fq-equipe:reves_de_reves_de_tabucchi

FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : Antonio Tabucchi Titre : Rêves de rêves (titre original : Sogni di sogni) Lieu : Paris Édition : Christian Bourgois Collection : aucune Année : [1992] 1994 Pages : 162 p. Cote : UQAM : PQ4880 A33 S06514.1994 Désignation générique : aucune

Bibliographie de l’auteur : Chez Christian Bourgois : Femme de Porto Pim, Le jeu de l’envers, Les oiseaux de Fra Angelico, Le fil de l’horizon, Petits malentendus sans importance, Nocturne indien, Dialogues manqués, L’ange noir, Une malle pleine de gens, Requiem et Piazza d’Italia. Biographie fictive fichées : Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, un délire.

Biographés : (je souligne les nom d’écrivains, poètes, romanciers, dramaturges ou autres) Dédale, Ovide, Lucius Apulée, Cecco Angiolieri, François Villon, Rabelais, Michelangelo, Goya, Samuel Taylor Coleridge, Giacomo Leopardi, Carlo Collodi, Robert Louis Stevenson, Rimbaud, Tchekhov, Debussy, Toulouse-Lautrec, Fernando Pessoa, Vladimir Maïakovski, Federico Garcia Lorca et Freud.

Quatrième de couverture : « “Le désir m’a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j’ai aimés.” Antonio Tabucchi remédie aux lacunes du passé, et livre vingt rêves de rêves, brefs récits nocturnes par lui imaginés tels qu’auraient pu les faire ses écrivains et peintres de prédilection […] Par un subtil jeu sur la vie et sur l’œuvre de chacun des personnages, l’auteur leur rend hommage selon sa fantaisie, avec tendresse et humour. » C’est dire à quel point cette biographie est intéressante pour notre recherche; tout y est : la rêverie, l’imagination, l’écriture des possibles (« auraient pu »), le « jeu sur la vie et l’œuvre », l’hommage, la fantaisie. Et l’œuvre ne déçoit pas, mais confirme cette annonce de la 4e de couverture.

Préface : aucune

Rabats : aucun

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Note : « Le désir m’a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j’ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit. La tentation d’y remédier est grande, en appelant la littérature remplacer ce qui est perdu. Je me rends pourtant compte que ces récits de substitution, imaginés par un nostalgique de rêves ignorés, ne sont que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d’improbables prothèses. Qu’ils soient lus comme tels, et que les âmes de mes personnages, qui à présent rêvent de l’Autre Côté, soient indulgentes avec le pauvre représentant de leur postérité. » A.T. Cette note de Tabucchi montre le dilemme biographique dont parle Madelénat quelque part dans La biographie et qui donne lieu à ce type de précaution : la réalité étant souvent lacunaire dans sa documentation (ici, la lacune est totale, les rêves n’étant pas documentés), la fiction doit venir combler ce manque, la littérature étant appelée à « remplacer ce qui est perdu », comme dit Tabucchi. Toutefois, la fiction est, par définition, « supposition » et « illusion », loin de la vérité platonicienne. P.S.- Erreur, mon cher Tabucchi, Freud, lui, a raconté ses rêves : il a commencé par analyser ceux-ci avant de s’attaquer aux rêves d’autrui.

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : Le narrateur ne s’identifie pas à l’auteur.

Narrateur/personnage : Le narrateur est hétérodiégétique (aucun « je » n’énonce hors citation) et très omniscient, lui qui a accès aux rêves et à l’inconscient des personnages.

Biographe/biographé : L’œuvre est annoncée comme un hommage aux artistes qu’aime Tabucchi, ce qui n’est pas faux, bien qu’on puisse percevoir quelque iconoclastie dans ce Freud travesti en Dora ou dans ce Cecco Angiolieri coléreux et blasphémateur (mais à en croire ses autres biographes, dont Schwob, Angiolieri avait effectivement un sale caractère).

