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GILLES MARCOTTE (1976), Le roman à l’imparfait, Essais sur le roman québécois d’aujourd’hui
Montréal, La Presse, coll. « Échanges ».
Remarques :
Le propos du livre : « est de dégager, par l’étude de quatre œuvres parmi les plus marquantes du roman québécois d’aujourd’hui [Gérard Bessette, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais, Jacques Godbout], quelques traits de la nouvelle lecture [qu’ils peuvent susciter]. » (16)
L’essai offre une intéressante réflexion sur la place et l’évolution du roman et de la forme romanesque au Québec.
Je ne reprendrai pas, ici, les analyses et conclusions fines et intelligentes de Marcotte sur chacune des œuvres, mais me contenterai des remarques plus générales sur le roman de la période et sur sa vision du roman au Québec et qui se trouvent dans l’«Introduction » et dans le dernier chapitre qui fait synthèse, intitulé « Le romancier comme cartographe ».
Introduction :
Passage de la poésie au roman comme forme littéraire dominante : « [À] partir de 1960, le roman, qui avait joué les seconds violons par rapport à la production poétique durant la décennie précédente, monterait en grade et peu à peu deviendrait dans notre littérature, comme dans les autres littératures d’Occident, le genre dominant. » (7)
Au sujet du « roman dont nous rêvons » (9) qui serait le grand roman réaliste, le grand roman historique, le grand roman de la totalité, notre ‘‘comédie humaine’’ à nous qui n’est toujours pas arrivée, « notre grand roman de la maturité [qui] tarde encore à venir » (10)…
Cependant, il se passe quelque chose d’autre sur la scène du roman des années 60-70 (je donne ces dates car ce sont celles des œuvres qu’étudient Marcotte, même s’il parle du « roman d’aujourd’hui ») : « Il s’est donc passé quelque chose, que nous n’avions pas prévu, et qu’aujourd’hui encore nous n’avons pas complètement assimilé. Le roman, au Québec, est plus abondant, plus riche, mieux écrit, plus habile dans ses jeux formels, qu’il ne l’a jamais été; d’autre part, il semble plus éloigné que jamais de la tâche que nous lui avions confiée, de rendre compte, sur le mode de la ‘‘comédie humaine’’, des articulations essentielles de notre histoire collective. » (10) Marcotte poursuit : « Après quelques hésitations, nous avions accepté de nous reconnaître dans le Trente Arpents de Ringuet, le Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, et même dans le Poussière sur la ville d’André Langevin; nous accordons difficilement le même crédit à des œuvres excessives, outrancières, comme L’Avalée des avalés ou Une Saison dans la vie d’Emmanuel. » (10)
Après avoir comparé un extrait de Trente Arpents à un extrait d’Une saison, Marcotte suggère : « Or, quand nous rêvions d’une maturité romanesque, du ‘‘grand roman de la maturité’’, n’était-ce pas à la première de ces visions du monde que nous nous référions, à la forme classique, conquérante, du roman occidental? […] tout […] scénario […] exigeant une vision totale, solidement articulée, abondante en causes et en effets, de la société et de son évolution, découvrant les libertés personnelles aussi bien que les déterminismes sociaux, se conçoit mal hors de cette forme. On est amené à penser que si les romanciers, depuis 1960, l’ont presque tous abandonnée – ou ne l’ont pratiquée qu’avec des réserves et des déviations qui en minaient l’esprit – c’est qu’ils sont habités par une autre image de la société; ils nous parlent différemment, parce qu’ils nous parlent d’un autre monde. » (16)
Définition du roman à l’imparfait : « – et dans plus d’un sens : au sens grammatical […]; plus généralement, le roman comme passé, forme majeure de l’écriture occidentale et de son institution littéraire, aujourd’hui menacée de l’intérieur mais toujours présente à la fois comme tentation et limite à franchir; et encore, le roman comme im-parfait, roman de l’-im-perfection, de l’inachèvement, de ce qui se donne, dans son [18 :] projet même, comme expérience de langage jamais terminée, interminable. » (1976 : 17-18)
