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FICHE DE LECTURE

INFORMATIONS PARATEXTUELLES

Auteur : BERTIN, Jacques Titre : Félix Leclerc. Le roi heureux Lieu : Québec Édition : Boréal Collection : Compact Année : 1988 © 1986 Pages : 314 Cote : Désignation générique : biographie

Bibliographie de l’auteur : Jacques Bertin est chanteur, auteur de chanson et poète. Il a plus de vingt albums à son actif (dont il a écrit la plupart des chansons) ainsi que des recueils de poésie, dont son dernier, Blessé seulement (2005). Pour plus de détails, voir la rubrique « Quatrième de couverture » (qui date tout de même de 1988 et ne comprend pas toutes les réalisations récentes de Bertin)

Biographé : Félix Leclerc

Quatrième de couverture : Critiques de la biographie et présentation de l’auteur : « Né à Rennes en 1946, Jacques Bertin a fréquenté l’école de journalisme de Lille avant de devenir poète et chanteur. Au cours de ses vingt années de métier, il a écrit de nombreux articles, publié deux recueils de poèmes et enregistré douze microsillons. À deux reprises, il a remporté le prix de l’Académie Charles Cros. En 1981, il a publié aux Éditions du Seuil un pamphlet sur le show-business, Chante toujours, tu m’intéresses. Après des années de travail, de recherches, de rencontres, de lectures, il nous offre cette biographie de Félix Leclerc, qu’il résume ainsi : « Mon livre sur Félix?… une sorte de roman sur un pays dont le prince est un homme qui chante. » » Bertin annonce donc l’aspect imaginaire de sa biographie de Leclerc.

Préface : aucune

Rabats : aucun

Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) :

LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :

Auteur/narrateur : De toute évidence, il n’y a aucune scission entre l’auteur et le narrateur : c’est Jacques Bertin qui raconte les événements de la vie de Félix, avec toute la subjectivité que cela implique. Il profite également de la biographie pour parler de son expérience de biographe : « Et la première critique est tombée. […] Félix a un peu trop l’air de sortir du bois. Cette critique est dure. Elle ne sera pas la dernière. Par ailleurs, elle fait bien plaisir au biographe car elle est le plus ancien papier d’archive concernant Leclerc retrouvé à ce jour. » (145)

