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Dossier "Filiations intellectuelles"
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Anne CAUMARTIN et Martine-Emmanuelle LAPOINTE (dir.) Titre : Revue @nalyses, dossier « Filiations intellectuelles » Année : 2007 Adresse URL : http://www.revue-analyses.org/index.php?id=763
Présentation : Le dossier « Filiations intellectuelles » compte dix articles, en plus du texte de présentation. Je recopie le résumé des directrices et le résumé des auteurs pour tous les articles, mais je n’ai pour ma part tenu compte que des articles qui traitaient de la littérature contemporaine.
RÉSUMÉ
Anne CAUMARTIN et Martine-Emmanuelle LAPOINTE, « Filiations intellectuelles dans la littérature québécoise »
Les auteures notent d’emblée à quel point la littérature de notre époque est préoccupée par la question de la filiation, c’est-à-dire par « l’inscription du sujet dans une histoire collective ». Elles citent, pour illustrer l’engouement théorique dont elles parlent, les travaux de Paul Ricœur, de Pascal Ory et de Dominique Viart. Elles soulignent également que la notion de filiation est très vaste, s’appliquant autant aux filiations familiales qu’à la manière de se positionner par rapport à l’histoire littéraire. Les articles recueillis dans le dossier, annoncent-elles, cherchent d’une part à déterminer de quelle manière une figure littéraire est transformée en autorité à laquelle on se réfère et, d’autre part, s’intéressent également aux raisons pour lesquelles les auteurs insistent sur leur rapport au passé. C’est notamment par le biais de l’intertextualité que les auteurs qui ont participé au dossier ont cherché à déterminer les différentes filiations. S’inspirant de Dominique Viart, elles indiquent que ces filiations montrent non pas un désir de refonder le présent, mais plutôt de comprendre « la fracture dans laquelle nous sommes » (Viart, cité par Caumartin et Lapointe). La présentation des articles, qui constitue l’essentiel du texte de Caumartin et de Lapointe, montre que, contrairement à ce que laissaient entendre les premiers paragraphes, les textes ne sont pas tous tournés vers la littérature québécoise contemporaine, la plupart des auteurs s’intéressant à des écrivains dont l’œuvre est plus ancienne. Au fond, l’intérêt contemporain pour la question des filiations dont parlent les auteures semble être davantage un intérêt pour la filiation comme thème critique, plutôt que comme thème au sein des œuvres.
Julien GOYETTE, « De la difficulté d’hériter en histoire »
Résumé des directrices :
C’est cette difficile négociation qu’aborde Julien Goyette dans son article consacré à la recherche en histoire, au caractère révocable du récit. Goyette y montre les différents rapports à la tradition au sein de la discipline depuis la Deuxième Guerre mondiale. Oscillant entre un type de discours qui se construit dans l’indifférence des Anciens et un autre qui privilégie explicitement leur dénégation, longtemps les historiens auront mis à mal le statut d’héritiers, plus encore qu’ils ne contestent les récits historiques eux-mêmes. Les dernières générations d’historiens interrogent toutefois la pertinence de cette problématique tabula rasa et indiquent qu’« innover » en histoire demande dans une large mesure de prendre en compte les récits antérieurs. C’est dire que les ruptures dans le champ intellectuel ne s’opèrent pas avec autant de netteté que ne le voudraient leurs acteurs. Pour y assurer leur emprise, ou du moins donner une certaine impulsion à leurs idéaux, ceux-ci insèrent cette nécessaire prise en compte du passé dans une critique du déjà-là qui trouve souvent son efficacité lorsqu’elle est portée par une parole collective.
Résumé de l’auteur :
Le relativisme des interprétations, le culte de l’originalité et le déni des prédécesseurs constituent les principaux empêchements au transfert des héritages en histoire. Du point de vue épistémologique, lorsqu’elles sont exacerbées, les postures objectivistes et relativistes agissent également comme des freins à la communication entre les générations d’historiens. À la lumière des enseignements de Thomas Kuhn, il semble pourtant que l’histoire, à l’instar des autres sciences, exige un « mode de pensée convergente ». Sous les oppositions de surface, on peut ainsi distinguer certaines figures de la permanence, notamment à travers les philosophies de l’histoire et ce que Fernand Dumont appelle une « mémoire d’intention ».