Jules Leboeuf et l’impossible roman
Jules Leboeuf est le héros du premier roman de Gérard Bessette, La Bagarre, roman qui se voulait réaliste et dans lequel Leboeuf cherchait à peindre Montréal, à faire en quelque sorte le grand roman réaliste de Montréal, entreprise qui échouera et le fera renoncer à l’écriture. [en conclusion, Marcotte signale que seul Mordeicaï Richler a réussi, lui, le grand roman réaliste montréalais, mais que c’est normal puisqu’il appartient à une culture dotée d’une Histoire]. Ce chapitre sera donc aussi l’occasion d’une réflexion sur le roman réaliste, aussitôt entrée avec Bonheur d’occasion, Trente arpents, déjà sorti… : « C’était en 1945. Dix ans plus tard, nous en sommes sortis. Gabrielle Roy publie, en 1955, un livre de souvenirs attendris, chargés de poésie, Rue Deschambault. Les romanciers qui comptent, cette année-là et les suivantes, sont plus près de Mauriac, de Bernanos, de Camus, voire de Kafka, que de Balzac ou même de Jules Romains : Eugène Cloutier, André Langevin, Jean Simard, Robert Elie, Anne Hébert, Yves Thériault, Marie-Claire Blais. La fresque sociale ne les attire plus, mais plutôt les combats intérieurs, les crises spirituelles, la fable morale, le récit symbolique. Et les plus jeunes, parmi les écrivains, sont ailleurs : dans le poème, où ils travaillent fiévreusement à la libération de la parole. Ils rêvent de faire l’histoire, mais cette histoire sera un tourbillon plutôt qu’une progression; on le verra bien après 1960. » (1976 : 43)
Exemplarité de Bessette, un des seuls nouveau romancier qui s’essaie encore au réalisme : « L’œuvre de Bessette est exemplaire en ce que, possédé comme nul autre par l’ambition réaliste, il a dû la contredire pour entrer dans cette ‘‘nouvelle prose’’ qui est, au delà des formules personnelles de chacun, le lieu d’exercice du roman québécois actuel. Il ne va cependant pas jusqu’à la renier. » (1976 : 54)
Avec cette « nouvelle prose », le récit prend congé de l’histoire, ce qui n’est pas sans provoquer un sentiment de perte : « Dans un ‘‘grand pays’’ [l’expression est de Leboeuf] – en France par exemple – on peut se permettre de massacrer joyeusement la forme historique du roman, précisément parce que cette forme a été vécue, exprimée, épuisée. Au Québec, par contre, quand le récit prend congé de l’histoire, du devenir, du progrès, on a quelque raison de ressentir ce congé comme une privation, dans la mesure où nous n’avons fait que traverser en coup de vent l’expérience historique et romanesque proposée par le XIXe siècle. Ce n’est pas de gaieté de cœur, et sans arrières-pensées [sic] nostalgiques, que Gérard Bessette pervertit, dans Le Libraire et L’Incubation, la forme romanesque dont rêvait Jules Leboeuf. » (1976 : 55)
Réjean Ducharme contre Blasey Blasey
Réflexion qui porte aussi sur les différents genres repris et subvertis par Ducharme, jusqu’à la forme du « récit » de L’Hiver de force qui, cette fois, met en scène non pas du littéraire ou le besoin d’une écriture, d’une langue ou d’un langage, mais le vide offert par la télévision. Des remarques sur Ducharme seront reprises dans les synthèses.
Les enfants de grand-mère Antoinette
Symbole puissant du roman de Marie-Claire Blais. Compare l’œuvre de Blais à celle de Ducharme : « Au niveau thématique les rencontres, entre les deux œuvres, sont évidentes et nombreuses : privilège absolu de l’enfance, revendication de l’âme, haine et mépris des adultes, agression de la beauté (généralement associée au visage de la mère), refus de l’Histoire. » (104)
La faute de François-Thomas Godbout
Liens des personnages et intrigues de Godbout principalement avec la forme du journal quotidien, où toutes les nouvelles sont de même importance, où il n’y a plus de hiérarchie des valeurs.
