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LaRUE, Monique (1996), L’arpenteur et le navigateur,
Montréal, Fides/CÉTUQ, coll. « Les grandes conférences »
Remarques générales :
- Une remarque de Larue me donne à penser que le « contemporain », tel que nous l’entendons, apparaît en fait à partir du moment où la littérature québécoise cesse d’être un tout « homogène », soit à partir de l’intégration des littératures migrantes dans les années 1980 : « Notre littérature a jusqu’à maintenant été l’expression d’un monde commun, d’une expérience commune et relativement homogène, et nous ne nous sommes pas souvent demandé ce qu’était un écrivain québécois. Si, politiquement, nous ne pouvons maintenant penser notre société que comme un monde hétérogène, pluriel, divers et cosmopolite, alors, sur le plan littéraire, quelle sera cette littérature québécoise? Parlera-t-on encore de littérature nationale? Comment penser la greffe de cette littérature telle qu’elle existe jusqu’à ce jour, avec la littérature telle que la conçoit l’autre ou une littérature autre, inconnue, à inventer? La diversité de perspectives forme-t-elle encore “une” littérature, une littérature spécifique parmi d’autres littératures distinctes, ou aurons-nous bientôt autant de littératures que de groupes ethniques? » (1996 : 11) – Cela viendrait aussi cautionner en partie l’idée que la littérature contemporaine est difficile à définir, traversée par différents courants.
- Pour une analyse littéraire du texte de LaRue, voir l’article de François Dumont : URI: http://id.erudit.org/iderudit/006599ar
Le concept de l’arpenteur et du navigateur :
« Deux personnages se partagent et s’arrachent notre âme, se mit à imaginer la romancière en moi. L’un est arpenteur et vient du XIXe siècle, et l’autre est navigateur et tire vers le XXIe siècle. » (1996 : 20)
« Un personnage est toujours l’incarnation d’un mode d’être-au-monde et l’arpenteur, le navigateur seraient en quelque sorte les deux faces de notre identité, me disais-je. » (1996 : 23)
« La question n’est pas, me disais-je, d’étouffer la voix de l’arpenteur ni d’exiger des navigateurs qu’ils se fixent dans nos cadastres. Le navigateur rompt les amarres, largue son passé, mais transporte avec lui sa mémoire. Le navigateur ne peut se passer pour naviguer du travail de l’arpenteur. Et un monde de seuls navigateurs serait vide de traces. » (1996 : 26)
L’arpenteur :
« L’arpenteur est un homme qui a la passion de la mesure, un homme qui s’attache à la terre, un homme du territoire. Il arpente en Européen les territoires vierges, les espaces d’Amérique. Il dit : j’ai mesuré ceci, je l’ai arpenté, ceci est à moi, ici tu ne passes pas. Il crée des frontières. Il pose des bornes, des jalons. Ses cadastres permettent de léguer et de transmettre. Or, qui transmet n’est-il pas du côté de l’écriture? L’arpenteur n’écrit-il pas sur la terre, n’écrit-il pas la terre elle-même? L’arpenteur rend humain le paysage, il le civilise. Il approfondit l’identité de l’homme et du lieu. Il crée son habitat, il habite le monde et le modèle à sa manière. Il mesure la superficie des terres par des mesures agraires, nous ramène à nos origines paysannes. Il y a toute une vision du Québec, actuellement, qui est une vision d’arpenteurs-géomètres, me disais-je. La voix de l’arpenteur dit : nous avons organisé ces lieux. Vous qui venez vous y installer, entrez dans nos rangs. Nous descendons de ces fondateurs français du pays, nous possédons un territoire et une littérature dont nous sommes les héritiers et les ayant droit, et dont nous portons légitimement la conscience historique. Nous venons d’un monde dont nous avons nommé et créé les lieux et les frontières, nous sommes une nation : nous avons des origines communes, un passé commun, un monde commun. Mais l’arpenteur moderne, celui de Kafka par exemple, sait qu’on ne possède jamais rien en vertu de l’origine. L’arpenteur écrivain sait que le proche, le familier, s’éloigne toujours de nous et nous échappe et, si vous me pardonnez une allusion à moi-même, qu’un crabe toujours sabote ses lignes et son travail. Le territoire est déjà partagé, il ne vous appartient pas, il y avait des gens avant vous, il en est venu après, dit l’autre voix ou la voix des autres. » (1996 : 20-21)
Le navigateur :
« Il en viendra toujours, de ces navigateurs, de ces explorateurs qui, comme tout artiste véritable, partent vers l’inconnu pour trouver du nouveau, des nomades qui ne s’abaissent pas à arpenter la terre et qui savent d’autant plus, maintenant que la planète entière est arpentée, que la terre est à tous. Le monde est pour toujours et depuis toujours pluriel et les perspectives, multiples. Votre héritage n’est précédé d’aucun testament, car aucune génération humaine ne peut comprendre la génération qui l’a précédée, disent ces navigateurs. Nous défendons le droit de chacun à commencer, et le droit de commencer n’est jamais que celui de naître, de poursuivre la vie. Il n’est autre que la liberté, qu’aucun héritage, aucun testament ni aucun ancêtre ne saurait bâillonner. » (1996 : 21-22)