Anne CAUMARTIN, « La dissidence comme esthétique d’affiliation »
Résumé des directrices :
C’est dans cette perspective qu’Anne Caumartin traite de la notion de génération. À partir des textes d’intention de trois importantes revues littéraires du XXe siècle, elle montre comment se déploie le motif d’une fraternité dissidente et comment s’établit du coup une filiation intellectuelle alors qu’est nécessairement récusé un système existant pour consacrer sa différence.
Résumé de l’auteure :
Cet article examine le lien, souvent occulté, entre la notion de rupture idéologique entretenue par différentes générations intellectuelles et celle de filiation. Au-delà d’une posture du commencement affichée dans les textes d’intention de trois importantes revues québécoises du XXe siècle (La Relève, Cité libre, Liberté), on verra dans quelle mesure l’idée d’héritage semble indépassable, comment s’opère en somme le glissement entre la stricte succession qui se veut de l’ordre de la différenciation et le travail d’affiliation.
Martine-Emmanuelle LAPOINTE, « Qui lira Charles Guérin dans cinquante ans ? Le legs d’Octave Crémazie à Gilles Marcotte et à Jean Larose »
Résumé des directrices :
En éclairant le paradoxe lié à la figure d’autorité qu’a pu être Octave Crémazie pour les critiques Gilles Marcotte et Jean Larose, Lapointe montre que les filiations intellectuelles se construisent parfois plus favorablement à partir de lectures intimes ― qui supportent du reste une certaine posture au sein de la critique ― que de la doxa. En effet, Crémazie, figure littéraire mineure, est érigé en modèle par les deux critiques et leur permet de fonder une filiation sur la négativité, voire sur la promesse d’une œuvre et d’une littérature à naître. Par leurs lectures des œuvres de Crémazie, Marcotte et Larose confirment leur propre vision de la littérature comme de l’institution québécoises et dénouent la tension apparente entre la familiarité de l’œuvre et le décentrement nécessaire, selon eux, à « toute expérience véritablement littéraire ».
Résumé de l’auteure :
« Qui lira Charles Guérin dans cinquante ans? », demandait Octave Crémazie à son correspondant, l’abbé Henri-Raymond Casgrain. Et « qui songera à mes pauvres vers dans vingt ans? », ajoutait-il. Crémazie avait raison… On ne lit plus guère Charles Guérin aujourd’hui, et ses pauvres vers, pourtant publiés et célébrés en leur temps, ont été éclipsés par sa correspondance privée, dans laquelle on trouve sans doute les constats les plus éclairants sur la littérature canadienne-française de la fin du XIXe siècle. Constituée d’écrits intimes devenus publics, la correspondance illustre à merveille le paradoxal destin de l’œuvre : inachevée, d’une lucidité trop aiguë et par là même anachronique, elle a été reprise et commentée par plusieurs essayistes contemporains. Cet article présente une analyse des essais que Gilles Marcotte et Jean Larose ont consacrés à l’œuvre et à la figure d’Octave Crémazie. Reconnus pour leur vision intransigeante de l’institution littéraire québécoise, les deux essayistes mettent pourtant temporairement de côté leur extrême vigilance lorsqu’ils abordent l’héritage d’Octave Crémazie. Comment arrivent-ils à concilier leur refus d’une critique complaisante et consensuelle ne se basant que sur des critères locaux et leur reconnaissance d’une filiation qui s’élabore à partir de la faille et du manque, qui ne peut se fonder sur des monuments, des classiques? Et comment appréhendent-ils la tension entre la familiarité avec laquelle ils envisagent l’œuvre de Crémazie et le décentrement, nécessaire selon eux à toute expérience véritablement littéraire?
