VILLENEUVE, Johanne, Brian NEVILLE et Claude DIONNE (dir.), La mémoire des déchets. Essais sur la culture et la valeur du passé, Québec, Nota bene, 1999 [VA - février 2011].
La mémoire des déchets - table des matières (j'y indique le détail de chaque partie de l'ouvrage)
Note : je résume ici l'introduction de l'ouvrage (avec un peu de difficulté, en raison d'un discours qui me demeure hermétique - d'où l'abondance de citations), en accordant une attention particulière à la notion de « recyclage », tel que demandé, et aux énoncés portant sur certaines formes d'hétérogénéité contemporaine. Cela dit, comme pour Esthétiques et recyclages culturels. Explorations de la culture contemporaine, l'usage de cette notion n'est ni exclusivement littéraire ni exclusivement québécois.
En cette fin de siècle la problématique de la mémoire revient avec force : « Nous sommes dans l'ambiance d'une autre fin de siècle, aux prises de nouveau avec les “fins” possibles de l'histoire, toujours anxieux de savoir de quel temps au juste nous parle la mémoire » (9). Cet intérêt résurgent pour la mémoire se traduit notamment par des « tendances boulimiques » qui transforment « la mémoire en processus de consommation : prolifération de rituels commémoratifs, trafic de souvenirs […], explosion de la muséologie, croissance des archives […] » (11). Il semble qu'avec cette boulimie de consommation « se serait définitivement perdu le lien identitaire qu'assurait autrefois le mythe entre l'histoire et la mémoire » (11).
Or, « [c]omment saisir la faille par laquelle quelque chose s'est mis à fuir pour produire ce que l'on appelle “la modernité”, jusqu'à ce moment décrit par Nora - moment de la mémoire vide, pendante, au cours duquel l'histoire se consacre à son propre abandon? Le constat des faillites à l'égard de la mémoire exige un degré d'hétérogénéité qui échappe aux “lieux de mémoire” de Nora, pour la raison en apparence très simple que la mémoire s'est elle-même diversifiée en empruntant des voies qui, sans être couramment associées à la tradition, ne sont guère spécifiques à la modernité. Si, au détriment de la collectivité, la mémoire apparaît de plus en plus fragmentaire, voire détachée du social, elle ne s'abandonne pas si facilement et sans partage, elle ne se règle pas si facilement sur des mécanismes internes, loin des déterminations coutumières et sans repères, surtout si, à la place des “lieux de mémoire” dont parle Nora, on interroge la diversité de ces mémoires qui oscillent, luttent, creusent ou se tendent entre le communautaire et l'individuel, entre le collectif et le particulier, entre la tradition et la modernité » (12). De sorte que « [s]i cette diversité converge vers quelque tendance, ce ne peut être vers la perte de mémoire en tant que telle ; on serait plutôt confronté à une perte de l'histoire » (13), doublée d'une « crise de la tradition » (13). Malgré ce qu'on pourrait en penser, la mondialisation ne serait pas en cause - du moins pas la cause première ; la perte « coïncide surtout avec le commencement de l'imprimerie et la perte d'autorité du récit oral » (13).
La crise de l'autorité conduit ainsi à une remise en question du discours historique et du récit traditionnel, « surtout au vingtième siècle où le tissu de l'histoire fendille et se complexifie. Le présent siècle témoignerait en effet d'un irreprésentable maillage : la fragmentation de la temporalité, la trame insoutenable d'un “passé commun” dans des sociétés hétérogènes, les grands échecs du progrès, un certaine “fin des récits” téléologiques (christianisme, Lumières, capitalisme, et finalement marxisme » (13-14). « Le retour en force du thème de la mémoire est aujourd'hui sollicité […] par cette impasse épistémique que constitue la prise en charge de la complexité et de la pluralité mêmes des histoires qui n'ont d'égale que la sophistication de la technologie mise en oeuvre pour en conserver et en documenter les détails » (14).
« Si cette intensification de la mémoire [en cette fin de siècle] s'inscrit dans la logique généralisée du renouveau historiographique du XXe siècle, elle s'est accentuée néanmoins récemment. Le démantèlement des régimes coloniaux, la fin de la guerre froide et l'écroulement du “socialisme réel” y sont nettement pour quelque chose. C'est cette constellation événementielle qui a permis de propulser le modèle unique de la “mondialisation”, mettant ainsi à l'avant-scène, grâce à un arsenal médiatique jusqu'ici incomparable, les impératifs d'un “présent” uniforme pour toutes les sociétés - ce présent de la rentabilité qui ne souffre plus les “restes”. Les moyens technologiques qui sont actuellement la disposition de la mémoire collective (systèmes informatiques, circulation sans précédent de l'information, médias, techniques de simulation, communications planétaires, etc.) viennent intensifier ces questions » (16-17).
