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LIMINARITÉ (DÉCENTREMENT)

Note : L’idée de « Mort de la littérature (Précarité) » et celles de « décentrement de la littérature » ou par rapport à la nation (problèmes contemporains de la littérature nationale) semblent pouvoir être traités en parallèle. Autrement dit, certains points soulevés dans le document sur la Précarité pourraient très bien recouper ceux présentés ici et vice-versa.

Décentrement :

Si la notion de Liminarité pose problème pour l’instant et mériterait d’être mieux problématisée, celle de décentrement semble en revanche assez bien caractériser la littérature contemporaine, tant française que québécoise. On se rappellera sans doute, à cet égard, les propos de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge dans Histoire de la littérature québécoise qui, justement, intitule la période qui nous intéresse « Le décentrement de la littérature (depuis 1980) ».

Ils suggèrent que c’est l’absence de repères et de figures de proue qui occasionne le décentrement de la littérature. La littérature (québécoise) se représente donc par la négative :

« Les changements s’effectuent de façon relativement douce, sans rupture et sans figure de proue. Il n’y a pas de révolution comme en 1960, il n’y a pas de manifeste comme en 1948, il n’y a pas d’école littéraire comme ne 1895. Pour plusieurs, cette absence de symbole ou de “grands auteurs” définit en creux la période qui s’ouvre vers 1980. Celle-ci ne parvient pas à se représenter positivement, comme si elle était privée de repères ou ne se voyait que sur un mode négatif, en accumulant les signes de ce qu’elle a perdu, de ce qu’elle n’est plus. Malgré la vitalité incontestable de la production littéraire, l’expression “littérature québécoise” aurait, elle aussi, perdu une partie de son sens. […] D’où le paradoxe central qui colore toute la période contemporaine : c’est au moment où la littérature québécoise paraît plus vivante et plus reconnue que jamais qu’elle est entraînée, comme toute culture lettrée, dans un vaste processus de minorisation et de décentrement. » (2007 : 532) (Voir aussi minoration/minorisation dans la fiche sur PAUVRETÉ)

Pour mémoire, voici ce qu’ils en disent plus précisément, énumérant les divers « décentrements » :

1. décentrement par rapport à la question nationale – « … le plus évident concerne le rapport extrêmement chargé au Québec entre la littérature et la nation. » (2007 : 532) Sorte d’évacuation de la « Québécité ». Il y a plus de transferts culturels mais la question nationale est encore présente. On peut aussi parler de décentrement par rapport au « nous ».

2. décentrement par rapport à l’Histoire – le rapport au passé n’est plus le même, entre autres à cause de la présence d’écrivains étrangers. Intégration de plusieurs traditions et héritages. Inclut un décentrement face à l’histoire littéraire – plus de ruptures, plus d’avant-gardes. Vision postmoderne, tournée vers le présent mais désabusée. Sentiment de ne pas faire l’histoire. Certaine nostalgie face au passé – surtout aux idéaux des individus passés.

3. décentrement par rapport à un certain héritage culturel (français et catholique pour les générations précédentes). Les écrivains ne se définissent plus par rapport à la France, mais par rapport à « l’international », plus difficile à définir, et par rapport à diverses cultures plus proches, dont la culture américaine. Perte de l’héritage catholique.

4. décentrement de la littérature par rapport à elle-même. « Enfin, la littérature se décentre aussi par rapport à elle-même, c’est-à-dire par rapport à ce qui se définissait jusque-là comme littérature. » (2007 : 533) L’idée de transgression se serait répandue au point de devenir obsolète et banale, créant un sentiment de lassitude dans la littérature contemporaine, « épuisée de toujours se lancer à la quête du nouveau ». (2007 : 534)

Ils résument : « Tous ces décentrements (par rapport à la nation, à l’Histoire, à la France, à la religion catholique, à la littérature elle-même) se ramènent peut-être au fond à un seul, qui est celui du sujet individuel lui-même, lequel doit reconstruire son identité dans un monde où la nation et la famille se sont décomposées. » (2007 : 534) – cela coïncide en partie avec le « retour du sujet » souvent évoqué pour cette période, mais il s’agirait « moins en réalité d’un retour à un “je” ancien qu’une plongée en soi-même, à une profondeur qui n’a pas d’équivalents dans la littérature antérieure » (2007 : 534), comme en témoigne l’intérêt renouvelé pour l’œuvre de Saint-Denys Garneau et l’intérêt grandissant pour les écrivains de l’intériorité.

Pour sa part, Lise Gauvin propose, par rapport à la question du décentrement : « La littérature québécoise a ainsi élargi progressivement le champ de ses interrogations et s’est engagée dans diverses pratiques de décentrement. On y voyage beaucoup, depuis quelques temps, mais la rencontre de l’“Autre” est aussi un regard sur soi et une façon d’accomplir son propre voyage intérieur […]. De ces allers-retours et de ce mouvement ex-centrique, les cultures immigrantes participent éloquemment. […] Pluralité des centres donc, et complexité dont l’enjeu est de redéfinir le concept même de littérature québécoise. On ne saurait désormais concevoir cette littérature sans mentionner en même temps l’éclatement des formes et des problématiques qui la travaillent. » (Gauvin, 1992 : 14-15, je souligne)