Autres relations :

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : Chaque chapitre, chaque « Rêve de… » (formule qui mime le « Vie de… ») se lit indépendamment des autres, mais chaque chapitre est aussi construit à peu près selon la même formule que les autres. Les titres de chapitre attribuent justement deux… titres au biographé. Par exemple : « Rêve de Dédale, architecte et aviateur » (savourez l’anachronisme), « Rêve d’Arthur Rimbaud, poète et vagabond », « Rêve de Robert Louis Stevenson, écrivain et voyageur », « Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique ». Seul Freud échappe à la règle, le chapitre qui lui est consacré s’intitulant « Rêve du docteur Sigmund Freud, interprète des rêves d’autrui ». Les incipit disent tous le lieu et le moment du rêve (sauf pour Dédale, qui n’a peut-être pas existé), tout en rappelant les deux titres du biographé. Par exemple : « À Tomes, sur la mer Noire, dans la nuit du seize janvier après Jésus-Christ, une nuit de gel et de bourrasque, Publius Ovidius Naso, poète et courtisan, rêva qu’il était devenu un poète aimé de l’empereur. Et, en tant que tel, par miracle des dieux, il s’était transformé en un grand papillon. » (p. 23.) Autre exemple : « Le trois avril 1930, le dernier mois de sa vie, Vladimir Maïakovski, poète et révolutionnaire, fit le même rêve que désormais il faisait toutes les nuits depuis un an. » (p. 129.) Puis Tabucchi nous introduit, bien entendu, dans un univers onirique, évanescent, où tout disparaît, apparaît, ou se transforme, où le biographé n’est pas toujours lui-même, comme dans un rêve (il est femme, animal, double, etc.). Le rêve se termine presque toujours, bien sûr, par le réveil, et un élément du rêve se confond souvent à un élément du « réel »; par exemple, le formidable rot du Pantagruel du rêve de Rabelais se confond avec le tonnerre et le son double réveille l’écrivain : « Au grondement du tonnerre, Rabelais se réveilla, il comprit que c’était une nuit de tempête, alluma à tâtons la chandelle et attrapa sur la commode un morceau de pain sec qu’il se concédait chaque nuit pour interrompre le jeûne. » (p. 56.) Toutefois, quelques fois, le rêve (au sens générique) prend fin… dans le rêve (au sens propre) : « L’autre nymphe, d’un pas de danse agile, s’approcha de Debussy, et lui caressa le ventre. C’était l’après-midi, et le temps était immobile. »

Ancrage référentiel : Puisque tel est le principe du rêve, la réalité (et l’œuvre, j’y reviens) fournit les matériaux aux fragments biographiques, et à partir de ces matériaux, Tabucchi invente, construit un rêve. Le lieu et le moment du rêve, d’abord, sont choisis dans le réel; par exemple : « Le nuit du vingt-trois juin 1891, à l’hôpital de Marseille, Arthur Rimbaud, poète et vagabond, fit un rêve. » (p. 97.) Ou encore : « Une nuit de mars en 1890, dans un bordel de Paris, après avoir peint l’affiche pour une danseuse qu’il aimait d’un amour non partagé, Henri de Toulouse-Lautrec, peintre et homme malheureux, fit un rêve. » (p. 115.) La fin, le retour au « réel », est aussi vérifiable; par exemple, le rêve de Federico Garcia Lorca, qui fut assassiné en 1936 par des gendarmes franquistes, prend fin ainsi : « Federico Garcia Lorca entendit un coup et sursauta dans son lit. On était en train de frapper à la porte de sa maison de Grenade avec des crosses de fusil. » (p. 137.) D’ailleurs, Tabucchi fournit, en appendice, une section intitulée « Ceux qui rêve dans ce livre », qui comprend un résumé biographique « factuel » pour chacun des 20 biographés : dates importantes, principales œuvres, caractère, parfois, déplacements, naissance, mort, en environ une demie page chaque. Il est évident qu’il n’a pas écrit ses fragments biographiques à la légère mais qu’il a d’abord étudié la vie de ses biographé.

