Table des matières
Guy Scarpetta (1985), L’impureté,Paris, Grasset & Fasquelle.
Fiche signalétique autour des notions de contemporain, postmoderne, moderne et actuel.
Présentation tirée de la fiche de Kim Leppik :
Scarpetta pense la culture de notre temps comme prise entre deux impasses : « celle d’un passé sans avenir, et d’un “avenir” sans passé. » (p. 8) Quant à la littérature, il est question d’un retour au récit classique, ce dont le nouveau roman a essayé d’abolir. Il s’agit surtout « de prendre le contre-pied exact de la période précédente : ce qui, paradoxalement, n’est pas si éloigné que cela de la logique de “rupture” des avant-gardes. » (p. 16) Les questions se posent : l’attitude postmoderne se réduise-t-elle à un « préjugé platement anti-moderne ? Comment sortir du mythe du progrès en art sans tomber dans un comportement nostalgique, régressif ? » (p. 19) Scarpetta pari que les réponses à ces questions seront « de plus en plus différenciées, de plus en plus individuelles – à chacun, écrivain ou artiste, d’inventer les siennes. » (p. 19) Les enjeux de l’art contemporain représentent une multiplicité de trajets, de positions et de styles, des réponses singulières. « L’une des intuitions premières de ce livre est celle de la nécessité d’un décloisonnement du discours critique : la période qui s’ouvre [lui] semble en partie caractérisée par la fin du mythe (“moderne”) de la spécificité ou de la pureté des arts – phase de confrontation, au contraire, de métissages, de bâtardises, d’interrogations réciproques, avec des enchevêtrements, des zones de contact ou de défi […], des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts. » (p. 20). Entre le modernisme et le postmodernisme, une ligne de démarcation : pour le premier, « la représentation devait être subvertie par l’irruption du “réel“ », alors que pour le deuxième, « assumer le simulacre en tant que tel repousse le réel dans l’“impossible” : tout est artifice, rien n’est à prendre au premier degré – il n’y a pas de métalangage parce qu’il n’y a que du métalangage. » (p. 29) L’idéologie du mineur « se caractérise, en gros, par trois postulats : 1° La revendication d’une totale liberté dans le choix des styles et des matériaux (par opposition au “purisme” des avant-gardes), d’un primat du plaisir (par contraste avec leur ascétisme) ; 2° Le constat de la fin des avant-gardes, justement, de leur exténuation, et le soupçon porté à partir de ce constat sur l’ensemble des arts majeurs (c’est tout une culture qui est rejetée sous prétexte des impasses de sa toute dernière période ; 3° Le “populisme”, soit l’idée d’un recours aux éléments culturels populaires comme signes d’authenticité, forces de subversion, ou “lignes de fuite”. » (p. 78-79)
But de l’ouvrage :
« traiter un certain nombre de questions suscitées par notre situation postmoderne [entendu comme symptôme fin de siècle – voir plus bas], m’appuyer pour cela sur quelques œuvres ou quelques tendances révélatrices […]; mais avant tout tenter de faire le point […] sur un certain nombre de préoccupations qui sont aussi, qui sont surtout les miennes. » (1985 : 21)
Définition du concept d’« Impureté » :
« [p.307 :]Une conviction n’a cessé de s’imposer à moi, au fur et à mesure que je traversais ces expériences, que j’explorais ces quelques aspects des arts visuels, des arts scéniques et de la littérature : celle selon laquelle “l’impureté” n’était pas seulement une dimension formelle ou stylistique, pas seulement une façon de répondre aux mythologies de l’“art pur” par le mélange des genres, ou d’assumer qu’aucun code ne soit jamais naturel; il m’est apparu, en somme, que ces partis pris formels étaient indissociables des contenus qu’ils autorisaient (même si ces contenus ne sont, par définition, jamais directs ou transparents) – que l’impureté, si l’on veut, c’est aussi quelque chose qui touche à la façon de penser, à l’idéologie. L’obsession de la pureté, dans le champ culturel, a débouché sur le nihilisme, sur les stratégies de la “mort de l’art”; appliquée à l’histoire, c’est cette même obsession de pureté que