Si nombres de ces « décentrements » peuvent s’appliquer avec quelques nuances au cas français, il est certain en revanche que certains décentrements remarqués par la critique française pour expliquer leur littérature contemporaine, pourraient s’appliquer à des œuvres québécoises. D’ailleurs, il serait intéressant de se demander si le « décentrement par rapport à la France » n’aurait pas sa propre résonnance dans l’Hexagone. Voici quelques autres exemples proposés par Biron, Dumont et Nardout-Lafarge qui pourraient bien ne pas être exclusifs au Québec :

« Pour plusieurs, les frontières entre les langues et les cultures s’estompent. Leur brouillage témoigne par là même des importants décentrements que connaît la littérature québécoise contemporaine. Cette dernière ne renvoie plus à un projet collectif construit autour de l’équation “une langue, une culture” et n’est plus assimilable à un nous homogène. » (2007 : 575)

« Tout en s’élargissant de façon spectaculaire à partir de 1980, le domaine littéraire tend à se fragmenter en fonction de publics de plus en plus ciblés. » Subdivision de la littérature en secteurs relativement indépendants avec leurs propres appareils institutionnels. « Le phénomène de spécialisation peut être perçu comme une conséquence du décentrement de la littérature et de la perte d’influence de l’écrivain. » (2007 :591)

Au nombre des décentrements possibles, nous pouvons aussi ajouter la question du brouillage de la notion de genre littéraire, devenu non plus une étiquette rassurante mais un lieu du paratexte à subvertir pour parvenir à faire œuvre ; de même, les décentrements « formels » par lesquels sont remis en question une certaine conception de la littérature, le fameux « soupçon » avec lequel il faut désormais composer. Plus spécifiquement, il y les décentrements propres à certaines formes littéraires, telles les fictions biographiques, comme le propose Viart :

biographique, puisque le biographe traite de lui-même en parlant d’autrui; méthodique, car le biographé peut servir de prétexte pour parler soit du biographe lui-même, soit de la littérature en général; formel, d’une forme littéraire résolument en marge de tout genre canonique, ni biographie ni fiction, ni narration ni discours, ni portrait, ni nouvelle, ni compte rendu factuel, ni transfiguration poétique, mais tous à la fois avec sa plus grande liberté de ton ; épistémologique, car elles ne procèdent d’aucune des grandes catégories cognitives mais construit son propre mode d’intellection du réel par la confrontation de celui-ci à des modèles culturels… et, par ce geste, met en question le fonctionnement même des stratégies de représentation ; heuristique et hiérarchique, qui n’aborde jamais la figure concernée par ce qu’elle a de plus identifié, mais par le détail incongru, le biographème inattendu… les détails anodins cognitif, parce que le biographe, au lieu de faire lui-même une enquête, récupère plutôt des discours déjà constitués. Ne procède ainsi quasiment jamais d’une enquête directe sur le sujet considéré mais toujours de gloses amassées, d’archives, de récits reçus, de représentations picturales, etc. Ce dernier point est le plus important, selon Viart, puisqu’il permet de comprendre que les fictions biographiques sont fondamentalement tournées vers la littérature elle-même, plutôt que vers le réel. (Viart, 2007b : 52)

Au surplus, la pensée postmoderne serait elle-même une pensée du décentrement : « La pensée postmoderne met donc au premier plan, contre l’idée de centre et de totalité, celle du réseau et de dissémination. Tandis que la modernité affirme un universel (unique par définition) la postmodernité se fonde sur une réalité discontinue, fragmentée, archipélique, modulaire où la seule temporalité est celle de l’instant présent, où le sujet lui-même décentré découvre l’altérité à soi, où à l’identité-racine, exclusive de l’Autre, fait place l’identité-rhizome, le métissage, la créolisation, tout ce que Scarpetta désigne, dans le champ esthétique par le concept d’“impureté”. » (Gontard, 2001 : 285-286, je souligne)

D’ailleurs, cela nous amène à une réflexion plus générale concernant la situation des littératures françaises et québécoises dans le contexte de globalisation. L’entrée sur la « Littérature nationale » écrite par Marie-Andrée Beaudet dans le Dictionnaire du littéraire, propose une mise en contexte intéressante :

« À la fin du XXe s., la dénomination “littérature nationale” est exposée à une profonde réévaluation. Entre autres facteurs, les vagues migratoires que connaît l’Occident rendent de plus en plus difficile le classement des écrivains et des œuvres sur une base nationale traditionnelle, c’est-à-dire en faisant coïncider culture, langue et nation (ainsi […] Xingjian […] est-il de langue chinoise, mais vivant en France). À l’aune du XXIe s., ce réexamen semble porté par deux tendances contradictoires. D’un côté, l’accroissement des échanges internationaux, le renforcement de l’Union européenne et une forte tendance à la globalisation déstabilisent, sur le plan politique comme culturel, la validité du modèle national tel que l’a construit le XIXe s. D’un autre côté, les aspirations à l’existence politique des petites nations ainsi que la réaction au processus de mondialisation en cours concourent à maintenir la diversité culturel du monde et plaident de fait pour le maintient de littératures nationales. Ces deux tendances, qui semblent partagées dans les pratiques, suscitent des ré-interrogations  non sans polémiques  dans les études sur la question et contribuent par la tension qu’elles provoquent à une réflexion sur les fondements de l’histoire littéraire, généralement établie sur une base nationale. » (2004 [2002] : 409).

fq-equipe/decentrement_dans_liminarite.txt · Dernière modification : 2018/02/15 13:57 de 127.0.0.1

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