1. Degré d’intérêt général
La lisibilité, l’inventivité (narrative et fictionnelle) et la présence mystérieuse d’une chaussure sur le toit (!) captent et maintiennent l’intérêt du lecteur. Non seulement ces qualités plaisent au point de poursuivre sans relâche sa lecture mais, par là même, la compréhension des faits en est sans doute favorisée : les clins d’œil subtils que les chapitres se lancent entre eux sont susceptibles d’échapper à celui qui espace ses moments de lecture. Bref, une lecture à la fois divertissante et riche (quoiqu’on peut en douter dans les premières pages, par l’apparente simplicité de l’écriture).
2. Informations paratextuelles
2.1. Auteur : Vincent Delecroix
2.2 Titre : La chaussure sur le toit
2.3 Lieu d’édition : Paris
2.4 Édition : Gallimard
2.5 Collection : -
2.6 (Année [copyright]) : 2007
2.7 Nombre de pages : 218
2.8 Varia : Finaliste aux prix Goncourt, Médicis, Renaudot et de l'Académie française (2007).
3. Résumé du roman
Au centre du roman, une mystérieuse chaussure qui trône sur le toit d’un immeuble parisien. Elle devient le prétexte à la mise en scène de différentes tranches de vie d’individus (neuf, en plus d’un épilogue) qui habitent ou fréquentent cet immeuble : une fillette qui affirme avoir vu un ange laissé sa chaussure sur le toit d’en face ; un chien qui, chassé par son maître, s’enfuit avec sa chaussure et l’abandonne sur le toit ; un ancien intervieweur célèbre reconverti à l’ascétisme philosophique qui, découvrant que Socrate marchait pieds nus, balance ses chaussures par la fenêtre, dont l’une atterrira sur le toit…
4. Singularités formelles
Sous-titré « roman » sur la couverture, le livre ne flirte pas moins avec le recueil de nouvelles, dans lequel la chaussure abandonnée sur le toit d’un immeuble parisien assurerait la cohésion. En fait, je dirais que le livre, par son architecture fragmentée, interroge les frontières entre roman et recueil de nouvelles ; le parti pris pour l’un ou l’autre relèvera pour beaucoup de la conception générique du lecteur, en dépit de la mention explicite. Si le roman « doit » être un récit menant une histoire du début à sa fin, La chaussure sur le toit ne saurait revendiquer cette étiquette. Si le recueil de nouvelles n’est pas tenu de présenter une forte cohésion et une unité resserrée, La chaussure sur le toit y déroge largement.
La forme est donc la suivante : le roman est fractionné en neuf anecdotes (en plus d’un épilogue), lesquelles font chacune l’objet d’un chapitre intitulé et livrent une explication différente de la présence de la chaussure sur le toit d’un immeuble.
5. Caractéristiques du récit et de la narration
Ainsi le livre pratique-t-il la multiplication des narrateurs (tous « je »), des points de vue et des registres. D’une histoire à l’autre, on fait parfois référence à des personnages et/ou à des situations abordés auparavant (retour des personnages et imbrication des histoires). Parce que ces tranches de vie se veulent une variation sur un même thème, elles ne construisent pas un récit chronologique avec un début, un milieu et une fin. Il ne s’agit pas, comme on a pu le voir avec des films comme 21 grammes, de plusieurs épisodes apparemment détachés qui en viennent à former un récit unifié lorsque les destins finalement se croisent. Si un épilogue promet le fin mot (la vérité) sur cette histoire de chaussure, force est d’admettre que cette version des faits qui viendrait clore l’énigme n’est rien de plus qu’une autre hypothèse qui laisse le mystère entier.
En revanche, chaque histoire respecte les conventions narratives et temporelles propres au récit : linéarité, vectoralisation, complétude… Elles (les histoires) ne se permettent pas moins quelques accrocs : on glisse du discours d’un personnage à une description du narrateur, sans signe de transition (« L’élément esthétique ») ; un mort raconte la façon dont il est décédé (« Épilogue. Le saut de l’ange »), alors qu’ailleurs, c’est un chien qui assure la narration (« Caractère de chien ») ; l’identité de certains narrateurs n’est révélée qu’après plusieurs pages (« Esprit de vengeance », « L’élément tragique »)… Ces jeux narratifs déroutent momentanément la lecture.
6. Narrativité (Typologie de Ryan)
6.1- Simple
6.2- Multiple
6.3- Complexe
6.4- Proliférante
6.5- Tramée
6.6- Diluée
6.7- Embryonnaire
6.8- Implicite
6.9- Figurale
6.10- Anti-narrativité
6.11- Instrumentale
6.12- Suspendue
Justifiez :
La détermination d’un type de narrativité dépend pour beaucoup de la posture générique que l’on adoptera devant le livre.