Narrateur/personnage : En plusieurs endroits, le narrateur est intradiégétique : il se pose comme témoin de certains événements de la vie de Félix, mais pousse la chose un peu plus loin en racontant tel un témoin des épisodes de la vie de Félix dont il n’a pu avoir connaissance. La biographie s’ouvre justement sur une rencontre entre Félix, Bertin et Pierre Jobin, directeur du Théâtre de l’île. Jobin va chercher Bertin à l’aéroport : « Cet après-midi, nous irons chez Félix. Mais avant, nous devons nous plonger ensemble dans les archives. » (9) Suit la rencontre avec Félix, dont l’auteur nous donne sporadiquement des bribes d’un bout à l’autre de la biographie, à tel point que le lecteur n’est plus certain de la vérité de cette rencontre. Bertin mentionne également quelques rencontres avec Félix, dont le caractère est plutôt anecdotique : « Je connais Félix Leclerc depuis 1966. À cette époque, j’étais un étudiant chanteur à l’école du journalisme de Lille. […] Nous avons fait quelques galas ensemble. Je me tenais à distance de ce monsieur courtois et sans familiarité. Jean [Dufour] devint mon agent et mon ami. Je voyais Félix de loin en loin, toujours brièvement et avec déférence. Je ne suis pas de ses intimes, mais nous avons vécu dans le même milieu professionnel. En mai 68 les affiches que nous collions Jean et moi – « La police à l’O.R.T.F., c’est la police chez vous » - étaient entreposées chez Félix avec la colle et les pinceaux. Deux fois, il fit sa tournée d’hiver en empruntant ma voiture. Un jour, tous deux débarquèrent à l’improviste chez mon parrain, viticulteur dans les côteaux du Layon, comme ça, pour rien, pour toucher la main au vignoble… Je n’ai jamais été reçu chez Félix. » (11-12) Il est aussi question d’un spectacle collectif de la fin des années ’60 à Paris alors que tous les deux étaient réunis, Félix, le Canadien connu de tous, et Bertin, le jeune premier impressionné qui ne sait pas trop ce qu’il fait là… Bertin raconte également sous le mode de la confession les différentes rencontres qu’il a faites au cours de ses recherches pour sa biographie : « J’ai rendez-vous chez [Jacques Canetti, l’impresario de Félix], dans une fin de matinée d’hiver. Il habite en face du Parc des Princes, un immeuble construit par Le Corbusier. L’immeuble lui va bien. Il a soixante-dix-sept ans. Mais il garde une forme de jeune homme. Il rôde toujours dans le métier, tentant d’y lancer des offensives qui n’ont plus le succès des anciennes cavalcades. Non qu’il soit moins intelligent. Mais le métier a changé : il ne suffit pas d’avoir du goût. » (169-170) Il relate aussi une conversation avec Leonard Cohen, qui porte surtout sur la perception de ce dernier quant aux problèmes sociaux et linguistiques du Québec, pour voir l’autre côté de la médaille. L’aspect le plus particulier en ce qui concerne le narrateur est qu’il est un Français qui tente d’expliquer à d’autres Français les raisons de la popularité et surtout de la personnalité de Félix Leclerc. Cela donne lieu à des généralisations banalisantes et presque choquantes, ici par rapport au « caractère » canadien-français : « Voulant échapper à son destin de Québécois voué à la ferme et aux chantiers, Léo [Leclerc, le père de Félix] n’a réussi qu’à être plus québécois encore. Il a fait le détour par « les États » et par la colonisation et le voilà paysan au bord du St-Laurent. Son caractère est typique. Comme celui de Fabiola [mère de Félix]. Les sociologues vous décriront le Québec comme une société matriarcale : l’homme y est aventureux et hâbleur, ne rêvant que de départ; la femme y est raisonnable et responsable, c’est elle qui tient le gouvernail et sauve la famille dans les désastres. Tous les Québécois vous diront : « Mon père – ou mon grand-père – était un rêveur. Heureusement que ma mère – ou ma grand-mère – était une femme de tête. » Les écrivains racontent cela à longueur de roman, de Gabrielle Roy dans Bonheur d’occasion à Michel Tremblay dans Des nouvelles d’Édouard… » (63) Ailleurs : « Voici la description [que donne Lord Durham du Québécois moyen] au milieu du XIXe siècle. De lui, Félix? Oui, Oui, suivez, c’est sidérant : Les Canadiens-français sont « doux et bienveillants, frugaux, industrieux et honnêtes; très sociables, gais et hospitaliers et se distinguent par une courtoisie et une vraie politesse ». Et Lord Durham note aussi – ce qui est, à mon avis un des traits marquants du caractère de Félix – la « fierté ombrageuse mais inactive qui porte ce peuple non pas à s’offenser des insultes mais plutôt à se garder à l’écart de ceux qui voudraient le tenir dans l’abaissement. » Félix est ainsi, modelé comme ses frères de race par deux siècles de domination anglaise : il ne se bat pas; il plie, laisse dire, part dans le bois, ailleurs, où il est libre. […] Ce sont « des gens aux mœurs saines, à la manière de vivre simple, bons pour leur famille, d’une gaieté et d’une sociabilité affectueuses, au goût artistique évident, d’une spiritualité trop rare en Amérique du Nord et dont la conduite est celle d’une race bien équilibrée, alimentée d’un sang généreux et abondant. » » (192-193) Les clichés et raccourcis de ce genre sont légion dans cette biographie… Autre apparition de Bertin comme personnage : « Juste à ce moment, petit Français de huit ans, dans la tiédeur bruyante de la cuisine familiale, À Rennes, je découvre Félix Leclerc. Je recueille dans le boîte de chocolat Poulain les vignettes de la série « chansons de France ». L’une d’elles est consacrée au P’tit bonheur. Au dos est imprimé le premier couplet. Dans un cahier, l’intégralité du texte lui répond. On doit y coller les vignettes. Le P’tit bonheur est représenté sous la forme humaine d’un chien, si j’ose dire. Mais moi – seulement huit ans, madame! – je trouve idiot [sic] cette figuration réaliste. Je sais bien, moi, que Le P’tit bonheur n’est pas un chien. En 1953, Félix Leclerc, ignorant que j’ai tout compris de l’image poétique, rentre triomphalement au Canada. » (197) Bertin en profite également pour transmettre quelques opinions personnelles, notamment à propos de la séparation entre l’Église et l’État (p. 161) et de la carrière musicale de La Bolduc : « La poésie peut-elle venir aux ringards? Ah si! Une exception, pourtant. Pas bien brillante mais signifiante tout de même : La Bolduc (1894-1940). Cette grosse bonne femme, mère de treize enfants […]. » (165) Il met également à « profit » son expérience dans le milieu de la chanson en France, par des propos qui laissent entendre une certaine invention : « Canetti, sitôt chez lui, à St-Cyr-sur-Morin, se rue chez son voisin, Pierre Mac Orlan qui est membre de l’Académie Charles-Cros. Cette société décerne chaque année des « Prix du disque » dont l’influence est décisive sur les carrière. Une influence qui diminuera au fil des années : ayant obtenu ce prix deux fois, en 1967 et en 1981, j’en sais quelque chose… » (173) On comprend que Félix a reçu le fameux « Prix du disque » cette année-là et que son biographe profite du récit pour faire remarquer le peu d’importance – contrairement à Félix, dont la notoriété après la réception du prix est presque immédiate – qu’a eu dans sa propre vie et dans sa carrière ce prix autrefois prestigieux .