Mon résumé :
Le texte de Lapointe s’arrête à la figure d’Octave Crémazie, qui est considéré comme l’un des pères de la littérature québécoise bien que, paradoxalement, il soit assez peu lu. Le paradoxe est d’autant plus étonnant si on considère que Crémazie est devenu une figure de maître précisément parce qu’il n’a pas fait œuvre, représentant par excellence d’une littérature incertaine d’elle-même, tâtonnante. La littérature québécoise ne se donne donc pas comme père intellectuel un modèle fort, sûr de lui-même, mais plutôt un critique amer de l’institution littéraire de son époque.
Gilles Marcotte, qui reconnaît en Crémazie cette figure de maître, adresse à l’institution littéraire québécoise une critique semblable à celle formulée par Crémazie avant lui : à la recherche d’une tradition, elle a trop tendance à vouloir transformer les œuvres en classiques. Ainsi, il faut bien voir que le maître que reconnaît Marcotte, c’est moins Crémazie-auteur que Crémazie-lecteur. Jean Larose, quant à lui, fonde son admiration pour Crémazie dans le caractère moderne qu’il perçoit dans ses textes, notamment à travers la métaphore récurrente du pourrissement.
En somme, Crémazie apparaît comme un modèle qui permet à Marcotte et à Larose, « soumis au désordre du contemporain, à l’accumulation des références et des modèles, aux choix presque infinis qui s’offrent à l’héritier, à l’écrivain », de penser la littérature de leur époque avec une distance critique essentielle. Il s’agit donc non seulement de reconnaître l’apport réel de Crémazie à la littérature québécoise mais, plus encore, de l’« [i]miter ».
Maxime PRÉVOST, « Le crime (culturel) parfait. Présence de Thomas De Quincey et d’Arthur Conan Doyle dans Trou de mémoire d’Hubert Aquin »
Résumé des directrices :
À l’opposé, pourrait-on dire, la filiation explorée par Maxime Prévost dans son article consacré à l’anglophilie d’Hubert Aquin s’inscrit dans une perspective collective. Plutôt que de soutenir une posture d’écrivain, elle met au jour une façon d’orienter le nationalisme québécois. Choisissant avec soin ses figures d’autorité littéraires, Aquin tenterait par là même de remédier à l’amnésie de notre littérature en reconnaissant un héritage (anglais, en l’occurrence) dont on doit consciemment s’affranchir, un héritage que le Québec se doit de liquider pour assurer sa souveraineté culturelle.
Résumé de l’auteur :
Cet article s’intéresse aux filiations culturelles paradoxales que tente d’instituer Hubert Aquin entre le nationalisme québécois et la littérature britannique. La fascination pour le « crime parfait » qui se manifeste chez Thomas De Quincey et Arthur Conan Doyle sera considérée comme le centre fuyant du roman Trou de mémoire, roman construit par accumulation d’allusions à la culture britannique. Est-ce que le « trou de mémoire » auquel renvoie le titre concernerait d’abord et avant tout l’histoire littéraire, plus précisément celle de l’Angleterre du XIXe siècle?
Maïté SNAUWAERT, « Fils du conte et de la fiction de soi : le roman de filiation québécois contemporain »
Résumé des directrices :
Se situant à la jonction de l’individuel et du collectif, dans une sorte d’entre-deux, les discours de filiation étudiés par Maïté Snauwaert sont tournés vers le lecteur : la fonction d’adresse qui vise à expliquer les motivations et les conséquences des événements, qui se fait parole charnière entre le legs reçu et le legs à déposer, s’avère le vecteur identitaire des personnages au centre de La Petite Fille qui aimait trop les allumettes et du Jour des corneilles. Le roman de filiation, envisagé ici comme un avatar du conte, trouve donc dans l’expérience individuelle, c’est-à-dire dans la morale et la responsabilité qui en découlent, sa résonance sociale.
Résumé de l’auteure :
Sur la base d’un rapprochement entre La Petite Fille qui aimait trop les allumettes (1998), de Gaëtan Soucy, et Le Jour des corneilles (2004), de Jean-François Beauchemin, l’article tente de mesurer la façon dont le roman québécois contemporain renoue avec le conte comme univers de fiction et, surtout, comme posture d’énonciation. Valorisant le récit de vie à la première personne d’un narrateur orphelin, chacun des textes se configure en tant qu’élaboration d’une « identité narrative » et comme une réflexion, étant donné le défaut de filiation biologique, sur la filiation littéraire et la filiation langagière.