Indices de fiction : De façon générale, il est certain que Rêves de rêves ouvre un espace fictionnel illimité : le titre le dit bien : c’est une mise en abyme, une représentation de représentation mentale, une fabula in fabula, l’imagination de l’imagination onirique; imaginer ce qui aurait pu être imaginé, rêver ce qui aurait pu être rêvé. Tabucchi va plus loin dans la fiction que son modèle, Marcel Schwob : il n’imagine pas seulement le vie, il rêve le rêve. De façon particulière, Dédale est le biographé le plus fictionnalisé, parce qu’il n’a peut-être pas existé (comme le souligne Tabucchi en appendice) et que même s’il avait existé, on ne sait pas exactement quand, d’où cet incipit : « Une nuit d’il y a des milliers d’années, en un temps qu’il n’est pas possible de calculer avec exactitude, Dédale, architecte et aviateur, fit un rêve. » (p. 15.) Plusieurs rêves sont le théâtre de métamorphoses et de disparitions/apparitions subites; exemple : « Cecco Angiolieri ressentit un étrange frisson à travers tout le corps, il commença de se rétracter et de rapetisser, vit que ses membres se couvraient de poils noirs, et se rendit compte qu’une longue queue lui poussait entre les jambes; il chercha à hurler, mais au lieu d’un hurlement, ce fut un épouvantable miaulement qui lui sortit de la bouche, et, petit et furibond aux pieds du peintre, il prit conscience qu’il était devenu un chat. » (p. 38-39.) Il y a plusieurs prolepses, qui sont en fait des rêves prémonitoires, rien de moins : « En montant [la montagne où il allait être enterré], Robert Louis Stevenson découvrait un panorama inexplicable : il voyait l’Écosse et la France, l’Amérique et New York, et toute sa vie passée qui était encore à venir. » (p. 93.) Seul un « rêve de rêve » peut permettre un tel télescopage du temps tout en restant pour ainsi dire vraisemblable : Stevenson rêve de l’approche de sa mort (futur lointain) et pense alors au passé qui, dans le temps de « l’énonciation » (du rêve) est encore un futur. C’est logique! Il y a aussi des analepses, comme quand Fernando Pessoa, « poète et simulateur », devient dans son rêve le jeune garçon qu’il a été : « Il croisa les jambes avec satisfaction et vit ses chevilles nues, dans des pantalons de marin. Il comprit qu’il était un enfant et cela le réjouit beaucoup. C’était beau d’être un enfant qui voyageait à travers l’Afrique du Sud. » (p. 123.) (Pessoa a effectivement été éduqué en Afrique du Sud.)

Rapports vie-œuvre : Si le rêve fait partie de la vie, il y a un rapport étroit entre l’œuvre et la vie dans Rêves de Rêves. C’est que comme les « faits », les œuvres deviennent ici un matériau de construction du rêve. L’auteur des Métamorphoses se métamorphose en papillon, et s’exclame à la foule : « Vous n’écoutez pas mon chant?, cria Ovide, c’est le chant du poète Ovide, celui qui a enseigné l’art d’aimer, qui a parlé de courtisanes et d’artifices, de miracles et de métamorphoses! » (p. 24.) Rabelais, lui, mange un très copieux repas avec son personnage, Pantagruel : « Ils se mirent au garde-à-vous et crièrent : sa majesté le seigneur Pantagruel, roi de la nourriture et du vin! François Rabelais se leva, car il avait compris que son commensal était arrivé […] » (p. 52.) Michelangelo est visité par Dieu, qui le pointe du doigt, puis plus tard lui demande de peindre ceci : « La visite que je t’ai faite ce soir dans la taverne, sauf que toi tu seras Matthieu. » (p. 61.) Les représentations des peintures de Goya viennent lui rendre visite en rêve; par exemple, son Saturne dévorant son fils, de tout évidence : « [A]pparut un horrible géant qui était en train de dévorer une jambe humaine. Il avait les cheveux sales et le visage livide, deux filets de sang lui coulaient aux commissures des lèvres, ses yeux étaient voilés, et pourtant il riait. » (p. 66.) Debussy se retrouve dans son poème symphonique « L’après-midi d’un faune » alors que, « [p]armi les buissons, à quelques mètre devant lui, il vit un faune qui faisait la cour à deux nymphes. » (p. 111.) C’est alors que le poème lui est révélé d’ailleurs : « Quand elles le virent arriver, les trois créatures lui sourirent et le faune commença de jouer du pipeau. C’était exactement la musique que Debussy aurait voulu composer, et il l’enregistra dans sa tête. » (p. 111.) Il faudrait enfin vérifier si la phrase suivante est dans l’œuvre de Pessoa : « Je fus comme l’herbe, et ils ne m’ont pas arrachée, dit à un certain moment la femme qui paraissait dans la cinquantaine. La phrase plut à Fernando Pessoa, qui la nota dans un carnet. » (p. 122.)

