**Résumé et commentaire de l’œuvre** : Il s’agit d’un court texte peu étoffé, mais ayant une grande sensibilité. À mi-chemin entre un texte romanesque et un poème en prose, ce texte déploie une écriture spontanée, instinctive, viscérale dont chaque mot résonne. Vivre encore, encore est le commentaire d’un homme sur ce que vivre représente pour l’humanité. Cette œuvre est difficile à résumer, car les idées se mélangent et se contredisent : « Non, nous sommes des gens, chacun de nous est une unité d’existence, étanche. Il nous est impossible de communiquer autrement que par signes, par mots peut-être, mais chacun parle une langue étrangère, unique, une langue qui meurt avec lui, et dont aucun traducteur ne viendra jamais à bout. Non, nous nous comprenons très bien, si je vous dis je vais te tuer, vous n’irez pas fouiller dans un lexique.» Même le narrateur ne peut pas être défini : est-il humain ou est-ce une voix omnisciente? Il nous donne l’impression d’être possédé par un désir d’écrire; comme si sa vie (ou plutôt la vie de tous) en dépendait. Ce caractère imprévisible nous fait douter sur la vraisemblance de ce qu’il avance, car il dit lui-même mentir sans aucune gêne : Je ne suis pas né, pas encore. Je n’existe pas, vous voyez une image, vous entendez des mots. Apparences, apparences trompeuses. Mensonges. Ne vous fiez pas à l’escroquerie de l’apparition. Naître est un acte volontaire, définitif, réfléchi. D’ailleurs, vous n’êtes peut-être pas né non plus. Et votre existence est aussi impossible que la mienne. (…) « Je vous parle, je suis libre, je peux vous raconter des histoires, je peux mentir, le vocabulaire me sert de scie, les barreaux tombent les uns après les autres, le vocabulaire me sert à noyer les gardiens, et je laisse derrière moi une prison pleine de mots. Regardez-moi avec plus d’attention, vous voyez bien que je mens. Ce sont juste des phrases. Vous y croyez aux phrases? On n’a jamais scié un barreau avec une phrase, on n’a même jamais pelé une pomme avec un mot. Je suis liquide, sonore, étalé sur l’écran. Je vous pénètre comme une vapeur, comme un gaz, comme une image. Je suis en vous déjà, installé, passager clandestin à qui vous avez ouvert la cale. Vous êtes libre de me haïr, il y a des souvenirs qu’on déteste, mais on ne nettoie pas sa mémoire comme un débarras. On est bien incapable de l’ouvrir pour en jeter les scories par-dessus bord et lui permettre de s’élever enfin dans le ciel comme un ballon.» Dans ce texte, le narrateur ne semble pas chercher une quelconque rétroaction; il s’agit plutôt de crier toutes ses pensées (sur papier) pour avoir l’impression d’être vivant; de ressentir quelque chose. Je suis heureux, je parle. Ma voix l’organe des mots, leur urètre, le plaisir de prononcer, d’articuler, de projeter des phrases, de les lancer. Fusées, fléchettes, adjectifs éreintés depuis des siècles balancés comme des bouteilles vides par-dessus les ponts. Ce qui ressort de ce texte, c’est l’ardent désir de vivre encore et encore. **Appréciation de l’œuvre :** Cette œuvre s’éloigne énormément de ce que j’ai pu lire de Jauffret. Il s’agit d’une écriture rapide, spontanée, viscérale et instinctive qui loue le désir et le besoin de vivre; ce qui, en soi, détonne énormément de l’attirance que Jauffret a pour la mort. J’aimais la rapidité des phrases et les répétitions qui donnaient un certain rythme saccadé au texte, on ressentait vraiment toute l’urgence de vivre qui animait le narrateur. On retrouve dans ce texte la plume incisive de Jauffret dans nombre de comparaisons. Ce qui est intéressant c’est la vision poétique que le narrateur a de l’écriture : « La littérature, chambre à coucher, persiennes closes sur une ville ensoleillée, assoupie à l’heure de la sieste. Les rêves, les souvenirs, l’imaginaire, alignés sur les étagères comme des peluches, ou plongés dans l’obscurité du coffre à jouets. Écrire comme on s’embarque, comme on vogue, comme on vague, comme on sombre au milieu des vagues. Tempête le roman, le roman comme on crie, le roman jusqu’à en tituber. L’écrivain ivrogne ivre de destins innombrables, de vies extérieures, lointaines, qui saoulent comme un alcool exotique. Écrire, vivre en foule, exister dans tous les siècles, dans tous les pays, refuser d’être une seule fois, refuser absolument d’être soi-même, refuser d’être épanoui comme un coquelicot, comme un oiseau, comme un homme heureux.» Ce que j’ai aimé de ce texte, c’est l’impression qu’une voix plus grande que nature s’adressait directement au lecteur, en décrivant chacun de ses gestes, comme l’extrait précédent où le narrateur dit être des mots sur un écran d’ordinateur. De plus, la conviction que chaque personne sur terre possède toute l’Histoire en elle est fort intéressante. Nous sommes faits de mots et de récits passés : « Tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez, tout ce que vous laissez passer à travers vos organes sensoriels. Vous contamine à jamais. Vous avez les guerres en vous, vous êtes un champ de bataille, une rue en flammes. De l’Histoire, pas un seul cadavre ne vous a échappé, pas un seul soupir, un seul râle. Vous êtes les massacres, les trains, les camps, Rome, Athènes, les saccages, les hommes émasculés, les pucelles violées. Toutes ces époques où les dieux étaient absents, déprimés, en clinique. Abrutis par les remèdes, tétanisés par les chocs électriques. Nous recelons en nous tout le temps de l’espèce, tous les événements qui se sont écoulés, qui s’écoulent et dont nous n’avons encore jamais entendu parler. Nous sommes l’humanité tout entière, nous ne menons pas notre vie, grandiose, anonyme, insignifiante, nous sommes pesants, incohérents, jamais endormis. Nous sommes la planète, boule sanglante, alcoolique, droguée, à l’intelligence immense comme l’espace, et courte comme un cil.» On retrouve dans ce passage le pessimiste de Jauffret, car au final l’Homme est fait des souffrances passées, ce qui n’empêche pas le narrateur d’avoir aimé la vie et de l’aimer encore. **Quatrième de couverture** : S'il y a un élément essentiel dans ce qui définit le contemporain en littérature, où elle rejoint d'ailleurs les autres arts, c'est d'affirmer son processus même, de se présenter dans sa dynamique d'écriture. Le mouvement vers la forme devient la forme même. La question du genre passe alors au second plan. Dans les Microfictions de Régis Jauffret, on assiste quasiment en temps réel à ce processus de confrontation à la ville, aux êtres, à la définition brève d'un espace de fiction, qui chaque fois rejouera autrement sa relation au langage. L'aventure fictionnelle de la prose est alors indissociable de sa poétique. C'est un curseur qu'on déplace : et, dans l'atelier de l'auteur, il est parfois poussé à l'extrême. Question posée par l'écriture à un mot, et qu'on explore en tant que tel, dépli de langage sur un seul tenseur. Et si le mot c'est vivre, l'exercice vaudra autrement pour chacun. Ici, il en appelle à des objets, figures d'un enfant, omniprésence de la ville, sombre et dure. Réflexion sur la parole, le visage. Un centre jusqu'ici invisible de l'atelier Jauffret? Notice bibliographique : Régis Jauffret, Vivre encore, encore, Publie.net (coll. Temps Réel), 2010, http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814503724/vivre-encore-encore [en ligne], 21 pages.