BLANCKEMAN, Bruno, Aline MURA-BRUNEL et Marc DAMBRE (dir.), Le roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004. ** 1) AUTOFICTIONS** -//Le Secret// de Sollers : roman d’espionnage, roman de deuil « Ce personnage se présente […] comme **observateur clandestin de notre société en souffrance**. » -Des narrations en quête d’identité //La place//, Annie Ernaux //L’Amant, L’amant de la Chine du Nord//, Marguerite Duras « En ce qui concerne la désignation des personnages, l’état civil s’éloigne définitivement pour ne laisser que les signes familiaux, passionnels, ce que remarque M. Calle-Gruber à propos de L’Amant : ‘’** le roman inscrit peu de noms : seuls des rapports sont désignés, mère, fille, sœur, frère, amant qui supposent des relations codifées, que les réseaux du texte s’emploient à pervertir.** ‘’ On note une désignation équivalente dans La Place : mari, père, mère – **remarquons l’absence de désignation affective : papa/maman –**. (p.38) -Gérard Macé et Pierre Michon : « Dis-moi qui tu hantes… je te dirai qui tu es » « Si les biographies imaginaires de Pierre Michon se fondent sur une certaine culture,** il n’est cependant pas question pour l’auteur de suivre un personnage illustre de sa naissance à sa mort, comme on l’attendrait d’une biographie classique. Il s’agit, bien au contraire, sans omettre d’avouer ses doutes et écueils, de s’arrêter sur un détail, qui relève profondément le caractère du personnage.** » (p.46) Il invente « un autre personnage tout en s’appuyant sur des éléments concrets. » « **Parler d’autrui pour parler de soi, pour vivre une vie par procuration à travers l’autre, à travers ses hantises** : voilà le véritable dessein de //Vies minuscules//. […] **Il ne s’agit pas tant de révéler des vérités sur tels personnages que de retrouver dans leur vie des éléments personnels que l’auteur dévoile parfois seulement à la fin du récit**, dans une conclusion proche d’une morale. » (p.48) « Il ne s’agit plus effectivement d’une littérature du Moi mais du **sujet qui joue sur les contradictions du sujet lui-même à travers l’Autre, à travers ses hantises, et cette quête du sujet devient une quête de la littérature**, d’une nouvelle forme d’écriture qui tend à s’éloigner du genre romanesque. » (p.53) -Vers une allo-biographie? « Paul Ricoeur écrit, dans //Soi-même comme un autre//, que dans bien des textes, **le personnage n’est pas objectivé par la narration comme possédant un caractère toujours identique à lui-même : ‘’ Avec Robert Musil, par exemple, l’Homme sans qualités – ou plus exactement sans propriétés – devient à la limite non identifiable, dans un monde […] de qualités ou de propriétés sans hommes. […] À la perte d’identité du personnage correspond ainsi la perte de configuration du récit et en particulier une crise de la clôture du récit.** » « […] [C]ette désarticulation du récit est contemporaine de la présentation des **personnages mouvants et instables** […] ». « **Flou constitutif du sujet** de la fiction contemporaine ». (p.55) Chez Francois Bon, « le texte créé une proximité de l’auteur et du lecteur au** personnage dont nous suivons les pensées par un monologue intérieur, comme si nous étions lui, comme si nous nous projetions aussi dans son psychisme en nous constituant, l’autre s’échangeant avec nous, l’auteur échangeant sa pensée avec l’autre.