Table des matières
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE
Réf : TOURET, Michèle (dir.) (2008), Histoire de la littérature française du XXe siècle, Tome II – après 1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
TOURET, Michèle (2008), « Deuxième partie : L’ère des soupçons », p.291-422
Dès les années 60-70, les variations génériques, déjà présentes dans la littérature, sont valorisées :
« Ces brouillages des frontières entre les genres ne sont pas créés par ces nouvelles orientations de la critique : on les observe dans des œuvres antérieures depuis la fin du XIXe siècle; mais l’état contemporain de la critique leur donne une légitimité accrue et en fait même le trait de la littérature de qualité. La subversion des codes génériques devient une valeur esthétique. » (315, je souligne)
Le rapport (dialogue) littérature/sciences humaines, souvent évoqué par Viart pour caractériser la littérature contemporaine, aurait été mis en place par Tel Quel :
« Le rôle de Tel quel fut surtout de radicaliser une position d’avant-garde selon les possibilités des années soixante, en menant plutôt successivement que dans le même temps une réflexion sur la manière de penser la littérature et sur les relations entre celle-ci et la politique. En publiant, en 1968, Théorie d’ensemble […], le groupe entérine les relations d’interrogation réciproque de la littérature et des sciences humaines, donnant la prépondérance à la littérature comme force de questionnement et de déplacement fructueux des savoirs. » (323)
À partir des années 60, il y a une recrudescence du roman historique en France (phénomène aussi caractéristique de la période contemporaine) :
« L’importance des romans historiques ne fait que s’accroître après 1960. Au-delà de l’effet d’évasion que rend plus complexe la garantie de véracité, le genre, dans ses meilleures réalisations, nourrit la réflexion sur le temps présent à partir du recours au passé, lointain ou récent. Le dévoilement progressif de l’Histoire de la guerre, de l’Occupation, de la Shoah, les crises de la fin des années 1960, le développement des documentaires et des fictions historiques à la télévision expliquent en partie sans doute cet intérêt. » (348)
Note : le terme de « fictions critiques » qui sera popularisé par Viart est utilisé par Touret pour désigner des « romans qui se situent dans ce champ de l’observation ethnologique » (352)
À propos de la littérature de l’aveu, dont la finalité change au tournant des années 1980. Avant : confession d’une faute/ Après : « La littérature de l’aveu deviendra ensuite de plus en plus proclamation de la différence sans culpabilité, revendication de reconnaissance. » (359)
BLANCKEMAN, Bruno (2008), « Troisième partie : Retours critiques et interrogations postmodernes », p. 423-491.
1/ Fin des avant-gardes
« Cette tradition des groupes et des mouvements s’estompe. Elle exprimait une conviction toute-puissance de la littérature, sûre de ses droits, de son efficacité à proclamer des vérités de société et susciter des avancées de civilisation […]. […] À la différence de cas antérieurs (Esprit Nouveau, Surréalisme), le mouvement de rapprochement vient ici d’éditeurs, non d’auteurs qui se seraient eux-mêmes réunis pour conquérir le champ de l’édition, passant ainsi du cadre de petites structures à celui de maisons prestigieuses. » (434)
2/ Changement du statut de l’écrivain
Changement du statut de l’écrivain :
« Certains […], adeptes d’une littérature plus conformiste dans ses choix formels comme dans sa propension à capter l’air du temps, bénéficient […] d’une véritable célébrité : Christine Angot ou Alexandre Jardin constituent des exemples possibles de cette reconnaissance d’un nouveau type, au travers de laquelle la figure de l’écrivain bascule de l’ancien statut d’autorité intellectuelle à celui plus récent d’acteur médiatique. Autant qu’une incitation à la prudence dans le travail d’investigation critique, ces quelques remarques appellent à prendre en compte les conditions culturelles spécifiques à la création et à la diffusion littéraires qui se sont progressivement mises en place dans les trois dernières décennies du vingtième siècle. » (426)
