Notice bibliographique : François Blais, La nuit des morts-vivants, Québec, L'instant même, 2011, 172 p.
À Grand-Mère, près de Shawinigan, Pavel et Molie écrivent chacun de leur côté leur quotidien et sont mêmes payés pour le faire sans qu'ils sachent pourquoi. La vacuité de leurs existences de zombies modernes est - heureusement - traitée sur un ton dérisoire ou même parodique qui incite davantage au rire qu'aux larmes. Même s'ils sont allés à l'école secondaire ensemble, Pavel et Molie n'ont plus le moindre contact depuis cette époque, ce qui est étonnant étant donné leurs nombreux points communs et constitue un des principaux (et seuls) ressorts de l'intrigue. Pavel vit et travaille la nuit à l'entretien d'un centre commercial ; Molie est essentiellement noctambule, mais n'a volontairement pas d'emploi parce qu'elle est, selon ses propres dires, “une grosse paresseuse sans ambition” (25). Pavel a lu Middlemarch de George Eliot et, par l'intermédiaire de plusieurs connaissances communes, le même exemplaire du roman s'est ensuite retrouvé entre les mains de Molie. Tous deux sont aussi fans de jeux vidéos, parlent des mêmes sujets (la poutine théorique, l'âme soeur impossible, etc.), louent les mêmes films d'horreur, utilisent la même métaphore de Schopenhauer des porcs-épics frileux, lui pour décrire sa vie sentimentale peu satisfaisante, elle pour parler de sa vie sociale, car elle est, justement, asociale, voire sociopathe à l'occasion. Évidemment, Pavel et Molie ne se rencontrent jamais et le roman n'a pas vraiment de fil conducteur précis hormis les interactions théoriques entre les personnages. Les derniers mots de Molie, à propos d'un vieux film d'horreur italien, sont d'ailleurs révélateurs à ce propos: “ces films-là tu les prends et tu les laisses quand tu veux ça ne fait pas un pli pour être honnête ça revient toujours pas mal au même et il n'y a pas vraiment d'histoire.”(172).
Explication : Puisque la décision d'écrire vient de quelqu'un d'autre qui n'impose pas la moindre condition, Pavel se donne un nom fictif (Pavel) et décide d’écrire à la troisième personne, car il “espère, à la longue, que ça va [lui] donner l’illusion de parler de quelqu’un d’autre. » (6-7)
Molie, quant à elle, écrit spontanément à la première personne.
Explication : Ce qui différencie Pavel et Molie de la plupart des autres humains, c'est leur inaction et leur absence d'ambition, sans compter que celles-ci sont tout à fait assumées. Peut-être est-ce d'ailleurs pour cette raison que tous deux apprécient autant les films d'horreur: la violence de ces films leur font oublier quelques heures leurs vies pathétiques.
Pavel, par exemple, en mentionnant un incident qui empêche l'équipe d'entretien dont il fait partie de cirer le plancher de la Plaza, se demande: “L’esprit humain peut-il concevoir pire tragédie ?”, signe qu'il se tourne lui-même en dérision et ne se fait pas d'illusion sur la futilité de son travail. De plus, même quand il tombe en congé, Pavel ne cherche pas à prendre le beat de jour parce que, pour reprendre ses mots, “il n'aime pas se faire violence” (19), une manière de dire qu'il est lâche et préfère le statu quo à quelque initiative que ce soit.
Molie vit aussi dans la même conscience de son déphasage et avoue sans ambages son absence d'ambition, même si elle aurait probablement, à l'instar de Pavel, les capacités au moins intellectuelles pour vivre de façon plus normale : « Si je ne fous rien, tenez-vous-le pour dit, c'est uniquement parce que j'ai eu la chance de naître dans un pays qui entretient ses gros paresseux sans ambition. » (26) et « bah moi tu sais ça fait longtemps que je suis étiquetée grosse pas d'allure plus personne dans mon entourage ne s'attend à ce que j'agisse sur le sens du monde plus personne n'espère des comportements adultes de ma part » (132).
Par ailleurs, l'incipit du roman, “Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Mais ce n'est plus possible depuis que je travaille de nuit pour Maintenance des Chutes à titre d'employé d'entretien (classe 2).” est révélateur du contraste qui existe entre les capacités intellectuelles des deux protagonistes et ce qu'ils se contentent de faire.
Explication : Dans le cas de Pavel, on a peu d'informations à propos de l'origine de sa rupture (ou peut-être plutôt de sa marginalité), par contre, il semble certain que le problème vient uniquement de lui, de sa propre personnalité, étant donné qu'il est généralement capable d'évoluer en société (à condition que l'amour ne soit pas impliqué), qu'il est somme toute intelligent, mais qu'il ne voit aucun intérêt à vivre en adulte responsable.
