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[Désorientation Foudroyante]
Si [Désorientation Foudroyante] ne se rencontre pas si souvent dans notre corpus, sa récurrence mérite tout de même d'être relevée étant donné son caractère singulier. [Désorientation Foudroyante] se trouve soudainement en proie à des problèmes mémoriels qui l’amènent à tout remettre en question. Identité, famille, repères : tout est devenu incertain et les avancées doivent donc se faire avec prudence. Ces troubles mémoriaux rendent plus complexe l'établissement d'une frontière entre les possibles et la réalité; elle demeure floue et les deux côtés se mêlent. L’histoire où évolue [Désorientation Foudroyante] est assujettie à sa confusion et se présente souvent comme la reconstitution progressive et partielle de son identité et son univers.
Notons au passage que le problème mémoriel n’est toutefois pas une condition sine qua non de [Désorientation Foudroyante]. D’autres situations particulières peuvent aussi causer la remise à zéro des connaissances et la désorientation complète qui caractérisent son identité. Par exemple, Max (Au piano, Jean Echenoz) n’est pas touché par des problèmes de mémoire, mais sa situation particulière – une réincarnation – provoquent le même genre de désagréments.
Des exemples notables :
Aline Maupin dans Certainement pas Chloé Delaume ; Une amnésie rétrograde affecte Aline Maupin. Elle ne se souvient de rien qui la concerne, de sa personnalité, de la personne qu’elle a été. Elle a besoin des autres pour savoir qui elle est. L’oubli la rend vulnérable, ayant pour seul repère son corps, qui lui est toutefois inutile pour se retrouver : « Mon corps ne m'apprend rien » (p. 36). Inconnue à elle-même, elle se souvient toutefois du reste du monde, de l'Histoire et de la fiction. Elle est devenue vide dans un monde dont elle se souvient tout entier. Elle ne souhaite toutefois pas se souvenir : « Je voudrais que tout cela s'éternue lettre morte, je voudrais que l'oubli grignote avec emphase toutes ces larves sinistrose implantées au-dedans. […] Je voudrais tant avoir la mémoire des poissons. » (p. 112).
Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Verticales, 2004, 368 p.
Max dans Au piano de Jean Echenoz ; Au début du roman, Max, pianiste alcoolique, n’a plus que quelques semaines à vivre avant d’être violemment tué. Mort, dans l'au-delà, il attend dans un centre sous la supervision de Béliard que l’on décide où on l'enverra. Il ressuscite en Amérique du Sud et se retrouve finalement à Paris à travailler comme barman dans un hôtel de passes. Plus tard, reconnu par son ancien assistant, il reprend son métier de pianiste. Cela le renverra dans l'au-delà puisque se faire reconnaitre et reprendre son ancienne occupation sont interdits. Les réincarnations de Max lui causent une rupture mémorielle qui le désoriente, étant donné le fait que son ancienne vie lui est inaccessible. Ce dont il se souvient et qu'il reconnaît, il n'a pas le droit de l'utiliser sous peine d'être relocalisé.
Jean Echenoz, Au piano, Paris, Éditions de Minuit, 2003, 224 p.
Documentation critique
Daragane dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano Daragane est étranger à son passé, ses « souvenirs se dérobaient à lui au fur et à mesure, comme des bulles de savon ou les lambeaux d’un rêve qui se volatilisent au réveil » (p. 15). Son amnésie lui cause une grande confusion, le désoriente. Il ne reconnaît pas son environnement, son propre passé. Il est étranger à lui-même : « Il se demandait si cette femme était la même que celle qu’il avait connue, enfant, à Saint-Leu-la-Forêt. Et lui, qui était-il? Quarante ans plus tard, quand l’agrandissement de la photomaton lui tomberait entre les mains, il ne saurait même plus que c’était lui, cet enfant-là » (p. 100). Daragane ne s'intéresse plus aux autres, ni au monde jusqu'à ce qu'il se fasse entraîner dans une enquête qui le mènera dans les dédales de ses souvenirs oubliés.
Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Paris, Gallimard (Blanche), 2014, 160 p.