** » (p.58) -La littérature comme amitié. Guibert disciple de Foucault « [C]onversion de l’auteur en personnage ». (p.79) **2) HISTOIRE ** -Histoires d’enquête : quand le récit déclare forfait (Daeninckx, Del Castillo, Modiano) Multiplication des récits d’enquête dans la littérature contemporaine (p.115) : Dans //Un château de bohème// (1994) de Daeninckx : le narrateur-personnage se rend à Prague « sur les traces d’un écrivain français disparu lors d’un voyage de repérage. **Son enquête sur le passé récent du pays et sur les méthodes de l’ex-U.R.S.S. croise sa propre histoire**, celle d’un père résistant sous l’Occupation nazie […]. » Dans //La nuit du décret// (1981) de Del Castillo : un jeune inspecteur « raconte ses recherches sur la personnalité du commissaire profranquiste de cette ville. **Il retrouve ainsi des traces de la guerre civile, et un secret de sa propre enfance**. » Dans //Rue des boutiques obscures// (1978) de Modiano : « un **détective amnésique enquête sur son passé et son identité perdus, qui le ramènent à la période de l’Occupation allemande en France. Il reconstitue peu à peu quelques données de son ancienne vie** […] » « Au centre de ces textes d’enquête existe une interrogation sur **l’identité problématique d’un protagoniste**, cette interrogation s’élargissant, surtout chez Del Castillo à la nature humaine, **dont le caractère, toujours douteux et même suspect en fin de compte, oriente vers la forme d’un récit d’enquête malaisé, plus ou moins déceptif**. Les récits posent la **question de l’identité en lien avec le passé individuel et collectif de la personne et du travail de mémoire dans laquelle elle se constitue** : le narrateur de Modiano tente d’écrire le récit de son propre passé, tandis que celui de Del Castillo reconstitue la biographie de Pared. […] Les enquêtes identitaires insistent aussi sur la présence, à côté des données objectives propres à singulariser un être (noms, dates, lieux, données qui sont figurées dans //Rue des Boutiques Obscures// par les renseignement des policiers, restitués sous forme de fiche dans la narration), de d**onnées plus irrationnelles, telles les émotions et les sensations, les fantasmes du sujet sur lui et le passé, ses rêves d’avenir. […] Les traces objectives du passé, pour importantes qu’elles soient – leur perte prive le sujet d’informations, l’amputant ainsi d’une partie de son histoire – ne peuvent se passer des données irrationnelles pour être actives : elles n’ont de sens que si elles sont réinvesties par la vie intérieure du sujet.** Même si les données objectives de l’identité sont reconstituées, **l’individu reste un mystère dès lors que les enquêtes privilégient la vie intérieure du sujet. » Dans ces romans, « l’identité intérieure renvoie à la conception moderniste d’un sujet éclaté, sapant la conception d’un individu unifié, doté d’une psychologie, d’un passé et d’une identité clairs. »** « **Ces enquêtes s’interrogent sur la capacité du sujet à s’affranchir du poids du passé. […] Ainsi, les fantasmes identitaires que le sujet construit sur sa propre identité et son passé sont bien plus importants que les faits objectifs. La fiction reste alors une façon de refonder une identité aliénée par l’Histoire et le passé, qui sont toujours l’objet d’un récit intime que les hommes se racontent, un passé recomposé, lourd de fantasmes**, sur lequel se posent néanmoins le présent et les rêves d’avenir. » (p.119-120) -Art de la guerre : représentation de la marginalité urbaine « Chez Rolin et Braudeau, l’expérience de la rencontre et les sensations qu’elle évoque sont reliées à l’art : les personnages (ou le narrateur homodiégétique) qui entrent en contact avec les figures de marginalité sont des artistes ou des écrivains, et la rencontre affecte leur travail. Ces personnages ouvrent ainsi une perspective sur les relations entre l’art, l’identité et la marginalité ainsi que sur la question de la représentation littéraire. » (p.152) **3) GÉNÉALOGIES ** -Les Proses de Pierre Michon : « autobiographie du genre humain? » Ambiguïté générique et statut du narrateur Les personnages choisis entretiennent eux-mêmes un rapport étroit avec le passé et l’histoire, et parfois grâce à l’acte d’écrire. (p.227) -Tel fils, tel père : fabrique du père dans trois romans contemporains **Personnage paternel** « pris dans un ensemble de motifs plus larges et variés, un **personnage dispersé dans le texte, inachevé, fait de fragments et dont la totalité révélée est certes proposée par le récit, mais aussi et surtout celle construite par le lecteur qui, par son regard, fabrique le père tout en marquant les discontinuités, les brisures, les manques et les incertitudes.