La notion de « déchet », qui subsume celles de la perte, du reste, du rebus, indique « la nature particulière des changements qui affectent la fin du millénaire » (18). Ces changements - accroissement de la richesse, production effrénée de nouveaux biens culturels et standardisation de la production culturelle - font ressortir trois enjeux importants : « la restructuration radicale du rapport au passé, l'accélération et la diversification des processus de valorisation et de dévalorisation es matériaux et des objets culturels, et l'éclatement des identités. […] Dans cette perspective, les textes réunis dans [cet ouvrage] interrogent la valeur de la culture et de l'objet culturel ; ils remettent également en question la notion même de valeur, celle de l'identité de l'objet et nous forcent à redéfinir le statut du passé. » (18-19)
« Le recyclage permanent de la culture dont font preuve les sociétés contemporaines, cette rapide mise à l'écart des objets, des choses et des gens que le système économique ne peut plus supporter mais dont il cherche aussitôt à récupérer le potentiel, nous force à revoir, non seulement les raisons qui motivent l'engouement pour la mémoire au détriment de l'histoire, mais la relation qui s'instaure dès lors entre la matérialité de la mémoire, le passé et la valeur » (19).
Ainsi, « [l]'utilisation du terme “déchet” réfère […] à l'économie actuelle des matériaux, objets et pratiques culturelles - économie de recyclage où permutent facilement “valeur” et “invaleur”. Cependant, nous n'avons pas voulu proposer une “écologie” de la culture [référence à Nepveu?]
. S'il y a aujourd'hui une reconnaissance, voire une urgence de préserver la diversité culturelle sous toutes ses formes, et s'il est vrai que les frontières entre nature et culture deviennent à ce point étroites qu'il faille parler de “recyclage culturel”, il ne s'agit pas de confier la réflexion sur la valeur du passé à l'étroitesse d'un “programme écologique”. Comme l'exige [sic] la complexité et la diversité mêmes des mémoires, cette réflexion doit se déployer dans plusieurs directions » (21-22).
II. RECYCLAGES
« La notion de “recyclage” est convoquée ici à la faveur des ambiguïtés qui se nouent entre nature et culture, entre valeur et perte, entre manque et surplus, entre authenticité et artifice. Penser la culture à la fin du XXe siècle exige l'examen de ces ambiguïtés. La valeur du passé et la valeur de la culture s'y rejoignent dans la mesure où toutes ces “fins de l'histoire” annoncées ont ouvert notre présent à l'idée d'un épuisement culturel ; cet épuisement redonne à la notion de recyclage sa pertinence » (85).
« [L]e recyclage est un processus qui dépend d'une logique pour le moins singulière : dans une économie qui recycle, tout déchet prend valeur de matériau potentiel, mais toute chose perd simultanément sa valeur en étant toujours vue comme déchet potentiel » (86).
« [E]n regardant de près les processus de recyclage, on voit que le déchet se définit également par la matérialité qui résiste en lui - ce qu'en d'autres termes on serait tenté d'appeler sa mémoire ; le matériau réclament ainsi sont statut de “chose” et peut aussi bien mener à la dépossession du sujet, à son congédiement » (86).
« [E]n cherchant à retourner à l'origine du recyclage, on est confronté à l'impossibilité de penser l'origine sans recours à l'idée de recyclage. Faut-il le rappeler, bien avant la production industrielle, la nature a toujours fait preuve d'une parfaite prédilection pour le recyclage, mêlant ainsi ce qu'elle crée quotidiennement à ce qu'elle décompose » (86).
« Le recyclage ne peut donc être tiré uniquement du côté d'une axiologie positive ou négative. Valorisé par une éthique écologiste, le même concept peut se voir congédié par une esthétique qui n'y verrait que soumission à l'ordre de la technique. Mais comme le démontrent les textes qui suivent, le devoir s'impose d'en interroger les incidences actuelles et d'en reconsidérer les origines sous forme de problème » (87).