Thématisation de l’écriture et de la lecture : Écriture : On vient de le voir (dans « Rapport vie-œuvre » avec Michelangelo et Debussy), le rêve est souvent le substrat de l’œuvre, le lieu de l’inspiration, parfois du devenir écrivain, carrément, c’est-à-dire le terreau de la germination de la première grande œuvre. Lecture : le rêve permet un procédé très fort qui est la lecture innocente et anticipée, « pré-scripturale », de sa propre œuvre : « Au milieu de la pièce se trouvait un coffre en argent. Robert Louis Stevenson l’ouvrit et vit qu’il y avait un livre dedans. C’était un livre qui parlait d’une île, de voyages, d’aventures, d’un enfant et de pirates; et son propre nom était écrit sur le livre. Alors il sortit de la grotte, donna l’ordre aux indigènes de rentrer au village, et il grimpa jusqu’au sommet avec le livre sous le bras. Puis il s’étendit sur l’herbe et il ouvrit le livre à la première page. Il savait qu’il allait rester là, sur ce sommet, à lire ce livre. Parce que l’air était pur, et que l’histoire était comme l’air, elle ouvrait l’âme; et c’était beau d’attendre la fin, là, tout en lisant. » (p. 94.)

Thématisation de la biographie : aucune, sauf dans le paratexte (voir « Quatrième de couverture » et « Note »).

Topoï :

Hybridation : Critique : sorte de critique (aux deux sens du terme) adressée à (l’œuvre de) Tchekhov, alors que le docteur de ce dernier lui dit : « Vous, vous ne pouvez pas écrire, parce que vous avez trop de théorétique, dit le docteur, vous n’êtes qu’un pauvre moraliste, et ça, un fou ne peut pas se le permettre. » (p. 103.) Et il ajoute : « Je ne peux pas vous dire mon nom, répondit le docteur, mais sachez que je déteste les gens qui écrivent, en particulier ceux qui ont trop de théorétique. La théorétique est la ruine du monde. » (p. 103-104.) Psychobiographie : Écrire les rêves, et plus encore les rêver, c’est plonger dans l’inconscient (imaginé) du biographé. C’est faire de la psychobiographie, d’une certaine manière. Le choix de biographier Freud est en cela loin d’être arbitraire.

Différenciation : S’éloigner de la seule biographie scientifique, mais garder les faits comme matériau; se distancier de la psychobiographie mais garder une part d’inconscient; se distancier du fictionnalisme mais conserver un espace de fiction infini et justifié par les possibles du rêve; ne pas faire de « Vie de… » mais en garder l’armature (brièveté, génitif, recueil…); éviter l’essai biographique mais utiliser l’œuvre comme matériau : tout ce procès de différenciation mène à la très heureuse formation d’un nouveau genre : le « rêve ».

Transposition : Mise en abyme « transpositionnelle » : la vie, ou la réalité, transposée, à titre de matériau, dans le rêve; le rêve, tel que construit, transposé dans la sorte de biographie brève désignée comme un « rêve ».

Autres remarques : L’« épigonisme » de Tabucchi à l’endroit de Schwob ne saurait être trop souligné : Rêves de rêves est un sorte de récriture des Vies imaginaires (un biographé se trouve d’ailleurs dans les deux œuvres : Cecco Angiolieri). Des vies si imaginaires qu’elles deviennent des rêves.

LA LECTURE

Pacte de lecture : Comme je l’ai dit, l’annonce de la 4e de couverture et de la note se confirme : c’est un espace de supposition et d’illusion qui s’ouvre au lecteur. Mais l’appendice « factuel » intégré au livre surprend, et agréablement. Il dit : le livre que tu viens de lire est une mosaïque fictive de fragments de réalité.

Attitude de lecture : Ce livre est une découverte, et je ne comprends pas que je n’en aie pas entendu parler avant. C’est une des meilleures biographies fictives qu’il m’ait été donné de lire. Passionnant, trop court, pertinent, très bien écrit, (post)moderne, s’inscrivant dans une tradition (des vies) et la dépassant en même temps. Un livre qu’on rêvait de lire, et qu’on rêve d’avoir écrit…

Lecteur/lectrice : Mahigan Lepage

fq-equipe/reves_de_reves_de_tabucchi.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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