Viviane / Élisabeth Fauville dans Viviane Élisabeth Fauville de Julia Deck ; Viviane Élisabeth Fauville ne comprend qu’en partie sa propre histoire : « À vrai dire, vous n’êtes même plus certaine d’être retournée, tout à l’heure, dans cet autre appartement que vous fréquentez en secret depuis des années. Les contours et les masses, les couleurs et le style se confondent au loin. Cet homme qui vous recevait, a-t-il seulement existé? […] Malgré le flou qui règne sur vos souvenirs, vous vous sentez très libre » (p. 10). Sa pensée est confuse : elle s’imagine qu’elle a tué son psychiatre et elle affirme que sa mère est morte, puis qu'elle est vivante. Les raisonnements et interprétations de Viviane sont faussés. Dans les quelques semaines finales pendant lesquelles elle est à moitié incarcérée pour meurtre et à moitié gardée sous surveillance à cause de ses problèmes mentaux, sa vision et ses perceptions sont de plus en plus imprécises.
Julia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 155 p.
Ravel - Jean Echenoz
On suit des épisodes de la vie du compositeur Maurice Ravel (son voyage en Amérique, relations avec ses proches, etc.) Au fur et à mesure que le roman avance, Ravel perd progressivement la capacité de composer, de jouer du piano, de se souvenir des gens, de signer son propre nom, jusqu’à ne plus savoir ouvrir une porte. Ses proches tentent désespérément de le soigner, et tentent le tout pour le tout en le faisant opérer au cerveau. C’est raté et ça le tue. Le protagoniste, au fur et à mesure que l’histoire avance, comprend de moins en moins de chose. Cela commence lorsqu’il est de passage en Amérique (il ne sait pas communiquer en anglais). Plus loin, il ne comprend pas pourquoi le boléro est aussi populaire à l’instar de sa sonate pour gaucher qui n’est pas appréciée. Puis, sa dégénérescence le fait oublier les personnes qu’il connait et même ses propres compositions. Il est progressivement arraché du monde: « Il répond simplement qu’il attend, mais sans préciser quoi. Il vit dans un brouillard qui l’étouffe chaque jour un peu plus […]» (p.111). «Quand il va au concert et qu’on joue l’une de ses œuvres, il arrive encore qu’il se demande encore si c’est bien de lui ou, ce qui n’est pas mieux, il murmure pour lui seul que tout de même c’était beau. » (p.110) À l'inverse des autres personnages de la catégorie, l'histoire n'est pas une reconstitution de son identité mémorielle, mais une dégénérescence de celle-ci.
Heures creuses - Elsa Boyer
Une apocalypse lente et étrange plonge la ville dans des heures creuses pendant la journée. L’air devient très humide, le temps se confond avec le futur et le passé préhistorique et les perceptions sont altérées, deviennent angoissantes. Les humains se comportent de façon anormale et ont tendance à muter ou à disparaître. Le personnage principal (il) n’échappe pas à cette impression désagréable, mais pour ne pas sombrer tout de suite, il s’achète une Lotus Esprit et roule dans la ville pendant les heures creuses, à la recherche de Gertrude Jekyll, une ancienne collègue de travail (mais les humains ne travaillent plus). Il l’entrevoit à quelques reprises, mais Gertrude Jekyll n’est plus la femme de ses souvenirs : elle a disparu, muté. Des iguanes, des chats, d’autres animaux étranges et anciens ainsi que la végétation envahissent la ville. Les humains agissent anormalement, plus personne ne se parle. Le protagoniste est assez passif, change d’endroit où dormir pour se sauver des heures creuses, mais à la fin, l’invasion invisible s’empare de lui.Le narrateur n’y peut rien, c’est la fin graduelle de son espèce. Il croit que s’il retrouve Gertrude Jekyll, tout sera sauvé, mais dès lors, il ne peut pas la retrouver. Gertrude Jekyll, comme plusieurs autres, a muté en quelque chose d’autre, quelque chose d’incompréhensible. Le protagoniste se rappelle vaguement de sa collègue de travail, et de moins en moins au fil du roman. Il comprend de moins en moins son environnement, comme si le problème mémoriel était évolutif, causé par les heures creuses.