Biographe/biographé : « Dix-huit heures et nous [Bertin et Jobin] reprenons la Renault et la route. J’aime cet homme. À cause de sa dignité, sa distance vis-à-vis du Métier grouillant et veule, son exigence de vérité, sa façon pleine d’humour de refuser les compromis. On voit un artiste et on se demande : « Est-ce que je peux vraiment le respecter? Croire ce qu’il dit quand il parle du bonheur, du courage, du travail? » On a peur. Je sais, moi, depuis longtemps, que celui-là, je peux le respecter. Je ne suis pas le seul. Jobin me crie, dans le tumulte du moteur qui favorise l’expression pudique des émotions : « Parmi ceux avec qui j’ai travaillé et qui, tous, sont des gens très bien, forcément, c’est le seul qui, après chaque spectacle, au moment de me quitter, m’a serré la main en me disant : merci. » Je m’en doutais. » (15) De toute évidence, Bertin admire Félix en qui il voit non seulement le premier chansonnier québécois, mais une espèce rare qu’on pourrait appeler « libérateur de peuple » (rien de moins!). C’est pour cette raison que son récit de la vie de Félix ne commence pas avec l’enfance de celui-ci, mais bien avec l’enfance de la nation, alors que les colons, ancêtres de Félix Leclerc, débarque en Amérique pour s’y tailler une place qui leur appartient. Il relate la vie difficile des draveurs, des défricheurs et des pionniers, auquel il associe la figure de Léo Leclerc comme emblème, pour enfin faire le lien avec Félix : il est lui aussi un défricheur et un pionnier, c’est lui qui a permis à la nation québécoise de s’ouvrir à la création artistique. À de nombreuses reprises, l’auteur s’adresse à Félix : « Vous trichez, Félix. Mais cette tricherie est plus pathétique que la vérité des biographes : elle en dit long sur vous et sur les Québécois. […] Vous trichez, Félix mais vous avez raison : où vous posez la main, les gens d’ici ont leur fierté et leur douleur. » (30) Ailleurs : « Le voilà hors-classe, marginal, un homme du peuple en cavale qui n’a appris qu’une chose, au juniorat : la culture n’est pas le débouché naturel de la sensibilité mais quelques fois son ennemi mortel. C’est pas le moment, Félix, pour être un déclassé : le Québec moderne est en train de naître. Voici l’aube. » (65)

Autres relations :

