Fiche de lecture
1. Degré d’intérêt général
Amplement digne d'intérêt pour le projet “Diffraction”, toutefois, j'avoue en avoir trouvé la lecture extrêmement difficile. Il est à peu près impossible d'“embarquer” dans une quelconque histoire, puisqu'on a seulement des bribes d'histoire, des succédanés d'anecdotes juxtaposés… Mon humble opinion: si le roman est impressionnant par le travail de recherche qu'il a sûrement nécessité, sa lecture n'en demeure pas moins extrêmement pénible.
Informations paratextuelles
2.1 Auteur : Olivier Rolin
2.2 Titre : L'invention du monde
2.3 Lieu d’édition : Paris
2.4 Édition : Seuil
2.5 Collection : Fiction & Cie
2.6 (Année [copyright]) : 1993
2.7 Nombre de pages : 528 p.
2.8 Varia :
3. Résumé du roman
Le narrateur prend le pari d'écrire un roman qui raconterait l'entièreté du monde, condensée en une journée. Cette journée, c'est le 21 mars 1989, que l'auteur a reconstituée à partir de 491 journaux d'un peu partout sur la planète, en 31 langues différentes. Le moindre élément de ces journaux est exploité: petites annonces, taux de change, prévisions météorologiques, heures des marées, faits divers, actualité internationale, etc.
4. Singularité formelle
Avec le décalage horaire (voir p. 30-31 pour une explication sommaire), la journée du 21 mars dure 48 heures ; le roman est donc séparé en 48 chapitres. Dans un post-scriptum de quelques pages, en fin d'ouvrage, l'auteur révèle quelques détails concernant ses méthodes de collecte d'information et d'écriture.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
La narration est à la première personne et le style se rapproche souvent de l'oralité par sa rapidité, ses accès de trivialité (vulgarité, même, parfois) soudaine. Pour donner une image qui n'est absolument pas objective ou scientifique, disons que la narration “gambade” entre les faits qu'elle prétend rapporter/accumuler, elle passe de l'un à l'autre avec une certaine légèreté et les raconte avec, oui, de la désinvolture. Ajoutées à cela, de nombreuses phrases interrogatives et de nombreuses digressions entre parenthèses donnent au lecteur l'impression d'avoir accès à la naissance du texte, un peu, d'une certaine manière, comme chez Joyce.
Le narrateur est ici une sorte de Dieu-metteur en scène qui convoque des milliers d'événements, de personnages. C'est lui qui invente le monde, par son Verbe, par sa parole, il crée le monde. Le roman commence par des guillemets ouvrants et se termine sur les mots: “Il n'y a que les lettres qui tombent dans l'espace vide. (guillemets fermants) Sur ces entrefaites, il se tut.”
6. Narrativité (Typologie de Ryan)
6.1- Simple
6.2- Multiple
6.3- Complexe
6.4- Proliférante
6.5- Tramée
6.6- Diluée
6.7- Embryonnaire
6.8- Implicite
6.9- Figurale
6.10-Anti-narrativité
6.11- Instrumentale
6.12- Suspendue
Justifiez : Je suis conscient que de qualifier d'anti-narratif un roman qui contient des milliers d'histoires peut paraître un peu étrange, mais je persiste, car L'invention du monde, bien qu'il présente une multitude d'histoires, ne peut être qualifié, à mon avis, de “récit”. Il s'agit plutôt d'un ragoût d'histoires, d'une accumulation d'informations tellement imposante et hétérogène qu'il est impossible d'y trouver un fil conducteur, un principe organisateur, à l'exception, peut-être, du narrateur.