Figure du grand écrivain :
« La fin du vingtième siècle coïncide alors aussi avec celle du mythe de l’artiste romantique et de la figure de l’intellectuel engagé tel que, de Hugo à Rimbaud comme de Malraux à Sartre, ils ont pu dominer deux siècles de vie culturelle. Peu d’écrivains se sentent aujourd’hui investis d’une vérité indépassable et animés d’ambitions messianiques. Le statut culturel de l’écrivain s’en trouve affecté. Ses postures de domination anciennes, au-delà des œuvres, semblent s’être effacées. La nostalgie du grand écrivain telle qu’elle s’énonce fréquemment exprime surtout la fin d’une certaine représentation prestigieuse et mythique : le maître à penser, philosophe engagé à la Sartre, moraliste à la Camus, agitateur à la Gide, visionnaire à la Malraux, militant à la Louis Aragon. Née au moment de l’affaire Dreyfus avec Zola, cette représentation de l’écrivain-intellectuel, puisant également ses racines du c¸oté d’un Voltaire ou d’un Hugo, domina le vingtième siècle y compris chez ceux qui refusèrent d’en cautionner le modèle et l’attaquèrent avec férocité, comme les Hussards au lendemain de la seconde guerre mondiale (Roger Nimier, Jacques Laurent). »
[Suite : événements importants]
« Dans les années 1980, Malraux, Sartre et Aragon meurent ; de même des théoriciens français au renom international, Roland Barthes, Jacques Lacan, Louis Althusser. Ces disparitions simultanées semblent valoir pour celle de la tradition à laquelle ils se rattachent. La promotion du modèle de l’intellectuel médiatique avec ses porte-voix attitrés, Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy, Antoine Comte-Sponville, accentue l’évolution. » (435)
[Suite :] « L’écrivain ne se reconnaît plus aucun magistère, aucun droit particulier d’incitation à l’action. Cet effacement de la personne devient paradoxalement une donnée nécessaire à l’accueil du monde social et politique dans son œuvre. Annie Ernaux (1940) et François Bon (1953) abordent les états présents, y compris les plus brûlants, de la société contemporaine : mais refusent de s’engager directement. Par nécessité autant que par choix, ils sont en quelque sorte rendus à l’anonymat. Lui seul permet à Annie Ernaux d’enregistrer, en détournant les codes du journal intime, les pulsations infimes de la vie d’une cité moderne dans la banlieue parisienne où elle habite, d’en proposer une saisie et une interprétation marquées par la sociologie politique bourdieusienne. » (435-436)
Citation empruntée à Roland Barthes dans Leçon en 1977 qui annonçait cela (et qui rejoint ce que dit Ricard à propos du Québec) :
« […] une situation nouvelle modifie l’usage que nous pouvons faire des forces de la littérature […]. D’une part, et tout d’abord, depuis la Libération, le mythe du grand écrivain français, dépositaire sacré de toutes les valeurs supérieures, s’effrite, s’exténue et meurt peu à peu avec chacun des derniers survivants de l’entre-deux-guerres ; c’est un nouveau type qui entre sur la scène, dont on ne sait plus – ou pas encore – comment l’appeler : écrivain? Intellectuel? scripteur? De toute façon, la maîtrise littéraire disparaît, l’écrivain ne peut plus faire parade. D’autre part et ensuite, mai 68 a manifesté la crise de l’enseignement : les valeurs anciennes ne se transmettent plus, ne circulent plus, n’impressionnent plus; la littérature est désacralisée, les institutions sont impuissantes à la protéger et à l’imposer comme le modèle implicite de l’humain. Ce n’est pas, si l’on veut, que la littérature soit détruite; c’est qu’elle n’est plus gardée : c’est le moment d’y aller. » (cité par Blanckeman, 442, souligné dans le texte)
3/ Valeur du littéraire, de la littérature (va de paire avec le changement du statut de l’écrivain)
Désacralisation de la littérature :
