Paul Ricoeur, Temps et récit 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil (coll. «L’ordre philosophique»), 1985, 430 pages.
Reprenant l’analyse là où l’avait laissée le second tome, c'est-à-dire à l’étude des interactions texte-lecteur, Le temps raconté permet à Ricoeur de boucler l’ensemble de sa vaste problématique. L’objectif principal de cet ouvrage est de démontrer la manière avec laquelle le temps du récit permet une refiguration de l’expérience temporelle phénoménologique, laquelle, comme l’explique Ricoeur, est constamment ramenée vers l’aporie. L’ouvrage est divisé en deux sections. Dans la première, Ricoeur observe comment le temps phénoménologique – et donc les différentes phénoménologies du temps – conduit invariablement vers l’aporie. Dans la seconde section, l’auteur cherche à déterminer «les ressources de création par lesquelles l’activité narrative répond et correspond à l’aporétique de la temporalié.» (p.11) Cette seconde section, de loin la plus longue et la plus complexe, est elle-même divisée en deux parties d’amplitudes inégales. Premièrement, Ricoeur tente d’examiner les notions de réalité et d’irréalité propres aux récits historiques et fictionnels. Ce rapprochement des deux types de narration n’est pas fortuit, étant donné que Ricoeur fait de cette «référence croisée» (p.13) de l’histoire et de la fiction l’un des enjeux majeurs de la refiguration du temps par le récit. La seconde partie, moins importante, est consacrée au problème de l’unicité du temps. Il est indubitable que la partie de l’ouvrage la plus importante pour les chercheurs littéraires est celle qui couvre les pages 147 à 279, là où il est question précisément des moyens avec lesquels le récit refigure l’expérience temporelle. Le reste de l’ouvrage, quoique très intéressant, appartient davantage au domaine philosophique.
Le récit, comme d’habitude chez Ricoeur, est pris ici dans son acception la plus large, c'est-à-dire regroupant tout acte narratif, fictionnel ou non. Il est intéressant de remarquer que dans ce tome – tout comme dans le précédent – l’auteur ne distingue pas le récit dans sa forme littéraire du récit de fiction. Tout récit littéraire est obligatoirement fictionnel, c'est-à-dire, selon Ricoeur, irréel. Ceci revient à affirmer que les récits littéraires axés sur la «réalité» (comme les autobiographies ou les récits naturalistes) demeurent tout de même fictionnels, étant donné qu’ils ne dépendent pas – à l’inverse des récits historiques – des «traces» temporelles (dates, vestiges matériels, archives, documents, preuves, etc.) visant à ancrer le récit dans le temps humain. Ainsi, le récit de fiction, parce qu’il est libre des contraintes du temps humain, permet de le refigurer, de le transformer. Comme l’affirme Ricoeur lui-même, ce qui différencie le temps historique et le temps fictif, c’est «l’affranchissement du narrateur à l’égard de l’obligation majeure qui s’impose à l’historien, à savoir de se plieur aux connecteur spécifiques de la réinscription du temps vécu sur le temps cosmique.» (p.185) Ainsi, le récit littéraire (ou récit de fiction), se distingue des autres par son apparente liberté dans l’expression du temps. Est-ce donc à dire que la narrativité (concept rarement, sinon jamais, abordé par Ricoeur), réside précisément dans cette caractéristique fondamentale du récit de fiction, dans cette prise de liberté par rapport au temps vécu et dans cette construction libre d’un monde fictionnel dans lequel l’expérience temporelle possède ses propres règles?
La lecture est au centre de cette troisième et dernière partie de Temps et Récit. Comme l’affirme Ricoeur, c’est grâce à elle que la littérature « retourne à la vie ». (149) Ce retour à la vie doit, étrangement, être lu dans son sens le plus littéral. En effet, il ne s’agit pas ici d’interroger les mécanismes d’une quelconque versimilitude du récit de fiction et de l’existence réelle, mais bien de voir comment, grâce à la lecture, la mimésis (telle que la définit Ricoeur) atteint son apogée. L’acte de lecture – je l’ai déjà esquissé brièvement dans la fiche portant sur Temps et Récit 2. La configuration du temps dans le récit de fiction
– constitue le troisième et dernier mouvement de la mise en intrigue, soit celui de la refiguration de l’expérience temporelle. Ricoeur étudie attentivement la relation qui s’établit entre un texte et son lecteur, car c’est là, semble-t-il, que se trouvent les dernières zones d’ombre du mouvement mimétique entendu comme la configuration progressive de l’expérience temporelle. Ricoeur distingue trois mouvements, trois étapes : « La stratégie en tant que fomentée par l’auteur et dirigée vers le lecteur », « l’inscription de cette stratégie dans la configuration littéraire » et « la réponse du lecteur considéré lui-même soit comme sujet-lisant, soit comme public récepteur » (231). La première étape de ce parcours s’apparente à la rhétorique, et constitue donc une analyse des intentions non de l’auteur réel (ce qui reviendrait à pratiquer une critique « à la Sainte-Beuve »), mais bien de l’auteur impliqué (ce dernier étant vu comme celui qui « prend l’initiative de l’épreuve de force qui sous-tend le rapport de l’écriture à la lecture. » (233) La seconde étape se penche davantage sur l’étude des rapports entre le texte et le lecteur. La troisième et dernière étape analyse la façon dont le lecteur configure les éléments du récit, tout en tâchant de déceler les conditions d’une « bonne lecture » et d’une « bonne distance » par rapport à l’oeuvre. Ricoeur affirme qu’au final, « le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver des questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’œuvre. » À partir de là, est-on tenté d’ajouter, le lecteur peut contribuer à refigurer l’expérience proposée par le texte, et, du même coup, à clore le processus mimétique propre au récit de fiction.
Selon l’angle d’approche proposé par Ricoeur, on pourrait presque affirmer que le récit n’a d’autre fonction, au final, que d’être refiguré par le lecteur. Évidemment, cela ne lui confère pas un rôle passif dans le processus de lecture et de mise en intrigue, loin de là. En effet, le récit propose au lecteur certaines « pistes de refiguration » grâce à ce que Ricoeur (suivant Michel Charles) identifie comme étant sa rhétorique. En d’autres termes, la refiguration du récit par le lecteur dépend fortement des stratégies narratives mises en place au sein de ce même récit. Le lecteur, dans une certaine mesure, n’est pas libre de refigurer à sa guise : il doit faire avec les éléments présents dans le récit. Comme le dit Ricoeur, « le lecteur est, à la limite, à la fois la proie et la victime de la stratégie fomentée par l’auteur implicite, et ce dans la mesure même où cette stratégie est la plus dissimulée ». (243) Ainsi, un bon récit en serait un qui laisse au lecteur la possibilité de créer du sens, tout en opérant sur la lecture une « stratégie de défamiliarisation » visant à orienter en quelque sorte le parcours du lecteur.