L’ORGANISATION TEXTUELLE

Synopsis : Bertin propose un parcours linéaire de la vie de Félix Leclerc, mais revient deux générations avant sa naissance pour exposer les circonstances de sa venue au monde dans un pays qui n’en est pas vraiment un, qui commence à peine à prendre les allures d’une véritable nation : chacun défriche son petit lopin de terre en espérant pouvoir y faire vivre sa famille. Ensuite, naissance de Félix à La Tuque, plusieurs déménagements, le dernier à Ste-Marthe près de Québec, départ pour le juniorat à Ottawa où on tente de faire de lui un prêtre… Retour à Ste-Marthe, embauche à la radio de Québec, animation de petites capsules radiophoniques, écriture des premières chansons (Notre sentier). Début de reconnaissance au Québec, départ pour la France où Félix devient rapidement une star. Aléas de la vie d’artiste qui travaille sur deux continents éloignés, de la vie d’homme qui se marie, fait un enfant, attend le changement de loi pour se divorcer et se remarier avec une femme de 25 ans sa cadette, naissance de deux autres enfants, déménagements… Octobre 70 qui marque le début de la vie politique de Félix, sa vie à l’Île d’Orléans, la Super Franco-Fête, l’échec du référendum, la désillusion mêlée de résignation… L’auteur mêle à son récit des anecdotes tirées ici et là, en périphérie de la vie de Félix mais généralement en lien avec celle-ci, ainsi que des épisodes entrecoupés de sa rencontre avec Félix à l’Île d’Orléans, de ses recherches pour la présente biographie, mais aussi de sa propre vie.

Ancrage référentiel : Il y a tout un travail de recherche pour cette biographie et l’auteur ne s’en cache pas : « Une cloison met à part un minuscule réduit. Pierre [Jobin] ouvre la porte et me montre un classeur à tiroirs : « Tout est là. Tu m’excuses, j’ai un rendez-vous. Je reviens dans une heure. Débrouille-toi. » Disparition de l’elfe barbu. J’ouvre le classeur. Quinze ans de métier et moi tout seul devant. La maison n’a vraiment rien à cacher. Tous les relevés de comptes, les contrats, les lettres des éditeurs : des kilos de documents! Pas un chanteur français n’accepterait ainsi d’ouvrir sans contrôle son plus intime secret à un journaliste. Mes chiffres de vente! Même à mon confesseur sur mon lit de mort je les multiplierais par cinq pour ne pas avoir l’air d’un ringard au paradis! Mais la maison n’a rien à cacher. […] Rien à cacher. […] Je présume que l’autre fou m’a planté devant ce territoire avec l’assentiment du patron qui doit en éprouver une fierté subtile, comme un paysan qui montre le champ défriché : « J’ai fait cela, tout le monde peut le voir. Et il y a aussi, sans doute, la certitude de n’avoir plus rien à craindre de personne. Il est trop tard, les critiques et les sarcasmes ne peuvent plus m’atteindre. Puis l’aspect moral du geste : un homme qui se tient droit n’a pas à avoir peur. Le travail est fait, voyez le travail. Je note enfin l'habituelle aisance presque désinvolte de Félix qui invite toujours l'autre à venir jouer sur son terrain. Et son humour. Sans compter qu'il me jette un défi: à moi de savoir lire, comprendre, traduire, expliquer… » (10-11) Bertin multiplie les citations et les témoignages de toutes sortes, de Jacques Canetti à Janine Sutto, Fred Mella (162), Jean Dufour (245), Fernand Séguin (203), Leonard Cohen (290-296), Jos Pichette, le voisin de Félix à l’Île d’Orléans, etc., etc.