l’on retrouve à la base des camps, ou des génocides (d’Auschwitz au Cambodge). Ou encore : s’affranchir des idéologies modernistes ou avant-gardistes, c’est aussi s’émanciper des grands systèmes utopistes, issus du XIXe siècle, auxquels elles furent le plus souvent liées; de ces systèmes pour lesquels la nature humaine est initialement bonne, innocente, sans péché, mais a été “corrompue” par quelque chose (les Juifs, la Religion, ou la Société des classes); et pour lesquels, en conséquence, il suffirait de se débarrasser de l’élément corrupteur, du virus (selon la logique du bouc émissaire) pour retrouver ce paradis perdu, cette pureté initiale un moment troublée ou aliénée. Autrement dit, il me semble que ce qui “revient”, aujourd’hui, dans tout un pan de l’art et de la littérature, c’est l’affirmation d’une impureté fondamentale – pas très éloignée, peut-être, de ce que les discours religieux désignaient comme le péché originel. Façon de renouer, sans doute, avec cette fonction de l’art que l’avant-gardisme avait plus ou moins refoulée : dire le Mal, désigner le négatif du lien social, l’envers des optimismes idéologiques et des utopies communautaires. Ce qui est significatif, à l’heure actuelle, c’est que nous en sommes [p. 308 :] peut-être arrivés au point où il n’est d’autre façon de réaffirmer cela, face à la bien-pensance [sic] et au conformisme généralisés, que d’adopter délibérément une double position d’excès : “vers le haut” et “vers le bas”. Du côté de la religion, et du côté de l’obscénité. Du côté de la sainteté, et du côté de l’abjection. Du côté de la prière, et du côté du libertinage. Du côté de la transcendance, et du côté de la déchéance. Et sans jamais séparer l’un de l’autre, – et seule façon, semble-t-il, de résister aux pressions de la Norme. Avec un fil conducteur : la défiance envers tout idée de “nature” pure et innocente. » (1985 : 307-308) Il faut « s’arracher de l’innocence », « dans une expérience où la vérité ne peut s’atteindre qu’au comble du jeu, du semblant, du simulacre. » (308); l’art baroque du XVIIIe siècle serait celui qui a le mieux conjugué « ces trois dimensions de la religion, de l’obscénité et du simulacre »; il serait en conséquent plus proche du contemporain qu’il n’y paraît. (308)
Les motifs récurrents de l’art contemporain :
Au terme de son parcours, Scarpetta présente les motifs qu’il juge récurrent dans l’art d’aujourd’hui :
1/ La notion d’impureté : « À l’opposé de la façon dont l’avant-gardisme s’était épuisé dans la quête d’une spécificité radicale de chaque code, il m’est apparu que nombre de créations actuelles visaient une sorte de confrontation, de décloisonnement, de contamination des arts les uns par les autres […]. Ce qu’un terme comme celui d’“impureté” me paraît caractériser, ce n’est pas seulement l’hétérogénéité des registres ou des matériaux utilisés, – mais encore la façon même de traiter ces chocs, cette multiplicité active. Ce qui n’est pas sans conséquence au niveau même des effets produits ou, si l’on veut, du “contenu” des œuvres : tout se passe comme si, à l’époque des “effets simples” (ceux du fonctionnalisme esthétique) succédait l’ère de l’ambiguïté, de l’équivoque, du trouble. » (380)
2/ le recyclage : le phénomène s’oppose « aux théories de la “production” qui dominaient la période avant-gardiste ». « Il ne s’agit plus, désormais, de faire “table rase” du passé culturel, mais au contraire de se le réapproprier, de le réabsorber, de le redistribuer activement (en dissociant, par exemple, les formes des fonctions), – jusqu’à ce point, que je crois entrevoir, où la limite est de plus en plus indécise entre les principes de la création et ceux de l’interprétation. »; « sorte de généralisation de l’esthétique du “second degré” »; « ce qui revient, ce sont des citations, et pas une innocence originaire; c’est une culture, et non une nature. Autrement dit, là où la régression vise à naturaliser les codes historiques, l’esthétique du recyclage vise au contraire à les dénaturaliser au maximum. » (381)
