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DESCOMBES, Vincent (2000), « Qu’est-ce qu’être contemporaine? »
Le genre humain, no 35, p. 21-32.
• Article très intéressant, probablement le plus pertinent sur la question de la définition du contemporain.
I. « Les deux conceptions du contemporain »
Dans cette première partie de l’article, Descombes explique que, du point de vue du philosophe, il y a au moins « deux grandes conceptions possibles du contemporain » :
1/ celle fournie par la philosophie de l’histoire, voulant que le contemporain soit un âge, soit la pointe avancée du monde moderne : « Le contemporain est alors ce qui se fait de plus moderne dans le moderne, ce qui passera, au moins pour un temps, pour le nec plus ultra de la modernité, puisque c’est le présent le plus récent. » (21)
- Conception épochale du contemporain : la contemporanéité est alors « traitée comme une sorte de concitoyenneté d’époque : de même que des compatriotes sont du même pays, des contemporains sont du même temps historique » (21)
- Veut dire : être du même temps, appartenir au même âge ou à la même division du temps universel en époques
- Amène à rechercher des « traits communs ou de propriétés typique à tout ce qui appartient à une époque, la nôtre » (21)
En somme : « La contemporanéité sera la quintessence de la modernité, elle-même comprise comme l’essence commune que partagent les phénomènes historiques des temps modernes. » (21)
2/ celle fournie par une réflexion sur l’idée de temps (une philosophie du temps). Note : Descombes insiste sur la nécessité de comprendre la notion de changement pour saisir le rapport temporel, car cette notion « impose de concevoir quelque chose comme un écart temporel ou une différence des temps entre plusieurs états du monde. Le temps est l’ordre dans lequel se font les changements, ordre de ce qu’il y a avant et de ce qu’il y a après. » (22) Dès lors, la conception du contemporain fournit par la philosophie du temps est « un concours entre plusieurs changements actuels » : « Être des contemporains, ce sera partager la même actualité historique. » (22) – l’actualité étant « ce qui se produit effectivement, et ce qui est en train de nous affecter, même si les journaux omettent d’en parler » (22).
- Compréhension modale du contemporain (22)
II. « La couleur de contemporanéité »
Sur la modalité affective qui affecte le contemporain, quand il veut faire de l’histoire au présent : « Évoquer les petitesses humaines, les mesquineries de caractère et d’action, c’est faire état de tout ce qui a irrité le chroniqueur. Or on ne peut être irrité ou agacé que par des circonstances ou des faits actuels. Ainsi, la ‘’couleur de contemporanéité’’ tient d’abord aux passions de l’historien du présent, passions qu’il partage avec les acteurs. Cela veut dire qu’il y a une modalité affective propre au contemporain. Les passions éprouvées par les acteurs sont des passions des contemporains, car ces passions naissent de ce que l’affaire n’est pas encore décidée, que les événements en cours ne sont pas encore un fait accompli. » (24)
III. « La légende »
Sur une idée de Kierkegaard qui affirme que « les événements épochaux », soit « les événements de portée historico-mondiale, n’ont pas de témoins » : « Dès qu’un événement compte, ile se produit en l’absence de contemporains, au sens littéral du terme. Pour les choses vraiment décisives, il n’y aurait donc pas de contemporanéité à proprement parler. Pour le dire autrement, la relation de chacun à l’événement historique décisif passe par l’intermédiaire d’une interprétation, laquelle repose à son tour sur la libre décision de croire dans le sens invisible de l’événement d’apparence humaine. » (26)
En fait, il n’y a pas de contemporain à un moment historique, puisque celui-ci est interprétation : « L’instant décisif est en réalité l’instant qui est interprété par quelqu’un comme décisif. Kierkegaard a donc formulé ce que l’on appellerait aujourd’hui un paradoxe herméneutique : précisément parce que l’événement décisif est un instant du temps où se décide le sens de ce qui s’est produit ou se produira en tout temps, personne n’en est vraiment le contemporain. » (26) On se trouve dans un rapport texte/lecture.
IV. « Les anciens et les modernes »
Opposition au sein d’un même groupe de contemporain, de deux visions différentes (une « ancienne » à préserver et une « moderne » à mettre en place). L’interprétation postérieure fera de certains des gens de leur époque et des autres des gens qui se sont, en quelque sorte, trompés d’époque (27).
V. « L’actualité historique »
Sur ce qui fait la contemporanéité de deux événements ou de deux faits, et sur comment décrire le contemporain.
« Pour décrire le contemporain, il faut donner, non pas une liste de noms, mais un état des lieux, un état des procès en cours, et surtout un état du concours de ces procès, de la façon dont ils se combinent ou se contrarient. » (29)
La chronologie, quant à elle, « ne définit qu’une contemporanéité indifférente » (29). Ainsi :
- 2 activités qui se déroulent en même temps ne sont contemporaines que dans la représentation qu’on peut s’en faire, sans conséquence sur l’une ou l’autre.
Par contre :
- Si le fait que 2 activités ont lieu en même temps peut affecter la façon dont elles se déroulent, elles ont une « relation de contemporanéité réelle ». Elles ont alors une « commune actualité ». L’ « actualité historique » consiste justement « dans le concours historique des procès en cours, source d’interférences mutuelles » (concurrence ou complémentarité des activités). « De ce point de vue, le contemporain se présente d’abord comme le jeu d’ensemble des activités qui, parce qu’elles se produisent en même temps, se contrarient ou se renforcent les unes les autres. » (29) Ex : celui avec qui on peut réellement entrer en dialogue.
Conclusion de l’article :
Sur l’impossibilité de définir un archétype du contemporain : « Toutes les tentatives pour définir un archétype de notre contemporain participent de l’erreur selon laquelle il y aurait une essence historique commune à tous les acteurs présents sur la scène. L’erreur n’est pas de croire qu’il y ait bien des points communs aux acteurs historiques, elle est de croire que ces points communs pourraient composer leur modernité. Mais il y a de tout sur la scène : du traditionnel, du moderne, du très ancien, voire de l’archaïque, du très nouveau, et surtout beaucoup de mélangé. Le contemporain est plutôt une relation entre tous les ingrédients de l’actualité. Une première question à poser sur la réalité contemporaine est celle de savoir comment se font ces mélanges, et si les formes composites qu’ils produisent sont intelligibles dans le cadre des catégories intellectuelles héritées de notre tradition. » (30-31)
Revient sur la « relation de contemporanéité » comme « relation entre des procès, entre des changements, entre des activités : elle est donc à concevoir comme un concours temporel de ces procès ou des activités. » = recherche des conditions de ces changements.