Indices de fiction : Malgré l’importance de la documentation pour l’élaboration de l’œuvre, l’auteur extrapole en quelques endroits pour la cohérence du texte et de l’idée qu’il veut transmettre – à savoir que Félix Leclerc est un digne représentant de « l’âme canadienne-française » (ou québécoise). « Félix referme sur lui, doucement, la porte de son palais. Il y a Gaétane, ses deux enfants, le bonheur auquel il a rêvé, un bonheur insensé. Le fleuve est en bas, à un kilomètre. Jusqu’aux battures, le terrain de son ancêtre lui appartient. Il y entretient quelques poules, quelques chèvres, quelques chiens, un cheval. Plus tard, son asthme et des tendances allergiques apparues chez son fils Francis l’obligeront à se séparer de la plupart des animaux. Mais tout est en place pour la retraite. Je vais arbitrairement en fixer la date au 20 mai 1980, le jour du référendum. Ne m’en veuillez pas de manipuler Félix. C’est pour faire un beau livre. N’oubliez pas que je l’ai fait naître en Mauricie vers 1850… » (285) Et le dernier chapitre s’ouvre comme suit : « Il y a fête dans l’île. C’est moi qui ai tout imaginé, tout organisé. Une fête en l’honneur de Félix. […] On fête Félix Leclerc. J’ai branché la sono sur le silence et en avant les amplis! Deux nuages bougons font les haut-parleurs. On se défonce : on entend le vent, les interjections, les bribes de conversation, et des éclats de rire comme des copeaux giclant du bois travaillé. J’ai mis des tonneaux en perse. J’ai dressé des tables qui ont la teinte grise des planchers des salles paroissiales et je les ai couvertes de victuailles. Je suis monté au poteau du téléphone pour accrocher à chacun son lampion, comme une médaille du mérite à un vieux cantonnier. J’ai lâché dans l’herbe quelques dizaines de chevaux de labour, croupe énorme et fanons poilus, pour le seul plaisir d’en croiser un de temps en temps, le voir lever sa tête indifférente et venir à nous comme un bon moine. J’ai coupé les amarres du pont. Il gît dans l’eau du Saint-Laurent comme un grand adolescent dans une baignoire à moitié vide. Et vogue la galère! » (298) Pour ancrer son texte dans la culture d’origine de son biographé, l’auteur utilise nombre d’expressions dites « typiquement québécoises », à un point tel qu’il semble avoir eu recours à un dictionnaire des expressions d’ici. Exemples : “gesteux” : « En Gaspésie, on appelle ainsi les comédiens. » (232) “flos” : « Une expression du Lac St-Jean pour dire “jeunes enfants”. » (258). Bertin traduit même des expressions françaises pour ses lecteurs québécois. “castagner les Anglais” : « En québécois : sacrer une volée aux Anglais. » (42) Ici, l’auteur thématise la fiction biographique : « Après la répétition de l’après-midi, Mitty Goldin, cigare au bec, lâche : “Bien mon petit… Mais enlevez Notre sentier de votre tour de chant… Ça fait trop russe, trop communiste. Je ne veux pas d’histoire. [Propos tiré de Le Petit Journal, à André Roche, 19 juillet 1953]” C’est la guerre froide, n’est-ce pas; et la session de l’ONU va s’ouvrir à Paris; alors, les histoires de bouleaux… À moins que l’anecdote soit sortie telle quelle de l’imagination de Félix qui galope bien plus vite que la stylo des journalistes. Son Maluron aussi était doué d’une grande “facilité à mystifier ceux qui l’approchent…” » (174) Ailleurs : « Il avait fait une bonne demi-salle me précise à la volée Jacques Canetti, quarante-cinq ans après. Je me demande s’il bluffe ou si réellement, il se souvient de la jauge. Il en serait bien capable… » (189) Bertin présente aussi parfois une « imagination omnisciente » lorsqu’il raconte des événements dont il est impossible qu’il ait eu connaissance – c’est le cas d’une grande partie des premiers chapitres où il est question du défrichage et de la drave pratiqués par les ancêtres de Félix, l’auteur ayant eu recours à des informations générales sur ces pratiques et sur le témoignage d’un biographé qui en savait très peu sur les véritables événements entourant la vie de ses aïeuls. Au cours de son enquête, alors qu’il se trouve dans la voiture de Dulude, Bertin réfléchit : « Je ne sais pourquoi me revient en mémoire le visage de Léo Leclerc considérant La Tuque après avoir “traversé deux montagnes”… Peut-être vois-je cela sur le pare-brise où l’eau fait écran… » (187) Enfin, le biographe avoue vouloir donner une image intéressante en extrapolant quelque peu : « Dans une telle course folle, le fameux péage de la Batiscan constitue un obstacle majeur : impossible d’arrêter! “Alors, je [Félix] téléphonais de CHRC : Allo, ici l’annonceur; vous allez me voir passer dans un moment; je lancerai la pièce au passage; ne vous affolez pas.” Ils ne s’affolent pas. Sitôt raccroché le combiné, ils lèvent un regard incrédule que traverse un bolide et courent après “le 30 sous” comme dans un dessin animé. L’a-t-il fait plusieurs fois? Disons oui pour le plaisir des choses. On ne construit pas une chouette légende sans quelques compromis avec le réel. Mais comme il ferme habituellement l’antenne à minuit, je serais étonné qu’il ait tourné la scène tous les jours. » (86)