On en sait un peu plus de Molie dont l'asocialité paraît provenir d'un complet désabusement à l'égard des autres: ”[Raphaël parle:] je pensais que tu te donnais un genre que tu faisais ta sauvage pour te rendre intéressante mais depuis que je te connais un peu je vois bien que le monde te fait peur pour vrai et parfois ça te fait agir bizarrement comme à l'instant [; Molie:] non non tu te trompes c'est pas de la peur c'est autre chose c'est disons de l'ennui le monde m'emmerde et ça ne fait pas de moi un cas spécial toi aussi le monde t'emmerde j'en suis persuadée mais toi tu es un porc-épic frileux et moi un porc-épic pas frileux et c'est la seule différence entre nous“ (155-156). Pour information, les porcs-épics en question sont issus de la métaphore de Schopenhauer que Pavel et Molie citent tour à tour (voir fin de la fiche). Bref, pour l'esprit terre-à-terre et dénué d'hypocrisie de Molie, puisque les autres ne sont d'à peu près aucun intérêt pour elle (elle avoue elle-même être un monstre d'égoïsme), il n'y a pas de raison pour qu'elle ait des interactions avec eux. De plus, Molie ne se raccroche à aucune des illusions dont la plupart des gens s'entourent pour donner un sens à leur vie et supporter plus facilement l'existence: “la bullshit ça peut sauver des vies si tu y crois c'est comme la religion c'est des histoires à dormir debout mais je suis jalouse de ceux qui les avalent parce que je sais que je serais un peu plus heureuse si j'étais un peu plus perméable à la bullshit mais depuis le jour maudit où la fée des dents m'a chié dans les mains ça a été comme un effet domino” (134, la bullshit représente ici l'âme soeur).
Explication : Pavel agit de façon à peu près normale avec les autres, sauf lorsqu'il est amoureux d'une fille. C'est qu'il est atrocement gêné et qu'il a peur d'être déçu, ce qui le pousse à imaginer toutes sortes de stratagèmes qui, en bout de ligne, échouent et le ridiculisent. Une fois, par exemple, il tombe amoureux de Zoé, une barmaid, et se rend par conséquent à son bar tous les jours pour prendre quelques pintes, assis dans un coin. Afin de lui parler plus souvent, il décide ensuite de commander des verres. Toutefois, il a peur que la Zoé réelle soit décevante par rapport à la Zoé idéale qu'il imagine, c'est pourquoi il s'arrange pour que leurs conversations s'en tiennent à la relation barmaid-client. Finalement, il accomplit une “mission de sabotage” (70), c'est-à-dire qu'il s'assoit au bar en sachant très bien qu'il devra se trouver une nouvelle Fille idéale bientôt. On ne peut qu'imaginer la suite, en tout cas, Zoé l'a traité d'imbécile. Une autre fois, il écrit des lettres passionnées à la caissière de l'épicerie et apprend le plus de choses possible sur elle, mais sans se dévoiler. En fait, il a surtout l'air d'un maniaque dans ses lettres…
Dès sa première prise de parole, Molie avoue qu'elle a des problèmes de ponctuation, “comme l'autre Molly avec ses deux l et son y” finit par décider de plus en mettre dans ses phrases. Sa pensée se dévide donc en un fil pas toujours facile à suivre puisque de toute façon, ça ne dérange personne, ceux qui lisent ne s'étant jamais plaint de son écriture. Même dans son écriture, Molie continue donc d'être égoïste: si elle ne veut plus mettre de virgule, elle n'en mettra plus, point final.
Pavel et Molie emploient aussi un langage à la fois précieux (utilisant toujours par exemple la négation « ne… point », un registre de langue parfois soutenu) et près de l'oralité, avec quelques sacres, des expressions comme « j'étais complètement dans le cirage », « pour faire ma fine », etc.
Explication : Pour les projets de Pavel qui n'aboutissent pas, voir point précédent. Pour l'absence de projet de Molie, voir A.
Explication : Notons avant tout que les narrations à la première personne laissent très peu (et le plus souvent pas du tout) de place à la description. La seule manifestation spatiale potentiellement pertinente que j'ai notée, c'est l'opposition entre les deux seuls lieux que fréquentent Molie: son appartement et la rue. Le premier, dans lequel elle habite avec sa cousine, mais qu'elle ne croise pas souvent étant leurs horaires opposés, est comme son antre où elle ne risque pas de rencontrer quelqu'un. À presque tous les soirs, Molie va aussi marcher dans les rues. Et quand je dis marcher, c'est souvent plus qu'une dizaine de kilomètres et c'est toujours à des heures où personne d'autre n'arpente les rues. C'est donc dire qu'elle contourne l'opposition privé/public en s'appropriant le lieu public - la rue -, en le gardant pour elle seule: “Seulement, il est vrai que je préfère ne sortir qu'à la nuit tombée, à l'heure où l'on assassine, quand les rues sont désertes et que j'ai la vie pour moi toute seule” (25).
“Un jour qu'il faisait très froid, des porcs-épics se serrèrent étroitement pour se tenir chaud. Mais bientôt ils sentirent réciproquement les effets de leurs piquants, ce qui les éloigna de nouveau les uns des autres. Chaque fois que le besoin de se réchauffer les rapprochait, ce second inconvénient se reproduisait, de sorte qu'ils allaient et venaient entre les deux maux jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé entre eux un éloignement modéré.”