**Résumé et commentaire de l’œuvre :** Ce roman est la correspondance entre un écrivain et sa défunte muse, Charlotte. Il tente de déculpabiliser d’avoir été absent lors du suicide de cette dernière. Dans les chapitres 1 à 4, l’écrivain s’imagine les dernières heures de sa douce de façon burlesque. Dans les chapitres suivants (5 à 28), il se rejoue le décès de Charlotte de façon un peu plus réaliste. Quant à Charlotte, elle commente sans cesse les passages que l’auteur écrit, trouvant par moment qu’il fait trop dans le lyrisme ou qu’il la décrit comme faible ou encore qu’il développe une obsession morbide sur Charlotte. Elle est fréquemment insatisfaite de la façon dont il la met en scène. La Charlotte #1 a 24 ans, vient récemment d’être licenciée du magazine de mode où elle était maquettiste. Depuis, son enfance elle a toujours eu des idées suicidaires. Elle rend visite à ses parents qui habitent à Marseille et se pend dans la demeure familiale avec son écharpe. Pendant, que ses parents la pleurent, sa sœur, Jeremia, se goinfre avec le repas du soir. Le médecin vient pour constater le décès, mais ne veut pas accepter que Charlotte soit morte et comme il a peur de ne pas être payé, il dévalise les denrées qui se retrouvent dans la cuisine, avant de retourner retrouver sa conjointe, un Panda chinois auquel il tente depuis plusieurs années enseigner le français. L’histoire semble vraisemblable dans le premier chapitre, mais plus ça va, plus cette première version du suicide est complètement déjantée. Les agissements des personnages secondaires (Jeremia, le médecin) n’ont aucun sens, et même le décor prend vie. On se croit dans un univers à la Boris Vian à la fin du troisième chapitre. À la demande de Charlotte, il réécrit son suicide de manière plus réaliste. La Charlotte #2 a 34 ans, n’a pas de famille à Marseille, travaille comme journaliste depuis 2 ans dans une station de radio qui bat de l’aile et où de nombreux licenciements surviennent. Elle croit être l’une des prochaines à être congédiée. Elle a deux amants, l’écrivain et un skipper de sept ans plus jeune. Elle n’est pas morte le 7 juin, mais le 21 mars 2007. Charlotte voit un psychanalyste deux fois par semaine, car elle n’a jamais connu son père biologique. Son beau-père est arrivé dans sa vie lorsqu’elle avait neuf ans et elle a adopté son nom. Lors de ses 18 ans, elle a passé quatre semaines dans une clinique psychiatrique pour des troubles alimentaires. Elle y est entrée comme boulimique et y est sortie en temps que suicidaire où elle avait tenté de se pendre avec son écharpe. Peu avant de mourir, l’écrivain tente de lui faire oublier ses idées noires en l’amenant à Djerba dans un « Club Med », mais cela ne change rien. Après sa rupture avec le skipper et ses tentatives pour retrouver l’écrivain qui était absent la journée où elle avait besoin de lui, elle se rend chez ses parents qui habitent à Paris et se suicide. Sa mère la retrouve dans une position fœtale, comme si elle n’était jamais née. L’écrivain pleure ensuite la mort de Charlotte. Charlotte déplore que l’écrivain ne sache pas « raconter le bonheur, c’est bien là ta médiocrité. » (p.131) L’écrivain lui-même laisse entendre qu’à force de décrire des horreurs, il va en commettre une : « cet écrivain devenu criminel à force d’avoir parlé de crimes. » (p.116) Elle le met même en garde, car à force d’imaginer la mort, il va finir par y goûter : « Les vivants aiment la mort, comme les enfants aiment le loup. (…) Moi j’ai vu le loup. Il m’a mangée. Prends garde, il te mangera aussi. » (p.111) Ce qui vient fausser le roman est que Charlotte est également écrivaine. Elle désire écrire un roman. Peu avant de mourir pour la seconde fois, elle rédige son histoire : Vous étiez en peine au prélude, quand votre père biologique pénétrait dans le lit où votre mère attendait frissonnante qu’il vienne déposer du bout de son pénis cette petite bête qui allait grossir neuf mois dans son ventre, et se pendre tout à l’heure. D’un clic, vous avez tout effacé. Puis vous avez fait réapparaître le texte avant de fermer le document. (p.196) De plus, la narration est biaisée, car le narrateur lui-même dit ne pas être fiable, car