Janet M. PATERSON (2004), Figures de l’Autre dans le roman québécois ======
REMARQUES GÉNÉRALES :
o Paterson utilise ce que j’appelle depuis le début la « méthode 2e génération » (même si ce terme devra être repensé en vue du rapport final), et étudie un phénomène qui lui semble inhérent en littérature, soit la question de la figure de l’autre (en ses termes : « la représentation du personnage Autre dans le roman québécois », 11), dans diverses œuvres du corpus québécois. Elle analyse ces œuvres dans une perspective chronologique pour voir comment cette thématique particulière évolue et se transforme. Les questions les plus importantes qu’elle pose sont : « [L]’altérité est-elle un phénomène déterminant et récurrent dans le champ littéraire du roman québécois? Qui est l’Autre, au juste, dans cette littérature et en quoi son altérité est-elle productrice de sens et révélatrice de mutations socioculturelles? » (2004 : 12)
o Les œuvres choisies sont : Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, Le Survenant de Germaine Guèvremont, Kamouraska d’Anne Hébert, Volkswagen Blues de Jacques Poulin, La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaetan Soucy, La Québécoite de Régine Robin et Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis.
o Le choix de l’angle d’analyse relève toutefois d’une préoccupation contemporaine : « S’il y a une problématique qui s’inscrit dans ce qu’on appelle “l’air du temps”, c’est bien celle de l’altérité. Comme l’affirme Hans-Jürgen Lüsebrink, le rapport dialectique entre identité personnelle, collective et perception de l’Autre représente une des composantes essentielles des discours littéraires et culturels contemporains (1996 : 51-66). S’il est certain que le concept d’altérité a toujours existé dans toutes les cultures à travers les âges, comme l’a démontré Julia Kristeva (1988), il se pose de façon particulièrement aiguë et pertinente dans la société actuelle, dans sa littérature et ses discours scientifiques. » (2004 : 11) Plus loin : « Est-ce à dire que la question de l’Autre est un concept nouveau propre à notre monde contemporain? Certainement pas. Mais comme toute grande problématique, l’altérité vit des moments faibles et des moments forts, et de nos jours elle représente incontestablement un défi majeur à nos paradigmes critiques, philosophiques et sociaux. » (2004 : 20)
o En ce qui concerne les « discours de l’identitaire » (2004 : 105), ils changent eux aussi de façon radicale à partir des années 1980 : « Or, au cœur de cette interrogation, l’hétérogène, sous ses formes différentes (métissage, pluralité, hybridité, marginalité) est devenu une problématique privilégiée. » (2004 : 105)
Voici une synthèse des grands enjeux de l’évolution de la thématique de l’Autre dans le roman québécois :
« Il est important de souligner que les concepts de pluralité et d’hétérogénéité, présents dans les débats socioculturels contemporains, ont modifié la question identitaire quant à la représentation de l’Autre. En effet, un nouveau discours portant sur l’Autre s’est fait jour depuis le début des années 1980. Pour mettre ceci en évidence et pour en faire ressortir l’aspect novateur, je poserais, en simplifiant quelque peu, qu’il y a deux grandes étapes dans la représentation littéraire de l’Autre dans la littérature québécoise. La première, se manifestant depuis le début du roman jusqu’à la fin des années 1970, présente une figure de l’Autre, comme objet du discours, par le biais d’une voix narrative à la troisième personne au sein d’un système binaire opposant le Nous et l’Autre. C’est l’ère si l’on veut, de la représentation positive ou négative, euphorique ou dysphorique, de celui ou celle qui se distingue de façon significative du groupe de référence. La deuxième étape, qui se manifeste à partir des années 1980, est celle de la problématisation de la figure de l’Autre. C’est dire que la mise en discours de l’altérité dans la fiction devient plus complexe, étant modélisée par les concepts de métissage et d’hétérogénéité : l’Autre et le même deviennent multiples, hybrides, pluriels et souvent indéterminés. Ce changement dans la représentation de l’Autre, dont la radicalité ne doit pas être sous-estimée, se manifeste selon deux axes différents. D’une part, il y a l’écriture migrante qui donne la parole à l’Autre […]. D’autre part, il y a ce qu’on pourrait appeler le roman de l’altérité métissée où l’Autre est une figure hétérogène, ambivalente, complexe. Il s’agit de personnages dont la nature plurielle modifie la représentation et la conceptualisation de l’Autre, de même que la question identitaire. » (2004 : 107-108)