Le romancier comme cartographe [conclusion]
1/ L’exclusion de l’histoire :
« En fait, le romancier, même s’il est exclu de l’histoire, renvoyé à ses oignons par le Primat [en référence à un conte de Ferron, « Les provinces »], continue d’avoir besoin de l’histoire; organisant, comme Gérard Bessette, l’in-action et le chaos, il affirme par l’absurde le pouvoir de l’histoire sur le récit romanesque. Et c’est là, sans doute, une des significations que l’on peut donner au refus passionné de la Beauté qui s’exprime chez Ducharme aussi bien que chez Bessette, chez Marie-Claire Blais, chez Jacques Godbout. Immobile, fascinante, coulant d’un cours serein à travers les siècles, la Beauté échappe à l’histoire; elle nie le progrès – il n’y a évidemment pas plus de beauté dans l’œuvre de Shakespeare que dans celle d’Homère – sur lequel est fondée notre perception de l’histoire et de l’action. C’est au nom de l’histoire que, dans La Belle bête, Isabelle-Marie doit détruire la beauté de Patrice, et que la superbe Patricia du Couteau sur la table doit être symboliquement assassinée. La Beauté paralyse l’action : Béatrice Einberg le sait, qui s’acharne contre le ‘‘visage trop beau’’ de sa mère; et iode Ssouvie, détruisant l’œuvre d’art fabriquée par Ina; et Réjean Ducharme, qui dans La Fille de Christophe Colomb massacre sous la forme de l’épopée l’idée même du beau en littérature. Plus profondément attaché à la tradition romanesque, Gérard Bessette fait de la laideur le milieu en quelque sorte naturel de l’action : laideur des lieux, des personnages (Jodoin et tous ceux qui l’entourent), laideur de la race humaine même, dans L’Incubation, où les sentiments les plus nobles sont ramenés aux ébats désordonnées du rat, à leur origine animale. » (175) « Le roman vit dans l’histoire, mais comme faute, double faute : faute de l’histoire elle-même, qui ne se présente plus qu’en pièces détachées, qui ne fournit plus à l’esprit une forme d’intégration possible des événements; faute contre l’histoire, car ce que le récit romanesque détruit en lui-même (la cohérence de l’action, des causes et des effets) interdit à ses personnages d’évoluer et de mûrir, écarte le Réel au profit de l’Imagination. » (176)
S’inscrit dans une poétique romanesque plus large (non loin du « nouveau roman »), mais avec des particularités québécoises : « Sans doute ce malaise devant l’histoire et le récit – une histoire et un récit – une histoire et un récit semblablement structurés, selon le modèle linéaire – ne sont-ils l’apanage exclusif ni de notre roman ni de notre société. Du même souffle, par exemple, le chef de file du ‘‘nouveau roman’’ français, Robbe-Grillet, révoque les formes classiques du roman et la vision historienne qui les sous-tend […]. En d’autres termes : un Balzac, un Stendhal, pouvaient raconter le monde, parce que le monde se présentait à eux comme racontable, déchiffrable par le récit. Il va sans dire que, pour Robbe-Grillet, l’âge de l’innocence romanesque est fini […]. Cependant, la conséquence qu’il tire de cette observation : ‘‘Raconter est devenu proprement impossible’’ (PNR, 37), ne s’applique pas aux œuvres que nous lisons présentement au Québec, à de rares exceptions près. L’Européen est saturé d’histoire (et d’histoires); il a fait l’expérience de l’histoire comme intégration et explication des événements de la vie collective, comme mémoire et comme projet, et sa rupture avec elle ne peut être que violente. Pour la conscience canadienne-française, le rapport à l’histoire est beaucoup plus ambigu : il semble qu’à certains égards nous ne l’ayons pas vécue, et qu’un de nos rêves les plus virulents soit d’y entrer enfin, de la faire, de la commencer. » (177)
Traits du roman « actuel » (1960-1970) : « Dans le roman actuel, aussi bien, le retour ou le recours à l’ancien devient, pour ainsi dire, une loi du genre. » (180)