S’agissant de roman, on parlera de « narrativité multiple » : le récit s’élabore sur la présence mystérieuse d’une chaussure sur un toit (récit cadre), lequel mystère donne lieu à différentes tentatives d’explication (micro-récits), dont aucune, au final, ne prétend être la vérité. Aussi faudrait-il également parler d’une narrativité suspendue, considérant que l’énigme ne débouche pas sur le dévoilement de la cause réelle.
L’inscription de La chaussure sur le toit dans la catégorie « narrativité multiple » pose toutefois quelques questions à la définition : d’une part, peut-on considérer l’énigme de la chaussure comme le récit cadre considérant qu’elle n’est pas posée dans un récit englobant par un narrateur premier qui introduirait les micro-récits ? Elle est, en effet, plutôt déduite à partir des histoires, chacune prise en charge par un personnage qui, au « je », fournit sa version des faits. D’autre part, sans qu’un témoignage ne dépende d’un autre, ils sont liés par la chaussure et, parfois, par le retour de certains personnages, contrairement à l’idée que, dans une narrativité multiple, les micro-récits sont détachés les uns des autres.
Partant de ces ambiguïtés, on pourra parler plutôt d’une « narrativité tramée », avec comme nuance, peut-être, que le destin d’un personnage ne rencontre pas forcément celui d’un autre. Dans certaines histoires, on ne fait pas référence à d’autres individus dont on a fait connaissance ailleurs. Ce choix relève davantage d’une prise de position en faveur du recueil de nouvelles – ou, encore, d’un roman fragmenté en plusieurs tranches de vie puisque, après tout, le livre prétend appartenir au genre romanesque. Dans tous les cas, l’énigme de la chaussure ne sera pas élevée au statut de récit cadre ; tout au plus sera-t-elle considérée comme un élément récurrent au sein des différentes intrigues.
7. Rapport avec la fiction
La multiplication des narrateurs et des points de vue favorise l’incertitude entre le vrai et le faux : chaque personnage raconte une histoire différente à propos de la même chaussure (toujours la même description, toujours perchée au même endroit). Cela dit, le roman n’en fait pas un véritable enjeu – du moins ne l’ai-je pas compris ainsi ; il en serait autrement si les versions se donnaient explicitement comme une tentative d’explication de la présence de la chaussure sur le toit, dont le mystère serait d’emblée présenté dans un récit cadre. Or, parce que, en plus, la fin ne résout rien, on peut simplement lire ces anecdotes comme des envolées de l’imaginaire : à partir d’un fait inusité (une chaussure sur un toit), les narrateurs inventent plusieurs histoires qu’il n’est pas nécessaire de confronter les unes aux autres. Dans un mouvement autoréflexif, un personnage fait d’ailleurs état de cette façon d’envisager la chaussure : « Si l’on voulait dire la vérité de cette chaussure, il faudrait […] ne pas fuir l’explication, [mais] fournir toute l’explication, toutes les explications possibles. […] Par exemple, il faudrait écrire les récits possibles qui pourraient expliquer sa présence sur ce toit et aussi les effets que cette présence produit. C’est ça : saturer l’explication » (p. 207). La chaussure apparaît ainsi plus comme un potentiel romanesque que comme une stratégie fictionnelle pour troubler les frontières entre le vrai et le faux.
D’ailleurs, si l’épilogue promet « la vérité sur cette histoire », on réalise qu’il s’agit plutôt d’une autre hypothèse non seulement invérifiable, mais également invraisemblable : la chaussure a été abandonnée par un homme qui est tombé du toit par accident, et c’est lui-même, mort, qui raconte l’événement. De tels écarts avec les lois de la vraisemblance, à la limite du surréalisme, sont fréquents dans le roman.
8. Intertextualité
L’un des narrateurs ressent l’ « appel » de la philosophie, si bien que sa vie en vient à se confondre avec les ouvrages qu’il lit. Ainsi est-ce Socrate qui le mène à se débarrasser de ses chaussures, dont l’une atterrira sur le toit. Autrement, rien de significatif.
9. Élément marquant à retenir
A priori, le roman ne semble avoir d’autre but que le divertissement. Ce n’est qu’en remplissant cette fiche de lecture que toute sa richesse m’est apparue. De sorte qu’il permet à la fois une lecture de plaisir pour certains, et une lecture plus « recherchée » pour d’autres.