« La littérature québécoise contemporaine, en particulier depuis les années 1970 et 1980, nous offre une occasion privilégiée d’examiner le discours de l’Autre. Car si, jusqu’au début des années 1960, elle mettait en scène l’Autre, comme personnage fictif, d’un point de vue extérieur qui ne permettait guère de lui accorder le droit de parole, ce phénomène a changé radicalement surtout à cause de l’écriture migrante. Les déplacements socioculturels de la fin du dernier siècle et les mouvements de migration qui ont lieu au Québec ont modifié les discours littéraires en y inscrivant des fictions d’écrivains et d’écrivaines venus d’ailleurs […]. Or, ce qui est particulièrement pertinent, c’est le fait que presque toutes ces fictions font état de la parole de l’Autre, et tout particulièrement de l’expérience de son altérité. C’est comme si, subitement, la question de l’altérité s’ouvrait dans une grande plénitude nous permettant de l’aborder de l’autre côté de la relation entre le Nous et l’Autre. » (2004 : 137-138)
TROIS PREMIERS CHAPITRES
Je laisse volontairement de côté les chapitres consacrés aux œuvres antérieures à 1980, sauf dans la mesure où ils peuvent mettre en relief l’évolution de la thématique de l’Autre dans le roman québécois :
1/ Les Anciens Canadiens : C’est Archibald qui est le personnage principal et qui est également une figure de l’Autre au statut pour le moins ambigu : « Il appert que l’altérité, force motrice dans le roman, en marque de façon irrévocable le dénouement. Le lieu conflictuel créé par l’altérité de l’Écossais demeure opératoire et sans résolution : le drame réside dans le fait qu’Arché ne fera jamais complètement partie du Même ou de l’Autre. D’où sont statut double et son ambiguïté profonde. » (2004 : 57) / « C’est ainsi que l’enjeu véritable de l’altérité dans Les anciens Canadiens s’inscrit moins dans la différence entre les prénoms Arché et Archibald que dans le mouvement imprévisible qui rapproche l’Autre du Même ou l’en bannit de façon radicale. Et c’est dans le dynamisme de ce mouvement oscillatoire que s’écrit l’histoire culturelle d’une littérature. » (2004 : 59)
2/ Le Survenant : « Situé dans le contexte de l’évolution du roman au Québec, Le Surevenant est un livre étonnant et important. Bien avant que le concept d’altérité soit à la mode et discuté de part et d’autre, il en révèle avec finesse et sagacité l’immense enjeu social, politique et personnel. Mais, ce qui est encore plus remarquable, c’est que Guèvremont ait pu, avant tant de perspicacité, montrer deux attitudes complètement opposées vis-à-vis de l’étranger – accueil chaleureux ou refus d’admission –, sans reculer devant la question de la xénophobie. Aussi ce roman est-il capital pour toute réflexion portant sur le statut de l’étranger dans la société québécoise tant dans les années 1940, lors de la parution du roman, qu’à l’heure actuelle. C’est avec la même grande lucidité que l’auteure a saisi la notion d’altérité du point de vue d’un personnage qui, pour être fidèle à lui-même, doit résister à la tentation de s’intégrer dans le groupe de référence. Ce faisant, elle a mis en lumière la perspective des êtres marginaux, différents, dont la véritable présence à soi est précisément leur altérité. Là encore, elle a anticipé la pensée contemporaine […] » (2004 : 83-84)
3/ Kamouraska : Dans ce roman, les personnages Autres sont importants dans la mesure où ils représentent « l’Autre pulsionnel et sauvage que la protagoniste porte en soi » (2004 : 103). « Dans Kamouraska, cet Autre, enfoui au cœur d’un personnage féminin, est tellement incompréhensible et menaçant – iconoclaste même – du point de vue de la tradition littéraire, que la fiction doit le dépeindre sous des formes saisissables pour le lecteur; formes que l’on retrouve dans les traits sombres d’Aurélie Caron et de George Nelson. » (2004 : 104)
CHAPITRE V. MÉTISSAGE ET ALTÉRITÉ : VOLKSWAGEN BLUES ET LA PETITE FILLE QUI AIMAIT TROP LES ALLUMETTES
4/ Volkswagen Blues : « C’est alors, par l’entremise de Pitsémine, que Volkswagen Blues s’attaque à certains métarécits fondateurs de la société occidentale. Se situant du côté des “petites histoires” plutôt que de celui des métarécits, s’attachant à représenter les figures de l’Autre plutôt que celles du même, le roman et son support métonymique, Pitsémine, semblent valoriser les positions marginales et revendiquer le métissage et l’hétérogène. Ainsi, la représentation d’une Autre métissée permet la déconstruction de modèles unitaires et d’une pensée qui ne perçoit l’altérité qu’en fonction de modèles stéréotypés. Par la mise en place de l’hybridité, le roman remet en question les notions d’identité sexuelle, ethnique et raciale lorsqu’elles sont perçues comme contraignantes ou comme sources d’exclusion. De plus, en greffant Pitsémine aux discours de l’Histoire, le roman dote le personnage d’une fonction idéologique évidente : c’est tout le processus de la marginalisation des groupes minoritaires qui est visé. » (2004 : 113-114)