Rapports vie-œuvre : L’auteur fait évidemment beaucoup de liens entre la vie de Félix et ses œuvres. Il veut toujours que le lecteur garde à l’esprit la manière dont l’œuvre de Félix a pu émerger d’un peuple sans culture ni littérature comme c’était le cas du Québec avant la venue du pionnier Leclerc. Bertin mentionne donc plusieurs œuvres en tentant de faire des liens avec les événements de la vie de son auteur : « L’enfance décrite dans Pieds nus dans l’aube est-elle une enfance vécue ou imaginée? Probablement vécue beaucoup et imaginée quelque peu. Ce qui est sûr, c’est qu’à part des changements de nom, l’enquêteur [le biographe : Bertin!] n’a pas trouvé d’erreurs ni de mensonges en confrontant les témoignages. Lédéenne Hardy était la “petite blonde” de Félix; elle habitait en face de chez lui et a donné son prénom a une des sœurs du héros du livre. Le père du maire Filion, c’est le forgeron Bérubé. L’oncle Richard, l’ancien draveur de la Gatineau, frère de Nérée, a bien vécu vingt ans chez Léo [Leclerc], son neveu. Et Fidor Comeau, le petit acadien qui n’allait pas à l’école a bien existé avec ce nom-là. Il a quitté la ville vers 1930; il est mort dans les années 70 sans avoir revu Félix. » (41) Ici, l’auteur fait suivre un témoignage de Félix d’un extrait d’une de ses œuvres pour établir un lien entre la vie et l’œuvre : « Félix : “1940. J’arrive à Montréal. C’est la guerre mondiale. « Speak white, there’s a war going on », se fait-on dire par les commerçants…” “Pas de conscription? Mais oui, une conscription : des barges pleines de soldats canadiens français débarquent à Dieppe. Ils ont cet honneur. C’est une boucherie sans nom. [ Extrait tiré de Rêves à vendre] » (126) À noter que Bertin précise d’emblée que Rêves à vendre est très fortement autobiographique, à l’instar de la plupart des productions littéraires de Félix qui sont toujours largement inspirées de sa vie. C’est aussi le cas de la pièce de théâtre Maluron , qui a reçu de mauvaises critiques mais dont le personnage ressemblait étrangement à l’auteur – poète, troubadour, voyageur instable, rêveur –, mais également du texte de la chanson L’Alouette en colère, qui marque le nouvel intérêt de Félix pour la politique nationale et la souveraineté du Québec. Encore, à propos ici de la pièce de théâtre Les Temples : « - Je crois, dit Massicotte, à nouveau metteur en scène, que Félix a mis là, sans doute, le plus de son âme, de sa révolte, de ses rêves, de ses idées sur la jeunesse. Et Jean Royer : - Au fond, c’était la pièce de la révolution tranquille. Jean Royer écrit dans L’Action, un quotidien de Québec aujourd’hui disparu : “On retrouve dans Les Temples deux accusés qui sont vraiment les témoins du Québec. Le pauvre habitant que l’avocat réussit à culpabiliser jusqu’à cette phrase terrible : « Mettez-moi les pieds dans le ciment, s’il le faut. » Le chanteur Ti-Jean Latour qui, une fois culpabilisé, lui aussi, se découvre le dos pour être puni. Voilà deux témoins qui représentent cruellement ce dont nous avons été nourris : la culpabilité et l’humiliation.” » (233-234) Enfin, une dernière interrogation de la part de Bertin : « Et on repart : il [Félix] visite cet hiver-là [1976] vingt-deux villes. Puis, à son habitude, il rentre sans tarder à la maison. Il n’y a plus que la famille qui compte. La famille et le pays, c’est pareil. Car l’indépendance reste à faire. Il va un peu trop vite Félix quand il écrit : “L’enfant est là.” Mais ça ne fait rien, il a toujours eu tendance à mélanger sa vie et ses œuvres. Il s’est fait le héros de son imagination. Quand il dit “Tu es chez toi enfin”, parle-t-il au Québec ou à son propre fils, le petit Francis qui, de fait, comble ses jours de joie? » (278)