Mon résumé :
L’hypothèse sur laquelle Maïté Snauwaert fonde sa réflexion est que la parenté des œuvres de Soucy et de Beauchemin s’inscrit dans le contexte plus large des récits de filiation. Ce contexte, souligne l’auteure, est également celui d’un retour à la transitivité du roman, d’une littérature postmoderne et d’un intérêt pour le biographique. Elle souhaite montrer que, dans les deux textes à l’étude, c’est par le biais de leur littérarité que l’héritage se manifeste.
L’auteure évoque la position testamentaire des narrateurs des deux récits, Alice et le fils Courge. Alors que celle-là souhaite consigner par l’écriture un monde familial en plein effondrement, il s’agit pour celui-ci d’avouer son parricide. « L’un et l’autre sont donc dans une position testamentaire par laquelle il s’agit à la fois de se justifier de ses propres agissements, d’en montrer les motivations et les conséquences potentielles ou, plus encore, étant donné qu’ils ne seront peut-être plus là pour les voir, l’enseignement qu’ils en ont tiré et qu’ils souhaitent eux-mêmes transmettre. Ils sont ainsi dans l’exacte position d’héritiers à la charnière entre un legs reçu et un legs à déposer. » (2007 : 57)
Dans les deux œuvres, les pères apparaissent comme des figures d’autorité rigoureuses et violentes ; le récit, dans chaque cas, vise à la construction d’une identité qui soit assez forte pour contrer l’autorité du père, pour s’en dégager. Citation : « Celle-ci [l’identité narrative construite par le récit] doit être perçue positivement, en tant que construction d’un discours de soi sur soi, réinterprétation critique du donné et, partant, invention identitaire capable de se défaire du joug de l’autorité paternelle, voire d’une autre soumission masculine, celle du frère dans le cas d’Alice, qui a commis l’inceste. Cette reprise critique se montre ainsi à même de remettre chacun à sa place dans la généalogie, afin — et c’est le bénéfice ultime de ce travail d’émancipation — de se rendre soi-même responsable en vue d’une nouvelle filiation, soit directe, biologique et affective, pour Alice [qui est enceinte de l’enfant de son frère], soit indirecte pour le fils Courge, dont le caractère testamentaire du discours laisse à penser qu’il ne veut pas expier sa faute ni seulement l’expliquer, mais aussi faire de son histoire un exemple, qui puisse servir et devenir à son tour un récit qu’on transmet. » (2007 : 58)
« Enfin, la tension de leur énonciation entre un présent de relation et un passé (simple ou composé) de récit rejoint le constat de Dominique Viart selon lequel les récits contemporains renouent avec le souci de raconter tout en étant les dignes fils de l’ère critique du soupçon et confirme donc l’historicité singulière de leur position d’héritiers : ‘‘Le récit qui nous est revenu est un récit présent, fût-il un récit de mémoire. […] il met l’accent sur la discordance qui se creuse entre la position du narrateur et la matière de sa narration. Le récit est ainsi devenu une forme toujours en question, en déséquilibre.’’ (1998, p. 26) » (2007 : 65)
Extrait de la conclusion : « Et ce, par une construction littéraire d’identité narrative dont tout un chacun semble pouvoir s’approprier les moyens. Ces narrateurs assument ainsi la médiation du langage, qui semble avoir pris la place entière des parents dans le rôle d’intermédiaire avec le monde, comme dans le rôle de l’apprentissage relationnel au sens large. Quoique solitaires, ils restaurent en écrivant le continuum d’une filiation qui a été brisée. C’est que tous deux, entre une mère absente et un père inexpressif, ont appris à parler dans les livres. Ils sont les produits littéraires de cette filiation par la lettre qui leur a donné ses modèles narratifs et langagiers et, pourrait-on dire, récitatifs : conjuguant sans cesse la parole à l’histoire, l’illocutoire à l’éloquence, faisant de la relation, à tout moment, autant un lien qu’un récit. Mais ils sont aussi, de ce fait, en quelque sorte fils de leurs propres œuvres : inaugurant un parler nouveau (une parole nouvelle?), à l’aube de l’apparition, sur les ruines de l’ancien, d’un monde dont ils se montrent, même s’ils n’y seront plus, même s’ils ne doivent pas le voir, préoccupés. » (2007 : 67-68)