S’inscrire hors du temps, aller « à l’intemporel, à ce qui ne s’use ni se développe, mais participe aux jeux intemporels des métamorphoses » (183). Le choix des temps de verbe participe de cela : « le présent (Godbout, Ducharme et Marie-Claire Blais dans plusieurs de ses récits) ou des succédanés du présent, passé composé (Le libraire), imparfait (L’incubation et plusieurs autres parties d’Une saison dans la vie d’Emmanuel), le conditionnel et le futur. Toutes ces formes ont en commun d’exclure le passé simple, qui est par excellence le temps historique; il subsiste dans quelques romans de Marie-Claire Blais, mais subordonné à l’imparfait ou au présent du début du récit, et désignant le temps du mythe plutôt que celui de l’histoire, la répétition plutôt que le développement et la progression. » (183)
2/ Le romancier comme cartographe (force du présent et triomphe du langage) :
« Rien ne se passe donc que dans le présent, sous la pression de l’immédiat, dans l’atmosphère violente d’un commencement ou d’une fin du monde, sans médiations temporelles. Le romancier classique écrivait in mediis rebus, parmi les choses et les êtres en mouvement, dans un temps mesurable par le Primat, le Premier Ministre et le Frère enseignant [personnage du conte de Ferron, qui représentent en quelque sorte l’autorité, le discours admis, ce qui est connu et validé]; le romancier d’aujourd’hui, malgré son désir de l’histoire, se rapproche du cartographe, en ce qu’il s’attache primordialement à définir un lieu, à ‘‘bâtir le pays’’. » (1976 : 184)
Raconter aujourd’hui : « Raconter, aujourd’hui, au Québec, ce n’est pas construire le modèle temporel d’une société en évolution; c’est laisser courir le langage, la parole vive, devenir ‘‘le plus grand menteur de toute la ville de Québec’’ [Jacques Poulin, Jimmy, Éditions du jour, p. 120], donner cours à quelque inépuisable parlerie – et sans doute le ‘‘joual’’, au delà de la fonction mimétique qu’on lui attribue généralement, n’a-t-il de sens que par une telle illumination du discours. » (1976 : 184)
« Faut-il souligner que cette vivacité n’a rien à voir avec l’inculture? Au contraire, le romancier rapaille et essaie toutes les formes de l’histoire littéraire […] : épopée, chanson de geste, récit camusien, conte, monologue, intérieur, poème, voire des bribes de réalisme ou de naturalisme. À l’illimitation du temps, qui détruit le temps, à la ‘‘parole sans limite’’, s’ajoute l’illimitation des formes, qui abolit les frontières et les annule comme paradigmes [NBP : Voir Frank Kermode, The Sense of an Ending, Oxford University Press, 1966, p. 172-173, parle de « this new power of fortuity », produisant une littérature en crise perpétuelle]. Quand Réjean Ducharme, dans ses quatre premiers romans, met à l’épreuve des formes anciennes de la littérature, il ne le fait pas en tant qu’héritier, ou exécuteur testamentaire; il les réanime, les caricature, au sein d’une forme (d’une anti-forme) dont il donnera la clef dans le ‘‘récit’’ de L’Hiver de force, et qui est le simultanéisme télévisuel. » (186)
La « parole sans limite » comme bonheur et délivrance (appropriation de la langue) : « Il peut sembler paradoxal de parler de bonheur à propos de romans où cataclysme et échecs en tous genres se suivent en rangs serrés, mais les événements du récit ne disent pas tout : il faut écouter le langage, le lire comme un jeu, passion, libération du désir de parler. Ce lâcher-tout du langage constitue [187 :] pour le romancier québécois – et, à travers lui, pour la collectivité – une victoire sur la contention linguistique qui avait gêné la plupart de nos devanciers. L’écrivain québécois, traditionnellement, et notamment le prosateur, était d’abord un monsieur (ou une dame) qui tâchait de bien écrire; qui n’était pas tout à fait assuré de bien posséder sa langue, de connaître la portée exacte de ses mots. Les nouveaux romanciers, par contre, donnent l’impression d’être tout à fait chez eux dans la langue française; ils en usent et en abusent comme d’un bien dont la possession ne saurait en aucun cas leur être disputée. Le souci du bien écrire leur est étranger : ils écrivent, tout simplement, à toute volée, avec un impudent plaisir. » (186-187)