** » (p.237) « **Le personnage paternel, pris en charge par un point de vue nettement situé dans le temps, est évidemment présenté de façon partielle et partiale** : si le fils raconte le père, le discours est chargé affectivement et il a lieu d’un point précis dans le temps qui fait que le narrateur ne dispose pas de toutes les informations, soit du fait de la disparition du père, soit du fait inévitable que le fils ne connait rien directement de la vie du père avant sa propre naissance. » (p.238) « Au-delà de la structure psychologique et affective profonde qu’elle convoque, la relation entre père et fils est intéressante à ce moment de la littérature car elle semble permettre simultanément de réintroduire des **personnages fortement architecturés et riches de sens, tout en gardant le soupçon hérité de la tradition néo-romanesque qui fait des personnages des êtres incertains, composites et élaborés à l’aide d’un matériau douteux, fait de discours, de bouts de souvenirs, d’images, de fantasmes, et d’hypothèses**. » (p.240) **4) FICTION(S) EN QUESTION ** -Les Fictions transgressives La folie, la maladie mentale des héros ou du monde qui les entoure : Dans //Le fils de Babel// de Frédérick Tristan (1986) : le héros-narrateur de 32 ans « accumule des **zones d’ombres, flottements et contradictions.** […] « La manière même dont il parte devient suspecte. […] Bientôt, les assertions du narrateur nous font soupçonner qu’il **n’a plus toute sa raison**. » La fin du roman « nous confirme que nous venons de lire […] le journal d’un **fou** […]. » Dans// La moustache// d’Emmanuel Carrère (1986) : le héros « est effectivement **piégé dans une réalité qui se détraque**. » « **Ce n’est pas le héros qui est fou : c’est le monde alentour qui perd sa cohérence, sans que rien ne vienne expliquer de quelle manière**. » (p.349-350) Dans //Nuit blanche en Balkhyrie// d’Antoine Volodine (1997) : a pour héros un « **homme lobotomisé qui, enfermé dans un camp aux allures d’hôpital psychiatrique, relate la guerre qui ravage le pays. Mais, ses repères étant brouillés**, cette guerre semble se dérouler aussi bien à l’extérieur du camp qu’à l’intérieur, sinon dans son propre cerveau. » Dans //La Ville au fond de l’œil// de Francis Berthelot (1986) : univers schizoïde vu de l’intérieur, où chaque personnage est la concrétisation d’un symptôme : **un peintre paranoïaque, vivant au fond d’un trou, ne réalise que des portraits de son œil; une jeune schizophrène se change en statue de verre; des enfants autistes errent dans les rues, les yeux peints sur leurs paupières closes.** » (p.355) -Postermodernité : du retour au récit à la tentation romanesque Certains textes mettent en scène « des parcours de **personnages étroitement déterminés par leur rapport au monde actuel, selon des modalités qui varient de l'interrogation inquiète à une mise en cause radicale.** » (François Bon, Didier Daninckx, Michel Houellebecq) (p.359) Récits de promenade, comme ceux de Régis Jauffret : présentent « un **personnage en situation de crise », qui se « retrouve initialement dans un état de déséquilibre provoqué par un manque** : un manque de liens qui produisent du sens », qui se manifeste sous plusieurs formes, « cependant toujours associées aux **dysfonctionnement du monde contemporain**. La première forme serait ainsi la **déshumanisation des rapports sociaux**. La dénonciation, parfois virulente, de '' **l'effacement progressif des relations humaines** '' rassemble ces textes », qualifés par Anne Cousseau de « **romans de solitude** ». « **L'impossibilité de la relation affective, émotionnelle ou sentimentale** est constamment soulignée. **Le