Michel BIRON, « Portrait de l’écrivain en autodidacte »
Résumé des directrices :
Michel Biron et Ariane Léger abordent la filiation en montrant comment s’est exprimé chez certains écrivains le manque de pères symboliques, de modèles à la hauteur d’un idéal culturel. Mettant au jour la figure de l’Autodidacte, dont la présence pointe dans la littérature québécoise au temps de La Relève, atteint son apogée au cours de la Révolution tranquille, puis s’efface avec la génération émergeant dans les années 70, Biron esquisse les traits de cet être du commencement pour qui la virginité culturelle est tout sauf gênante. N’ayant pas bénéficié d’héritage culturel ― entendre : de structures contraignantes, de dettes symboliques ―, l’Autodidacte s’adonne à la lecture et à l’écriture selon ses affinités et ses désirs et forge ainsi sa propre tradition.
Résumé de l’auteur :
L’écrivain devient rarement écrivain par les voies traditionnelles de l’école. En ce sens, il constitue toujours à quelque degré un autodidacte. Toutefois, la valeur sociale d’une telle figure, qu’il s’agisse de l’écrivain lui-même ou d’un personnage de fiction, varie considérablement selon les cultures et les époques. Dans La Nausée de Jean-Paul Sartre, l’Autodidacte est un personnage complexé qui envie le savoir et la culture de Roquentin. À l’inverse, on trouve nombre de textes littéraires où la figure de l’autodidacte est valorisée. C’est particulièrement vrai dans l’histoire de la littérature québécoise, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Cet article propose d’en faire la démonstration à travers une série d’exemples tirés de chacune des périodes, mais en insistant sur la figure de « l’autodidacte exemplaire » propre à la Révolution tranquille, qui oppose la culture comme désir à la culture comme héritage scolaire.
On assiste ainsi — c’est du moins l’hypothèse qui sera développée dans les pages qui suivent — à un renversement de valeurs. Si l’avenir de l’Autodidacte sartrien est fermé, ce ne semble pas être le cas des personnages d’autodidactes qui, au Québec, participent, sans se disqualifier, à une tradition d’écriture fondée sur l’invention et la spontanéité. Loin d’être exclus de la culture, ils en sont, d’une façon paradoxale, les porte-parole les plus authentiques et les plus féconds. Ce sont eux qui, exerçant librement leur goût pour la culture, échappent au conformisme de la transmission scolaire et constituent, sans le revendiquer et parfois même sans le savoir, une filiation intellectuelle particulièrement riche. Parce que la culture ne leur est pas donnée sous la forme d’un héritage ou imposée sous la forme d’une dette, ils peuvent s’adonner en toute liberté à l’écriture, comme à une passion nouvelle qui s’accorde à un rêve de culture plus général, partagé par l’ensemble de la jeune nation québécoise.
Mon résumé :
Biron donne en exemple La Bagarre de G. Bessette, où les rôles joués par Roquentin et l’Autodidacte dans La Nausée de Sartre sont inversés : ici, c’est celui qui a eu accès à la grande culture qui est ridicule, parce qu’il est empêtré dans un savoir canonique à l’intérieur duquel il ne peut pas exercer sa liberté, ce qui est au contraire le cas de l’autodidacte d’origine modeste.
