortant publiquement contre les écrivains nés après 1970. La revue s’était posée comme le porte-étendard de toute une génération d’auteurs en publiant des textes de Stéphane Dompierre, Nelly Arcan et plusieurs autres (« Philosophie », site web). L’équipe semble ainsi définir la relève selon la génération à laquelle appartiennent les auteurs. Bien qu’elle prône le respect et l’admiration des « ancêtres » littéraires (quoique relégués par cette appellation à un passé révolu), la revue souhaite donner naissance aux avant-gardes littéraires pour assurer la survie de la culture francophone en Amérique. (« Philosophie », site web).
De son côté, la revue Exit présente la relève comme quelque chose de lié plus à la jeunesse qu'à l'inexpérience. Stéphane Despaties, alors directeur, affirme d'ailleurs dans le texte de présentation du numéro 36 qu' « être jeune en poésie ne signifie pas être sans mémoire, sans filiation (p. 5). » Sans que la revue offre une définition claire de ce qu'elle entend par relève, cet extrait permet de comprendre qu’elle l’associe à une idée de fraîcheur, à un regard nouveau mais informé sur la littérature. Le positionnement de ces revues par rapport à la relève et l'appui qu'elles lui manifestent renouvellent un des premiers mandats d'Estuaire et de Moebius, soit de faire connaître de nouveaux auteurs du Québec et d'offrir une tribune à une génération d'auteurs contestant la rigidité de l'institution littéraire. Au fil des années, ces deux revues ont de moins en moins mentionné la relève ou l’ont reléguée à des espaces précis (concours, numéros spéciaux, etc.). Elles publient dorénavant davantage d'auteurs consacrés et s’attachent surtout aux figures marquantes d’une certaine histoire littéraire (comme en témoignent les rubriques de Moebius « Lettre à un écrivain vivant » - mais toujours très réputé - ou « Texte en mémoire »). Ce phénomène semble dépendre de la longévité des revues : les auteurs qui y sont publiés de façon récurrente appartenaient à la relève dans les années 70 et 80, mais ont maintenant acquis une notoriété au sein du paysage littéraire québécois.
4.2. Vers un décloisonnement total des formes littéraires : la littérature pour elle-même
Alors que les revues Moebius et Estuaire sont toutes deux nées de besoins d’affirmation et de contestation forts, les revues plus récentes, elles, semblent plutôt s’inscrire dans une volonté de complémentarité de l’offre culturelle existante, conscientes que plusieurs publications se partagent les mêmes créneaux. Cette attitude se traduit par des prises de position esthétiques et politiques généralement assez discrètes; les textes liminaires en sont des témoins éloquents. En effet, lorsqu’ils sont présents (car beaucoup de publications ne sont accompagnées d’aucune mise en contexte), ils traduisent une sorte de distance. Jet d’encre, par exemple, ne cherche pas à véhiculer des idées précises. Contrairement à Moebius, qui se réclamait aussi d’une certaine neutralité, mais qui a vite pris position contre le discours savant, la revue Jet d’encre s’en tient à ce mandat premier de vitrine littéraire axée sur la diversité - diversité des origines (géographique et sociale) des auteurs, mais aussi des genres des textes. La position esthétique de la revue repose sur deux bases : elle privilégie les textes qui « s’imposent par leurs dispositifs langagiers » et qui s’inscrivent « au centre de la déchirure », selon un mot de Jacques Brault. La subjectivité assumée et le caractère instable de ses critères de sélection marquent une approche plus intuitive, plus mouvante de la littérature. Pour l’équipe, c’est la construction du discours, l’authenticité et l’originalité de la voix, ainsi que la conscience du présent qui importent dans les textes; la façon dont devraient se manifester ces caractéristiques ne sont pas définies.
À cette absence de prise de position nette s’ajoute une tendance au « plaisir » et à la légèreté qui s’apparente à celle qui a conquis Moebius au fil des années; les revues thématiques optent pour des thèmes qui ouvrent davantage la porte aux textes ludiques, ironiques ou amusants, comme le thème du pet dans Contre-jour ou ceux très triviaux de Katapulpe, comme « Épicerie » ou « Appartement ». Cette orientation vers une littérature désacralisée, en apparence plus légère, plus ludique, semble caractéristique de certaines revues plus récentes.
CONCLUSION
Ainsi se forme la tendance cyclique des revues de création québécoise : Moebius et Estuaire, fondées pour répondre à un urgent besoin d'expression et à une volonté de contestation de l'institution littéraire ont graduellement assoupli leurs positions. Afin de pouvoir continuer à faire connaître la poésie québécoise, l’équipe d’Estuaire s’est peu à peu éloignée de son centre, la ville de Québec. La revue Jet d’encre, s’est ainsi réapproprié le mandat de représenter la littérature en dehors de la métropole, tandis que les revues Zinc et Exit semblent avoir récupéré les visées pédagogiques de leur prédécesseure. L’équipe de Moebius, elle, s’est ouverte à une pluralité de genres et à une littérature plus axée sur le plaisir de la lecture, délaissant les sujets polémiques et adoptant des thèmes plus légers. Beaucoup de revues récentes s’inscrivent dans la continuité de Moebius, puisqu’elles adoptent elles aussi une approche plus légère de la littérature. Les communautés formées autour des revues plus anciennes semblent aussi s’être figées : visiblement, ces dernières n’ont pas su suivre l’arrivée des nouveaux auteurs puisque dès 2000, les nouvelles revues se réclament majoritairement de la relève. La plupart des revues de la dernière décennie ne sont pas passées par la phase de prise de position ferme et intense qu’ont connues leurs aînées. Si elles font part, dans les présentations des premiers numéros, des besoins qu’elles cherchent à combler, les nouvelles revues telles que Jet d’encre, Contre-jour et Exit, ne semblent plus s’inscrire tant dans un rapport de contestation que dans un rapport de complémentarité avec leur milieu. De notre sélection initiale, nous n’avons, par la force des choses, retenu qu’un petit nombre de revues, c’est-à-dire celles qui énonçaient assez clairement et abondamment leurs visées et leurs désirs pour pouvoir fonder une analyse. D’autres revues d’importance, telles que Contre-jour, ou XYZ n’ont pas trouvé leur place dans cette analyse puisqu’elles présentent les textes tels quels, sans mise en contexte très marquée. Ces revues semblent ainsi participer de ce mouvement que nous avons observé vers une littérature présentée pour elle-même, indépendante de toute visée idéologique. En effet, à bien des égards, les nouvelles revues semblent être plutôt des vitrines pour la création actuelle; la revue Zinc, toutefois, se démarque par une attitude résistante et une volonté affirmée de forger une littérature nationale. Devant l’enthousiasme dont fait preuve la revue, ainsi que la maison d’édition Marchand de feuilles à laquelle elle est affiliée, on ne peut que s’interroger sur la valeur associée à la littérature dans la société d’aujourd’hui. On le voit, la littérature comme divertissement y a une place bien établie, mais la littérature provocatrice et engagée représentée par Zinc mérite d’être investie par les lecteurs et les créateurs car elle peut encore, semble-t-il, prendre position, bousculer nos idées et questionner notre monde.