« La désacralisation de la littérature n’est pas un vain mot, mais une révolution culturelle : une discipline qui s’est longtemps pensée comme le substitut laïc d’une parole à l’origine sacrée, et fut légitimée comme telle par une société à l’écoute, fût-elle rétive, de ses écrivains éclairés et de ses poètes-prophètes, subit la double épreuve d’une relativisation culturelle et d’une banalisation économique. Le livre passe du statut de production symbolique extraordinaire à celui de produit marchand ordinaire. Pas étonnant, dans ces conditions, que la bibliothèque devienne, sous l’influence conjuguée d’un Borges et d’un Georges Perec, le nouveau lieu mythologique d’une littérature qui se veut être postmoderne en explorant, sous forme de jeux citationnels, de pastiches virtuoses, de réécritures savantes, tout un patrimoine culturel contesté. » (427)
Changement dans la conception de la littérature :
« Ces effacements marquent l’abandon d’une conception téléologique de la littérature, c’est-à-dire de la littérature considérée en termes de progression, de dépassement (d’elle-même et de soi à travers elle), de révélation et de préfiguration d’un état social et d’un état mental à venir. […] Le désir s’affirme aujourd’hui de ne plus penser ni pratiquer l’écriture en termes manichéens d’avant-gardisme ou de passéisme. En ce sens la littérature entretient la perte de toute idéalité qui traverse les autres supports contemporains de la pensée, qu’ils soient philosophiques ou politiques. L’heure est davantage aux fictions inquiètes, au questionnement lyrique ou ontologique, à l’imagination d’histoires réconciliant un homme qui doute et un univers qui se recompose, dans des formes narratives, dramatiques et poétiques elles-mêmes flexibles. » (434-435)
La perte du statut de l’écrivain conduit à une littérature de l’expertise :
« Cette attitude de réserve caractérise la vie intellectuelle présente. En mal de ses repères classiques, la figure de l’écrivain devient alors un enjeu de réflexion littéraire : il semble urgent de consigner ce qu’elle fut et d’interroger ce qu’elle devient. Entre un recensement des champs de savoirs et un questionnement des types de compétences qui lui sont propres, toute une littérature de l’expertise se développe ainsi depuis le début des années 1980. » (436) Par exemple, Les Petits traités de Pascale Quignard (1990).
Perte de sens, dissolution qui se manifeste tant à « l’externe » qu’à « l’interne » :
« À cette dilution des cadres externes qui assuraient les positions culturelles de la littérature correspond celle des cadres internes qui en garantissaient les agencements esthétiques. Un phénomène d’hybridation tend à confondre les formes, entrecroiser les genres, superposer les registres […]. » (438)
4/ Brouillage des frontières génériques
Difficulté à établir des étiquettes génériques :
« Si chaque pratique semble obéir à des instanciations génériques particulières, il convient d’insister sur l’extrême liberté d’écriture caractérisant d’un point de vue formel des œuvres qui déjouent plus que jamais les catégories littéraires. À époque incertaine, récits indécidables : le franchissement des frontières séparant l’autobiographie du roman, le roman de l’essai, l’essai de l’autobiographie remet en cause la pertinence même de la notion de genre déjà fortement ébranlée. » (440)
5/ Réécriture de l’histoire
Blanckeman évoque cette question pour la France et qui rappelle les « fictions du contemporain » dont parle Xanthos pour le Québec :
« Traitée sur un mode qui rappelle à la fois l’univers grinçant de la comédie bourgeoise et celui épuré de la tragédie des Atrides, cette histoire revêt la valeur d’une métaphore, la culpabilité politique ou le « retour » d’un passé refoulé qui exige des comptes et impose sanction. » (449)
6/ Les étiquettes génériques
« Les fictions spéculaires » :