Sur le succès de la figure de l’Autodidacte au Québec à partir de 1945 : « L’autodidacte correspond alors à une sorte d’idéal de l’écrivain d’ici. C’est un rescapé d’un monde ancien, mais dégagé des schémas idéologiques et littéraires transmis par les collèges classiques et projeté dans un monde où le désir de culture est plus fort que jamais. L’autodidacte est celui qui entre au royaume des lettres paré d’une virginité intellectuelle, dans un état de disponibilité totale. En cela, il représente bien l’écrivain de l’avenir, celui qui incarne, mieux que l’écrivain de métier, les valeurs de la littérature moderne au Québec. » (2007 : 78)
Biron explique qu’avec la fin de la Révolution tranquille (qui est l’âge d’or de l’écrivain autodidacte), la figure de l’écrivain autodidacte disparaît en principe, notamment parce que l’accès aux études s’est démocratisé. Les écrivains sont désormais des écrivains professionnels. Cependant, bien que les écrivains ne soient plus autodidactes, cette figure ne disparaît pas au sein des œuvres. Par exemple dans Maryse, Francine Noël reprend le motif présent dans le livre de Bessette. Face à un collègue enseignant d’origine bourgeoise qui cite sans cesse des théoriciens, Maryse reste en marge, ce qui lui permet d’échapper au ridicule.
« Si une telle ascension sociale correspond au schéma romanesque traditionnel, on rencontre dans plusieurs romans québécois contemporains un motif inverse, celui de la régression sociale. Plusieurs personnages d’écrivains aspirent à une sauvagerie perdue, souvent représentée par la figure d’ancêtres, de parents éloignés ou d’Amérindiens. » (2007 : 83)
« On pourrait observer quelque chose de similaire chez Robert Lalonde, qui oppose dans presque tous ses romans et ses carnets d’écriture l’art de voir (c’est-à-dire de sentir, d’observer, d’éprouver par les sens) à l’art de savoir (qui tient à l’héritage scolaire, toujours dévalorisé). » (2007 : 84)
« Le personnage contemporain rêve d’aller de la culture vers la nature, de refaire à l’envers le chemin de la civilisation, de retrouver une identité perdue, des racines enfouies, des histoires oubliées. D’où la filiation qui se crée à rebours entre certains écrivains d’aujourd’hui et cette figure ancienne de l’autodidacte, pour qui la tradition est une coquille plus ou moins vide, qu’il s’agit de remplir avec les moyens du bord. » (2007 : 84)
Ariane LÉGER, « Jouer au maître et au disciple. Filiation, maîtrise et ironie dans la correspondance de Jacques Ferron et Pierre Baillargeon
Résumé des directrices :
Mais cette liberté, pour un « autodidacte » comme Jacques Ferron, peut aussi avoir une dimension contraignante, ainsi que le montre Ariane Léger à partir de la correspondance de Ferron avec son « maître d’écriture » Pierre Baillargeon. Pour donner un sens à sa propre entreprise littéraire, pour garder le pas sur son « irrévérence », Ferron est, au cours des années 40 et 50, en quête d’une autorité littéraire avec laquelle il entretiendra du reste une relation ambivalente. Entre soumission et affranchissement, la filiation intellectuelle trouve difficilement un équilibre confortable.
Résumé de l’auteure :
Dans une lettre de 1948, Jacques Ferron désigne l’écrivain Pierre Baillargeon comme son « maître d’écriture ». Chacun des mots du syntagme a son importance : le premier instaure une filiation très hiérarchisée, ce qui surprend chez un auteur connu pour se jouer de l’autorité et des modèles, et le second témoigne de la volonté de situer l’enjeu de la relation au plan scripturaire. Le choix et l’usage du mot « maître », dans la correspondance de Ferron et Baillargeon, révèlent en effet chez l’auteur de La Nuit une vision de la création littéraire qui tranche avec la poétique de sa maturité et dont cet article s’emploiera à mettre au jour les présupposés.
Claire JAUBERT, « Du défilé à l’affiliation : le sort de la littérature dans l’œuvre de Réjean Ducharme »
Résumé des directrices :
Jaubert examine l’œuvre de Réjean Ducharme sous l’angle des relations interculturelles entre le Québec et la France pour révéler les différents usages de la parodie ducharmienne. Refusant le statut de « mineure » pour la littérature québécoise par rapport au fonds littéraire français, refusant la sclérose qu’associe l’écrivain au jugement critique, la parodie est chez Ducharme une stratégie littéraire qui défait l’héritage culturel français de son autorité tout en lui témoignant un certain respect. Par cette désacralisation, il s’agirait en quelque sorte pour Ducharme de s’engendrer lui-même en sélectionnant librement les éléments de son héritage culturel sans pour autant en faire des modèles.