« Aussi l’originalité de ce roman est-elle moins de mettre en évidence les structures hybrides de l’altérité – notamment le métissage et l’androgynie –, dont la pertinence dans la société contemporaine n’est pas à démontrer, que de révéler l’aspect éminemment complexe de cette hybridité. […] Roman pluriel, indéterminé et ouvert, roman qui construit et déconstruit sans cesse le paradigme du l’Un et l’Autre, Volkswagen blues dramatise de façon magistrale l’ambiguïté fondamentale d’une altérité métissée. » (2004 : 119)
5/ La petite fille qui aimait trop les allumettes : Ce roman « dramatise de façon intense la question de la sexuation dans son rapport à l’identité et l’altérité. » (2004 : 120)
* « Dans Volkswagen blues et La petite fille qui aimait trop les allumettes, la question de l’Autre donne lieu à de nouvelles problématisations. L’opposition traditionnelle entre le Nous et l’Autre se modifie par la mise en discours d’altérités hybrides et mouvantes. De ce changement découlent deux constatations. Dans notre ère postmoderne, qui valorise la différence et l’hétérogénéité, le concept d’altérité subit des modifications significatives. Se soustrayant à une structure binaire, l’Autre se dévoile dans sa complexité et ses contradictions. Ce faisant, c’est moins le rapport au Nous qui est dramatisé que la nature complexe de l’altérité. Comme l’explique L’Hérault, cette traversée des identités représente une “exploration d’une culture et d’une identité qui ne peuvent plus être vues comme pures, mais nécessairement métisses, non contraintes en des frontières étanches, mais en quelque sorte transfrontalières, lieux de croisement, de confluence” (1989 : 28, souligné dans le texte). Par ailleurs, le passage de la représentation de l’Autre à sa problématisation révèle un changement important du point de vue de celui ou de celle qui dit l’Autre dans le texte littéraire. En refusant les représentations stéréotypées, en évitant les oppositions simplistes, il met en pleine lumière le fait que les Autres, comme l’affirme Tzvetan Todorov, “sont des je aussi; des sujets comme moi, que seul mon point de vue […] sépare et distingue vraiment de moi” (1982 : 11) » (2004 : 135-136)
CHAPITRE VI. JE SUIS AUTRE : L’ÉCRITURE MIGRANTE DANS LA QUÉBÉCOITE ET LE PAVILLON DES MIROIRS
Dans l’écriture migrante, où cette fois c’est l’Autre qui prend la parole, il y a renversement des points de vue : le groupe de référence est jugé par celui qui se sent autre, qui se marginalise lui-même. Dans ce contexte, c’est l’art et l’écriture qui permet de supporter cette condition d’exilé : « De la littérature, comme prise de parole, comme acte de langage, comme moyen, enfin, pour l’écrivain migrant de sortir de la nuit noire de l’exil. » (2004 : 162)
6/ Le Pavillon des miroirs : « Le personnage sémantise certaines différences sociales par rapport à son expérience brésilienne pour créer une altérité : c’est-à-dire sa propre altérité. Ce faisant, il se situe lui-même à l’écart de la société. Chose certaine, le narrateur ne cherche pas à s’intégrer au groupe dominant. Au contraire, il ressent le besoin de s’en distinguer, d’établir une distance entre le “je” et le “nous”, de lutter contre toute forme d’intégration. Aussi lui faut-il construire une image de la société à laquelle il ne peut adhérer. » (2004 : 152) « [L]’altérité s’avère être le seul mode de survie pour ce personnage étranger, pour cet exilé. » (2004 : 153)
7/ La Québécoite : « Si la Québécoite n’est pas et ne sera pas Québécoise, c’est parce qu’elle est avant tout une exilée. Qui plus est, cet exil fait partie intégrante de son être, de son identité. » (2004 : 156) / « Si la narratrice ne sera jamais, comme elle le dit, chez elle […], c’est parce que son altérité est de nature existentielle. » (2004 : 157)
CONCLUSION
Paterson revient sur la question de la figure de l’autre dans le roman, mais d’une façon générale (et non sur la question de l’évolution de cette figure dans le contexte québécois). Elle dit toutefois :