Thématisation de l’écriture et de la lecture: Sur l’écriture théâtrale, cette citation fait suite à celle présenté en note dans la rubrique « Rapports vie-œuvre » : « “J’adresse ces lignes aux auteurs, aux promesses d’auteurs, à ceux qui sont obsédés par des têtes, des couleurs, des attitudes. La scène est là. Écrivez. Le théâtre n’est pas chose réservée aux dieux, c’est le pain du peuple […] Ne nous flattons point d’écrire des chefs-d’œuvre. Servons le pays. Les chefs-d’œuvre viendront par surcroît.” » (157)

Thématisation de la biographie : Voir la rubrique « indice de fiction », premier commentaire et première citation. Suite de la citation, cette fois uniquement sur la biographie : « J’ai sélectionné, préparé, coupé, pour une conversation imaginaire, des notes éparses, des morceaux d’interviews que mon héros avait, en d’autres lieux, à d’autres occasions, données à d’autres journalistes. J’ai extrait quelques bons mots de ses livres. J’ai convoqué les auteurs que j’ai pillé pour mon travail, les amis qui m’ont aidé volontairement et ceux qui m’ont aidé sans le savoir. Tout le monde va venir, tout le monde est là. » (298) Et la fête continue!!!

Topoï : poésie, labeur, paresse, histoire et nation québécoise, destin

Hybridation : Essai biographique où l’auteur occupe une grande place, soit par des commentaires, des réflexions, des anecdotes qui lui sont personnelles.

Différenciation : Aspect interculturel : Bertin est français et Leclerc, québécois.

Transposition :

Autres remarques :

LA LECTURE

Pacte de lecture : À l’avant-dernière page, Bertin reprend le début de son récit, mais sur les modes futur et conditionnel, bouclant la boucle sur l’idée générale qu’il entendait développer dans sa biographie (aussi « thématisation de la biographie ») : « Une biographie, c’est un arbre : il faut creuser profond pour trouver toutes les racines. J’irai chercher loin les racines : vers le milieu de l’autre siècle quand les hommes quittaient leurs familles pour s’engager dans les chantiers. J’écrirai une sorte de roman historique sur la nation québécoise. Je choisirais mon héros parmi les pauvres. Non un homme politique, un militaire, un prélat; non pas un écrivain sorti des beaux quartiers, Oxford, Harvard, Louis-le-Grand. Non. Un fils de pionnier, petit-fils de bûcheron, un gars typique de ce peuple. Ce peuple était humilié, peureux, silencieux. Et en même temps, habité par un rêve immense : la forêt, un pays à bâtir, la parole à conquérir. …Il serait une fois le sixième d’une famille de onze enfants. Le père aurait été un des premiers habitants de la Haute-Mauricie, un des premiers aussi à Rouyn, en Abitibi. Puis il serait revenu vers sa destinée : paysan sur le bord du vieux fleuve. Le jeune homme, après un début au séminaire tenterait sa chance dans la radio naissante. Il deviendrait un écrivain connu. Et le premier chanteur québécois, l’un des quatre ou cinq grands de la chanson francophone, le Québécois ordinaire et extraordinaire. On ne me croirait pas. Il aurait eu un talent génial et brouillon, imparfait et désinvolte, sûr de lui et modeste. On l’aurait aimé. Mieux que ça : on l’aurait estimé. Et j’aurais montré que les pauvres font l’Histoire. » (313-314) Tout un projet, donc, qui passe par quelques raccourcis, malgré la profusion d’informations qui sont données, pour montrer l’inévitable succès de Félix Leclerc, digne représentant et porte-parole de tout un peuple aphone…

Attitude de lecture (par rapport à un corpus de « Biographie imaginaire ») : Biographie un peu laborieuse qui veut expliquer en un seul tome (!!!) ce qu’est « le complexe québécois » et comment Félix Leclerc a aidé le peuple du Québec à s’en sortir. Plusieurs longs détours peu utiles et surtout divertissants, des anecdotes à profusion, mais aussi des pages d’histoire essentielles à la compréhension du peuple et de ses espoirs. L’auteur n’est manifestement pas un biographe d’expérience – c’est l’unique biographie qu’il a rédigée –, mais sa connaissance de la vie du biographé est excellente. Son intérêt pour la création est très visible dans la prose chantante – normal pour un parolier?! Tout de même intéressant en ce qui concerne les épisodes de fiction et le fait que le biographe n’est pas issu de la même culture que le biographé.

Lecteur/lectrice : Catherine Dalpé

fq-equipe/leclerc_par_bertin.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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