Reconnaissant mes limites, j'admets volontiers que Bruno Blanckeman et Dominique Viart résument mieux que moi la structure narrative de L'invention du monde:
“Dans L'invention du monde, Olivier Rolin construit une machinerie sphérique complexe en entremêlant des bribes d'événements multiples. […] L'écriture, forcément heurté, semble moins recomposer la réalité chaotique qu'en émaner. À l'échelle planétaire s'entremêlent, en réseaux sans cesse recomposés, des événements d'amour et de sang, des jeux et des guerres, des délibérations politiques et des créations artistiques, des faits anodins et des hasards d'exception. Ce monde s'invente par éclats, par saturation d'anecdotes à peine esquissées – énergie romanesque jaillissante en partie perdue mais qui parfois prend et se concentre en histoires. Aucun centre géographique, aucune gravitation logique n'en discipline l'élan : la hiérarchie des informations, l'ordre des grandeurs, l'échelle des valeurs ne résistent pas au surgissement instantané des événements que le récit fait se court-circuiter sans cesse. La réalité semble portée par un principe atomique répercuté dans les instances narratives elles-mêmes : ainsi la figure du narrateur varie et se transforme d'un chapitre à l'autre, comme un hologramme emballé dont la forme se distingue difficilement de la matière du monde (version new-look du narrateur omniscient?). Dans un tel récit, les faits ne valent que par les pulsions qui les investissent et les jeux de perspectives qui les déforment. La diversité des registres à la fois lyriques, ironiques et expressionnistes, la dextérité des formes narratives empruntées au reportage journalistique, au récit surréaliste, au discours critique, garantissent les tournants et les tournis de la réalité – des débordements volcaniques disputés à des attractions de vertige. Parce qu'il entend accueillir le monde pour ce qu'il est, le roman refuse d'en envisager l'unité, encore moins d'en imaginer l'harmonie. Il entretient par essaimage le grand fantasme de la totalité naturaliste et simule une réalité dont le volume augmente et les lignes s'étendent à l'infini, un amonde, agglomérat à jamais bougé de présences vives, d'événements disparates et d'éléments échappés à tout contrôle. Dans une écriture qui cultive l'hallucination comme une forme supérieure de réalisme, Olivier Rolin sait toutefois ménager, d'un fuseau narratif à l'autre, des points de similitude, des temps de conjonction, des échos troublés. Il multiplie, entre chapitre, séquences et phrases les liens analogiques, les associations thématiques, les résonances ludiques, comme pour esquisser sur fond de fiction tourbillonnante une représentation de l'homme planétaire – peau neuve d'un idéal universaliste auxquels les romanciers ne semblent pas tous avoir renoncé.” (Bruno Blanckeman, Les fictions singulières: études sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte éditeur, 2002.)
“Cet inventaire du monde renoue avec le rêve du roman total. Chaque fait, chaque anecdote est l'objet d'une ressaisie qui se perd dans le fatras général, disloquée, dépourvue de son sens. Le roman se donne pour ce qu'il est peut-être, au fil des siècles: un réceptacle du monde et de son chaos, où la littérature désespère de trouver un fil conducteur.” (Dominique Viart, Le roman français au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2011 p. 208.)
7. Rapport avec la fiction
Même si le ton est léger, voire ludique, l'auteur prétend à une certaine vérité. Dans le post-scriptum, il précise toutefois quelques éléments susceptibles de miner la vérité du tableau qu'il présente (p. 524-525) : 1. Les journaux sur lesquels il s'est basé ont déjà effectué un tri de l'information ; 2. Les journaux du 22 mars (sur lesquels il se base pour raconter la journée du 21) ne racontent pas tous la journée du 21. Un journal américain, par exemple, oui. Mais un du Bangladesh aura probablement un certain décalage et évoquera “un hier beaucoup plus fortement courbé, qui peut remonter à une, voire deux semaines” ; 3. Certaines histoires ont été éliminées pour leur faible intérêt romanesque ou leur difficulté d'intégration dans le projet d'ensemble, d'autres ont été légèrement déformées ; 4. Les pensées et les paroles “prêtées aux acteurs de ce théâtre du monde, tout en étant plausibles, sont évidemment de [l']invention [de l'auteur]” ; 5. Certains noms ont été modifiés ; “À ces réserves près, écrit l'auteur, tous les faits qui nourrissent les récits sont “vrais” […] ; mais on se doute que mon premier souci n'a pas été celui du “réalisme”.
Une seule histoire inventée a été glissée dans le roman, “comme le ver dans le fruit, ou l'image dans le tapis”.
8. Intertextualité
Le roman contient de nombreuses allusions à d'autres oeuvres, j'en ai sûrement manqué plusieurs…
Probablement la référence la plus explicite: comme dans Le tour du monde en 80 jours de Jules Verne, le projet est initié par un pari pris avec des membres d'un club : faire un tour du monde, faire un jour du monde. De plus, chez Rolin, le détracteur qui suit le narrateur partout s’appelle Fix, alors que l'inspecteur Fix, chez Verne, poursuit Phileas Fogg autour du monde.
Comme dans Finnegan's Wake de Joyce, Rolin mélange plusieurs langues. Comme dans Ulysse, tout se déroule en une seule journée.
Quelques allusions aussi aux Milles et une nuits, notamment par le biais des femmes auxquelles le narrateur s'adresse tout au long de son récit, des muses, en quelque sorte.
9. Élément marquant à retenir
La volonté de saisir l'entièreté du monde se traduit presque nécessairement par une telle multitude de détails qu'il en devient impossible, à mon avis, en tout cas, de recomposer le monde.
Articles critiques
- Voir aussi l'article de Mélanie Lamarre, “L’invention du monde : une épopée contemporaine ?”, publié dans VIART, Dominique et Gianfranco RUBINO (dir.), Écrire le présent, Paris, Armand Colin (Recherches), 2013. (L'ouvrage n'étant pas encore disponible à la bibliothèque de l'UL, je n'ai pas pu le numériser.)