« Figure révélatrice de sens au sein de la fiction, elle met également en lumières les préoccupations sociohistoriques et culturelles d’une époque. Si nous prenons, pour mémoire, Les anciens Canadiens, Volkswagen blues, La Québécoite, nous constatons à quel point l’altérité correspond à un contexte social : d’une altérité reliée au drame de la Conquête, à la représentation d’une voix migrante angoissée, en passant par une altérité métissée et voyageuse, c’est toute l’histoire d’une littérature et de sa société qui se fait jour. » (2004 : 167)
Elle constate une « différence radicale entre deux catégories de récit : celle [sic] où l’Autre est objet du discours et celle [sic] où l’autre est sujet du discours. » (2004 : 169) Les romans migrants sont donc centraux pour expliquer le changement de cette thématique dans la littérature contemporaine, puisqu’ils introduisent non seulement une nouvelle façon de parler le de l’Autre (soi-même), mais aussi de « nouveaux thèmes liés à l’altérité : l’entre-deux, la dérive et le no man’s land. » (2004 : 170)
Autre particularité de ces romans :
« La dimension temporelle acquiert une importance beaucoup plus grande dans les romans où le sujet se dit Autre puisque l’altérité du personnage est fréquemment liée à une temporalité antérieure. C’est dire, en d’autres mots, qu’il existe un temps avant l’altérité, temps qui permet d’en saisir la dimension proprement dramatique et douloureuse. […] Diffuse, scindée, la temporalité génère, tout naturellement les thèmes de la mémoire, du rêve, du souvenir et souvent de l’impossibilité de vivre le présent. » (2004 : 170)
Avant 1980, le personnage Autre est défini ainsi par rapport au groupe Canadien-français et Québécois. « Après les années 1980, dans la littérature migrante, c’est le personnage lui-même qui exprime son altérité qui est influencé, de toute évidence, par sa culture et son passé. Ce n’est donc plus le point de vue du groupe de référence qui prime, mais celui du personnage. […] Signalons enfin que le lien entre étranger et étrangeté […] n’est plus le même que dans les romans où l’Autre prend la parole. L’étrangeté peut y apparaître, mais sous d’autres formes comme la schizophrénie, le malaise existentiel ou encore l’inquiétante étrangeté dont parlait Freud. » (2004 : 171)
Quant aux romanciers qui ne sont pas des exilés, Paterson n’y revient pas vraiment en conclusion, se contentant de dire que la représentation du personnage Autre quand il est objet du discours subit « des transformations importantes ». (2004 : 171)
Finalement, le livre se termine par un répertoire, introduit par une courte présentation. Dans celle-ci, elle aborde la question des manifestations récentes de la figure Autre :
« Qu’en est-il des catégories qui se manifestent tardivement? Il est intéressant de remarquer que les formes d’altérité reliées à la sexualité, au corps et au bien-être mental n’apparaissant qu’à partir des années 1980. On peut y voir, sans doute, une prise de conscience inédite de certaines différences jusque-là relayées à la non-représentation et au non-dit. Quant aux nouvelles catégories ethniques – personnages noirs, asiatiques, sud-américains et arabes – elles correspondent évidemment à des mouvements de migration qui ont reconfiguré le paysage culturel du Québec en un espace transculturel […] » (2004 : 173)
SYNTHÈSE :
o Cet ouvrage de Paterson s’inscrit très bien dans la manière 2e génération où il s’agit pour l’auteur de lire un phénomène marquant de la littérature québécoise en continue selon une perspective théorique particulière.
o Se faisant, elle remarque un changement important au tournant de 1980, avec l’arrivée de l’écriture migrante et de l’écriture métisse et/ou hybride.
o Ainsi, cette fameuse hypothèse de la « mort de la littérature québécoise » telle que l’annonçait Nepveu se valide aussi lorsqu’on étudie la thématique de la représentation de l’Autre dans le roman québécois. Ce changement correspond en quelque sorte à l’éclatement des valeurs et de l’unité qui prédominaient dans la société canadienne-française (et qui représentait le « nous », le groupe de référence) jusqu’à cette époque.
o Cependant, il faut se montrer prudent dans la mesure où il ne s’agit que de quelques exemples empruntés à des romans jugés emblématiques. Encore ici, malgré le disparate de la production actuelle (point de vue des critiques selon Asselin), nous retrouvons d’étranges similitudes avec les autres œuvres critiques étudiées précédemment et, surtout, les mêmes grandes figures de référence : l’incontournable Jacques Poulin et la question de l’écriture migrante par exemple.