L'homme en question - Laurent Graff (nouvelle)
Le cadran sonne, l’homme se lève de son lit, regarde par la fenêtre. Il fait les choses pour la première fois. L’homme en question cherche dans la pièce, remarque la porte, l’ouvre, sort de son immeuble. Cela lui prend une semaine.Il semble que l’homme en question ne comprenne pas son environnement. Les choses autour de lui, dans la pièce qui aurait dû être sa chambre, lui sont étrangères. De plus, il ne se rappelle pas s’être déjà levé de son lit… Ses souvenirs sont donc soit confus et oubliés, soit inexistants: « Il tenait là un objet précieux, même s’il en ignorait totalement la fonction. À force de s’y agripper, il appuya dessus et actionna la poignée. La porte s’ouvrit. » (p.81)
Dondog - Antoine Volodine
La mort n'est qu'un passage, disent les chamanes. Après le décès, l'existence se poursuit comme avant. Simplement, le monde paraît plus crépusculaire. Les gestes ralentissent, l'intelligence décroît, la mémoire devient confuse. C'est ce qui arrive à Dondog, qui ne se rappelle que de quelques bribes de son enfance, durant l'extermination des Ybürs, la race dont il est issu. Dondog erre dans une ville futuriste anonyme, sombre, insalubre et mal famée à la recherche de Jessie Loo, une chamane qui devrait pouvoir l'aider à retrouver la mémoire et à comprendre pourquoi il veut se venger. Dondog est incapable de donner sens à ses souvenirs. De plus, son appréhension du monde n’est que partielle; ses sens lui font défaut, il est lent, malade, ne semble pas tout comprendre. Plus largement, il n’est pas certain du rôle qu’il a à jouer, du sens de son existence. Dondog a une intention claire : se venger, mais il le fait à l'aveuglette.
Sous-catégorie « Où est ma femme !? »
Dans plusieurs cas relevés, le personnage se rappelle vaguement l’existence d’une épouse qu’il cherche à retrouver, se demande s’il l’a en fait tuée et même s’il en a réellement déjà eu une. Cette récurrence improbable nous semblait trop loufoque pour ne pas être soulignée.
Les restes de Muriel – Patrick Boulanger ;
Marc a oublié le suicide de sa femme, enceinte de 7 mois. Il vit seul dans son appartement avec pour seule compagnie ses hallucinations. Ce trou mémoriel, et ensuite son retour, lui causent une déconnexion évidente et une rupture comportementale. Il vit alors avec les fantômes de son passé.
La volière – Annie Chrétien ;
Le personnage du traducteur ne se rappelle pas d’ou est passée sa femme. Des êtres merveilleux lui rendent visite et il ne sait plus faire la différence entre fiction et réalité. Son amnésie semble en effet être la source de toute rupture, même si celui-ci accuse sa femme prétendument disparue, mais qui pourrait bien n’être que momentanément absente. Il est chez lui, son travail n’avance pas, et il se demande : « Le traducteur s'était-il vengé? […] Était-il ce genre d'homme? Était-il le plus cruel des deux? […] Il ne se souvenait plus de rien, ne se rappelait pas. Vide, vide, vide. Une coquille vide, une tête emmurée. […] Quel genre de famille avaient-ils formée? Par quel genre d'absence étaient-ils habités? » (p. 58).
S comme Sophie – Pierre de Chevigny.
« Le narrateur a un fils de trois ans et deux maîtresses. Il pense souvent à une ancienne amoureuse, du nom de Sophie, qui l’a quitté ou… qu’il a tuée à coups de couteau, il ne sait trop. Il a entrepris une thérapie avec une psychologue chez qui il se rend régulièrement. Il se dit fou. » (quatrième de couverture) Le personnage narrateur ne se souvient pas de ce qui est arrivé à cette femme qu’il a connu. Est-elle partie, l’a-t-il tuée? En proie à des hallucinations, cette confusion semble découler des ce trou dans sa mémoire. Ce qu’il voit ne peut jamais être une certitude, pour le lecteur comme pour le narrateur. Ces visions pourraient en effet relever de la volonté à combler la mémoire fragmentaire du personnage.