« Ce roman retrouvé d’aujourd’hui conserve en creux toutes les mémoires du roman contestataire d’hier – la puissance de résonance étant dans bien des cas le meilleur indice de la qualité littéraire de l’œuvre qui, en entretenant sa mémoire propre, calcule son originalité. Le roman s’interroge, en même temps qu’il raconte une histoire, sur les origines de cette histoire, pratique fictionnelle par laquelle l’écrivain signe son appartenance au monde littéraire tout en se tendant vers le monde réel dans lequel il vit. Plus que jamais – peut-être parce que, à l’image des générations nouvelles, la part des auteurs autodidacte diminue au fur et à mesure que celle des auteurs qui ont fait des études supérieures augmente –, l’écrivain affronte consciemment la somme des livres déjà écrits et les multiples systèmes de signes déjà validés. Il ne peut pas ne pas se situer par rapport à eux, ne pas instaurer avec eux un dialogue critique. Cette situation échappe à ses formes admises, qu’elles relèvent de l’acte de soumission classique (le jeu des influences), d’insubordination moderne (l’idéologie de la table rase) ou du brouillage postmoderne (la pratique du collage citationnel). Si de nombreux romans s’écrivent consciemment depuis la bibliothèque, la plupart d’entre eux refusent l’isolement autarcique et le fétichisme textuel des années 1970. Plusieurs œuvres s’affichent ainsi comme des écritures-lectures qui questionnent l’univers de références directes dans lequel elles s’inscrivent (le monde d’aujourd’hui) autant que celui des références littéraires dont elles sont issues (la bibliothèque). Cette tendance commune donne matière à plusieurs orientations selon que le roman met en jeu son statut culturel (tentation du logos, considéré à la fois comme puissance d’intellection et espace de jeu rhétorique). Dans ces deux derniers cas se maintiennent le goût pour les expérimentations formelles et l’esprit des avant-gardes. » (451)
- Romans d’innovation ludique :
454
- Invention linguistique :
« Certains récits font de l’invention linguistique une priorité romanesque et dramatique à part entière. » (454)
Absence du père, filiation :
« Plusieurs récits, comme celui-ci avec la figure du père, cherchent à combler un silence et à donner voix à une absence que le sujet ressent comme fondatrice. Le texte s’écrit comme un dialogue tantôt avec l’autre, figure intime dont la présence fait défaut, tantôt avec soi-même, sujet fondamentalement lacunaire parce que marqué par un deuil éprouvé comme irréparable. Quand la figure de l’autre prime, le sujet, projeté hors de lui-même, est conduit à interroger son rapport au monde et à reconstruire la réalité à partir d’un foyer d’absence. On peut penser, par exemple, aux nombreux récits de soi qui se présentent comme une recherche en paternité, qui tournent autour de la figure évanouie du Père et engagent par la même occasion une méditation sur l’Histoire et ses propres zones d’ombre […]. D’autres écritures généalogiques procèdent de façon plus symbolique : elles s’attachent à recréer les influences littéraires et artistiques qui ont infléchi le caractère de l’écrivain. Celui-ci se décrit alors de biais, au travers des figures d’écrivains et d’artistes fortement romancées, à la fois familières et étrangères. L’intimité se noue dans ce rapport en partie effacé à un autre-sien et se joue dans des transactions culturelles complexes. » (487-488)
« Le modèle ethnographique » :
Récit sous influence sociologique : « L’écrivain consigne sa propre expérience comme un témoignage sur l’homme et sa condition, définie non en termes métaphysiques mais de façon strictement pragmatique. » (488) « Restitués dans l’histoire des idées contemporaines, ces récits de soi représentent moins quelque humeur narcissique généralisée que la réponse, culturelle et littéraire, à une crise du sujet particulièrement marquée entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années 1980. L’idée du sujet fut en effet contestée tous feux croisés. […] La pratique actuelle des récits de soi succède à cette mise en cause, comme une réaction contre elle mais aussi comme son prolongement. Elle manifeste la volonté d’attester la dimension subjective dans ce qu’elle comporte d’irréductible, au terme d’un siècle qui a poussé jusqu’à la folie totalitaire la négation du principe d’individualité. […] Il s’agit d’écrire le sujet depuis cette ligne de fiction en laquelle Lacan voyait sa marque élémentaire – autant dire depuis sa part de doute, d’incertitude, de décentrement existentiel. » (489-490)