Résumé de l’auteure :
À la seule lecture des romans et des pièces de Réjean Ducharme, on aurait pu dresser un inventaire onomastique des auteurs français cités, tant ils sont nombreux à y figurer : de Corneille à Lautréamont en passant par Jarry ou Rimbaud, la liste aurait été longue et fastidieuse. Pour comprendre cette relation singulière, on a choisi une approche intertextuelle et interculturelle (chez Ducharme, la relation interculturelle est essentiellement d’ordre textuel). Cet article se propose d’étudier les diverses manifestations du « maghanage » (pour reprendre le néologisme de Ducharme) de la France littéraire, pour pousser plus loin l’analyse de cette position irrévérencieuse à l’égard de la tradition littéraire française, en en montrant les limites, mais aussi la singularité.
Frédéric RONDEAU, « Gilbert Langevin, réquisitoire d’une singulière solidarité »
Résumé des directrices :
C’est dans un similaire désir de singularité que se déploie la question de la filiation dans l’œuvre poétique de Gilbert Langevin. Rondeau rapproche la quête de la communauté et la résistance du poète au Pouvoir de la définition de l’écriture d’André Belleau : l’écriture est à la fois distance et solidarité avec le peuple comme le poème s’avère chez Langevin, dans la transgression de la filiation idéologique, l’arrimage d’une singularité à la dimension collective.
Résumé de l’auteur :
Le poème de Gilbert Langevin s’entend tel un réquisitoire. S’il est cependant loin de correspondre à la poésie engagée envers une cause ou un idéal, c’est plutôt à une tension à l’intérieur même du vers que l’auteur nous convie. Cet article propose ainsi d’aborder la question de la filiation intellectuelle dans l’œuvre du poète telle qu’elle se déploie autour de la communauté des « désastreux magnifiques » (1975, p. 13) qui hantent ses poèmes. Tiraillé entre la solidarité et la distance face au groupe, le poème apparaît lui-même comme le lieu d’une appartenance construite autour d’une fidélité à la singularité.
Yvon RIVARD, « De Rilke à Vadeboncœur »
Résumé des directrices :
Yvon Rivard conclut notre réflexion en revisitant sa propre expérience littéraire et intellectuelle. Après avoir longtemps voulu pour seule identité celle de « l’artiste qui se crée lui-même et crée le monde à chaque instant » en rompant avec le familier, en apprivoisant l’étrangeté de ceux qui furent ses maîtres d’écriture, de regard et de réflexion, Rivard expose cette soudaine urgence de « rentrer à la maison », c’est-à-dire de rentrer dans l’Histoire, de retrouver ses anciens repères et ainsi donner forme à ce qui est peut-être le plus grand art : retrouver le rêve à travers les œuvres longtemps fréquentées.
Résumé de l’auteur :
Si j’examine mon expérience littéraire et intellectuelle dans la perspective des filiations, j’y reconnais tout à fait cette « absence du maître » analysée par Michel Biron, dans la mesure où les écrivains qui ont été mes maîtres (R. Rilke, P. Handke, V. Woolf) m’ont conforté dans le sentiment de n’avoir pour seule identité que celle de l’artiste qui se crée lui-même et crée le monde à chaque instant, condamné, et heureux de l’être, à vivre dans le temps circulaire d’un « perpétuel recommencement » (Saint-Denys Garneau), à « vivre tout étonné au milieu du grand loisir » (J. Ferron). J’aurai mis des années à entendre l’avertissement de Pierre Vadeboncoeur, à savoir qu’on ne peut vivre et écrire ainsi éternellement dans le rêve, hors du désir, hors de l’histoire, sans risquer de mourir endormi, sans que la première heure devienne brutalement la dernière. Quand l’enfant prodigue (« celui qui ne voulait pas être aimé », selon Rilke) entend cette voix, il rentre à la maison.
Lectrice : Mariane Dalpé