lien à l'autre ne semble pouvoir s'exprimer qu'au travers de la violence, ou d'une sexualité dénuée de tout affect**, qui tend à réduire le partenaire à l'état d'objet : liens minimaux qui révèlent une impossibilité de reconnaissance de l'autre, voire sa complète négation. » La nostalgie est à proscrire : «** tous ces personnages sont en effet privés d'un enracinement de leur histoire dans le passé**... » (p.364) **L'insupportabilité du monde est représentée, « ce qui entraîne chez le personnage une attitude de déprise du réel**. » Cela créé des récits de **pensées, fantasmes, rêves, imaginaire, délires schizophréniques**. (Jauffret, Bronner, Claudel, Souton, Morgiève) (p.365)« **Sensation d'une radicale étrangeté au monde anime de façon obsédante chaque personnage **» (p.366) « **Chaque personnage se trouve confronté à l'alternative de la lutte ou de l'abandon** ». Plusieurs récits semblent ainsi ramener le **personnage sur la voie d'un héroïsme** [...] qui renvoie à une conception plus ancienne, liée à des enjeux sociaux, éthiques et métaphysiques. » (p.367) « Les événements ne s'enchaînent pas réellement, **les personnages se croisent sans qu'il y ait d'effet de rencontre**, autant d'éléments qui empêchent l'étincelle susceptible d'une modification majeure de l'équilibre du récit [...]. » (p.368) « **Les personnages semblent davantage engagés dans une forme de dérive que dans un véritable voyage initiatique.** L'espace fictionnel joue à cet égard un rôle tout à fait essentiel. Le plus souvent urbain, il s'apparente souvent à un lieu infernal et labyrinthique. Dans tous les cas, **le personnage s'y re-perd plutôt qu'il s'y repère, le voyage se transforme en errance et se heurte à l'impasse** : l'espace n'offre pas d'issue. » (p.368) Fin du récit : ambiguë, qui renvoie à **la** **mort, la folie, la renaissance impossible du personnage**. (p.368-369) -Le Pas grand-chose et le presque rien Famille de textes hantés par le **presque rien de l'objet** depuis une vingtaine d'années (description d'un presse-purée chez Bruno Roza, l'attente d'un taxi chez Constance Chaillet, l'angoisse éprouvée par le héros d'une petite fête quand arrive le gâteau chez Serge Joncour, un homme qui se retire dans sa baignoire chez Toussaint, l'affrontement du vide des dimanches et le récit des micro-exploits du personnage chez Boris Schreiber). (p.372) « **L'ennui est au fond le modeste prix à payer pour sa gratuité, son absence de projet et donc sa ''liberté''**. » (Éric Chevillard) (p.373) « **Femmes confrontées au vide** - la mort du père, le départ brutal du mari - qui ne parviennent à se dire que dans la **morne confrontation au quotidien**. » (Ernaux, Darrieusecq, Bernheim) (p.374) **6) ESPACES, LIMITES, BOUGÉS ** -Figures de mouvements dans quelques romans de Christian Oster Chez Oster : « personnages à la recherche de ce qui est nommé dans un de ses textes ''politique d'orientation''. » Verbes qui reviennent souvent dans ses textes : //avancer, progresser, se dépasser, suivre, partir, passer, aller, marcher, errer, filer, couler, échapper, traverser, croiser, approcher, rejoindre, se rencontrer, revenir, rentrer//. « Quête inavouée des protagonistes d'Oster, qui prend les traits d'une **fuite**. » -Théâtre/Roman « Esthétique du **fragmentaire** ». « Les protagonistes sont à la recherche d'une histoire ou de l'histoire perdue, d'un scénario qui pourrait de nouveau donner un sens au monde. Mais face à l'impossibilité de trouver et de raconter ce texte absent, leurs efforts sont sans cesse démentis et ne représentent plus qu'un travail de deuil de la modernité, dans les drames aussi bien que dans les romans. » (Marie Redonnet) (p.417) -Écrire le sujet : l'acrobate japonais, la gitane et le langage des couleurs Chez Milan Kundera : « **descente des personnages** qui les mène vers la **perte de toute identité**, y compris la **perte du nom propre**. » (p.490)