3/ combattre le mal par le mal (formule célèbre appliquée ici au champ esthétique) : non plus interdiction des effets d’illusion ni de les assumer innocemment mais « plutôt une tendance à les pervertir de l’intérieur, à les combattre “par excès” plutôt que “par défaut” (ou, si l’on veut, à détruire l’illusion par sa systématisation même). »; « logique du paroxysme, de l’exaspération » (381)
4/ artificialisation ou déréalisation : « Sans doute entrons-nous, désormais, dans l’ère du simulacre généralisé, assumé comme tel (phénomène rendu irréversible par les mutations audiovisuelles, les transformations qu’elles ont opérées dans la perception même) : ce que je désigne, en ces pages, comme une nouvelle ère baroque. Si plus rien n’est à prendre au premier degré, si le référentiel s’évanouit derrière la simulation et la séduction, si toute figuration exhibe et accentue ses artifices, si les valeurs du Jeu s’oppose aux mirages de Nature et d’Authenticité, – c’est en somme l’idée même de “réel” qui, au bout du compte, entre en crise. Ce qui ne signifie pas forcément qu’il n’y a plus de “vérité” : la sortie de l’abstraction a permis de renouer avec les fonctions de vérité, voire de connaissance, de la littérature au cinéma actuels. Mais justement : cette “vérité” n’est pas une donnée préalable, une adéquation à un “réel” antérieur, mais ce qui procède du jeu des codes, des simulacres; nous sommes amenés à la percevoir comme un effet possible du Semblant, et non comme son contraire. » (382)
Définitions du postmoderne :
1/ « Un mot, que j’ai déjà utilisé, et que nous ne cessons de rencontrer, semble condenser l’actuelle confusion : le mot “postmoderne”. Si ce terme ne servait qu’à désigner une façon de s’arracher aux illusions “darwiniennes” de la modernité (ou de l’avant-garde), il n’y aurait aucun inconvénient à s’en servir; le fait que ce mot ne définisse pas une école (une communauté de principes esthétiques ou stylistiques) n’a rien, non plus de très gênant : ce serait plutôt le signe que l’époque des mouvements “à manifestes” (futurismes, surréalisme) est bien close – et j’aurais plutôt tendance, du coup, à percevoir le flou même de cette notion comme une garantie, l’indice d’une absence de contrainte. Ce qui peut cependant faire problème est la manière dont ce terme proliférant, traversant tous les champs esthétiques (de l’architecture à la danse et à la musique), peut agglomérer des attitudes tout à fait inconciliables : pavillon derrière lequel se proclament des positions strictement modernistes (celles de Lyotard, par exemple, clairement référées à ce parangon de l’avant-garde qu’était Marcel Duchamp), des discours de régression […], et des discours de pure dénégation […]. Confusion portée à son comble, donc, dès lors que se parent du terme “postmoderne” tout à la fois des attitudes modernistes, pré-modernes, ou, plus simplement, un banal réflexe anti-moderne. » (17-18) Scarpetta propose cependant de ne pas abandonner le terme, mais de flirter avec lui, de le traiter lui-même de façon postmoderne, de s’en servir à distance. Il s’agirait surtout de le traiter comme « le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque ». (18)
2/ « […] le postmodernisme n’a pas à rompre avec le modernisme […] : puisqu’il s’agit, précisément, de sortir de l’ère des ruptures. » (28)
3/ Définition possible de l’axe postmoderne : « la crise des spécificités. Le modernisme du début du siècle visait, lui, à isoler la spécificité et la “pureté” des différents codes : peinture sans représentation, poésie sans anecdote, cinéma sans théâtralité, musique sans narration latente, architecture sans ornements, etc. Aujourd’hui, au contraire, période de confrontations, de contaminations, d’interrogations réciproques. » (34)
4/ Lié à l’idée du poids du passé et de l’Histoire : « La dimension européenne, aujourd’hui : apprendre à circuler au milieu des décombres, à désenfouir une mémoire ensevelie, à reconnecter les circuits interrompus. C’est cela aussi, être “postmoderne”. » (36)
5/ « Le pari postmoderne, ce serait, sans rien céder sur l’invention (technique ou formelle), de savoir prendre en charge cette longueur d’onde ancienne (pré-bourgeoise), non par fixation à un passé révolu, mais pour s’émanciper enfin des mythologies du Progrès, des impasses du Modernismes. » (73)
6/ Dans la dernière partie du dernier chapitre, intitulé « La transe baroque », Scarpetta rapproche le Baroque du postmoderne, mais un baroque qui n’appartient pas au passé mais se trouve « en avant ». Il écrit : « C’est, peut-être, la seule acception possible, pour moi, de l’attitude postmoderne : savoir que l’invention ne coïncide pas forcément avec la négation du passé, et la production du nouveau à tout prix, sans mémoire. D’une certaine façon, le mythe du nouveau radical a cessé d’être séduisant, – et celui de la modernité est en crise, avec tous ses interdits, ses impératifs. On pourrait dire : il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais, par exemple, de réécrire l’histoire, autrement. » (1995 : 358) Plus loin, il parlera de « recycler le Baroque » (361)
Définitions d’autres notions :
Je trouve pertinente cette posture qu’il dit vouloir prendre, car il me semble qu’elle rejoint ce que nous-mêmes, implicitement, nous avons faits : « Où j’ai moins voulu, en somme, avoir la prétention de “penser la littérature contemporaine” (ambition toujours suspecte de dogmatisme) que, plus précisément, penser à partir d’elle – ou mieux, penser avec elle. » (23)
Le majeur et le mineur :
Partie intéressante sur le majeur et le mineur, soit le savant et le populaire, le haut et le bas… Scarpetta y distingue par exemple quatre attitudes possibles face à leur confrontation : 1. L’académique : rejet total du mineur 2. la « Barbare » : rejet total du majeur 3. celle du nivellement : déni de la hiérarchie des valeurs culturelles 4. l’attitude qui reconnaît la hiérarchie pour se donner la liberté de la transgresser : « elle suppose une ligne de démarcation (selon des critères précis) entre le majeur et le mineur, pour pouvoir la déplacer, la perturber ou la forcer. Elle enregistre l’invasion d’une sous-culture de masse (forme contemporaine du kitsch), mais elle tente de la traiter au lieu de l’évacuer. Seule façon, sans doute, d’être plus fort que la sous-culture de masse, ou plus malin qu’elle : savoir pourquoi celle-ci “fonctionne” (c’est-à-dire pourquoi on en jouit), afin de se donner les moyens d’isoler ce “pourquoi”, - et éventuellement de l’utiliser, sur un autre registre. » (78)
Il distingue aussi différents passages l’un dans l’autre, en dehors des cas d’exclusions : 1. La majorisation artificielle, démagogique, du registre mineur pour le désamorcer, l’aseptiser. 2. la minorisation du majeur : récupération du majeur par le mineur (ex : les arts dans la pub) 3. La confrontation du majeur et du mineur dans une technique de distanciation qui vise à les neutraliser l’un par l’autre (ex : utilisation des clichées dans le pop art) 4. L’utilisation de matériaux mineurs dans un montage majeur, dans une perspective d’effraction, de profanation, de subversion 5. La prise en charge d’une fonction anciennement dévolue aux arts mineurs dans une forme majeure 6. Inversement, l’emploi d’une forme ou d’une structure mineure pour la déborder, ou faire passer en elle une dimension savante, complexe, voire métaphysique 7. L’intégration du feeling d’un code mineur dans un art majeur (ce sont les “effets”, alors, qui deviennent matériaux) 8. À l’inverse (et c’est infiniment plus complexe), l’effet faussement mineur produit par un travail majeur de part en part (ex : le parler populaire chez Céline) (p.81) Les effets obtenus de ces techniques créent différents mouvements qui, tantôt, accentuent le mineur, tantôt le majeur.
Quelques réflexions sur le roman :
« […] c’est bien lui, le réel, qui demeure, à travers tous ces prismes, toutes ces expansions, l’impossible objet du roman. » (1985 : 297)
« […] Autrement dit : s’il existe une dimension éthique du genre romanesque, elle ne saurait plus aujourd’hui être directe, positive : sa seule modalité désormais acceptable est celle, impure (c’est-à-dire fondamentalement baroque), qui consiste à traiter le mal par le mal. » (1985 : 302)