ces souvenirs sont confus : « Encore un souvenir inventé. Je vous en demande pardon. J’ai l’habitude de faire de ma mémoire un rêve, une distraction, une farce. Le passé me semble souvent un peu gris, comme la matière où il est stocké. Et puis il est plein de trous, on dirait de la dentelle. » (p.119) Un autre signe qui met en doute l’histoire racontée est le fait que Charlotte conseille à l’écrivain de mentir dans son roman pour ainsi plaire aux gens : « Sache que la littérature doit avoir en toute circonstance l’élégance de plaire. Plais, mens, il faut bien mentir pour plaire. » (p.85) Charlotte laisse planer le doute qu’elle a pu écrire un roman à la place de l’écrivain : « Vous êtes apparue, vous avez brandi Univers, univers, un roman dont j’étais l’auteur, mais dont vous m’avez dit plus tard qu’à force de le relire, il vous semblait parfois l’avoir écrit. » (p.79) Également, Charlotte mentionne à l’écrivain qu’il ne peut écrire une histoire vraisemblable sur la mort, car il ne la pas vécue (à la différence de Charlotte) : « Tu veux parler de la mort? Tu as déjà ressuscité? Tu es tombé dedans quand tu étais petit? Tais-toi, le vivant! Tais-toi! Tu ne sais pas, et tu ne sauras pas. Tu tomberas comme les autres, et tu ne sauras jamais rien. » (p.74) De plus, les deux personnages se confondent; on ne sait plus si Charlotte est bien Charlotte ou si elle n’est pas plutôt l’écrivain, comme elle le laisse entendre dans l’extrait suivant : « Je ne suis plus je. Je suis devenue toi, la parodie de moi dans ta voix qui me promène, me pousse comme un landau dont le bébé a gelé. Tu bricoles l’irréparable, tu luttes contre le temps. Tu fais semblant de croire que les livres contiennent des vivants. » (p.72) L’histoire d’amour entre l’écrivain et Charlotte semble déjà avoir été écrite dans le roman précédent du romancier : « (…) vous aviez déjà lu cette histoire d’un amour en fin de course dont les protagonistes décident malgré tout de rester ensemble pour ne pas s’infliger l’un à l’autre la douleur d’une rupture. » (p.176) Charlotte critique que « son pauvre amour » l’ait mis en scène dans le but de faire de l’argent avec l’histoire de sa mort : « Tu me donneras en pâture, tu me vendras. Je deviendrai une marchandise, on me mettra un code-barres sur le dos. Je finirai à l’état de billet, de pièce de monnaie. Pour tout dire, j’aurai un prix. » (p.213) Elle aurait préféré qu’il ne prenne jamais forme dans un livre : « Ta tête est un creuset d’alchimiste où ton imagination me cuisine comme un fantasme. Avant de partir, j’aurais dû t’extorquer la promesse de ne jamais essayer de me mettre au gnouf dans un de tes livres. » (p.173.) Selon elle, l’écrivain préfère raconter la mort de quelqu’un d’autre qu’oser passer à l’acte : On dirait que je me suis suicidée pour ton plaisir d’en faire toute une histoire, une histoire sordide comme tu les aimes tant. Je me suis pendue à ta place, car tu es trop douillet, trop couard, et tu aurais eu trop peur de te rompre le cou. La mort aurait pu gâcher ta joie de raconter ton supplice. Tu veux être un martyr, à condition de pouvoir t’en vanter. (p.199) L’écrivain accepte ce reproche de Charlotte, car il croit que s’il avait tenté de la sauver, cela l’aurait mené à sa perte : « Je craignais sans doute de tomber dans un précipice, une crevasse. Vous comportiez un abîme, vous étiez construite tout autour des parois d’un puits. » (p.95) Qui plus est, elle n’apprécie pas la façon dont il la conte; cela n’a rien de réel, tout est fantasmé : « Quand on meurt, on devient imaginaire. Tu fais de moi une vivante artificielle comme ces fleurs en plastique dont les goujats souillent les tombes de leurs amantes. » (p.154) Charlotte déplore qu’il déguise sa situation pour tenter de la rendre agréable : On ne ridiculise pas à ce point une défunte. Tu me déguises de mots, tu me fais une capeline d’adjectifs, et corsage d’adverbes. Je suis comme une caniche habillée par un maître libidineux d’une tenue de soirée, d’une rivière de strass, et d’escarpins à talons hauts qui la font trébucher à chaque pas. (p.168.) Elle a l’impression qu’elle n’est qu’un procédé romanesque; « Non, un personnage! Pour dire le vrai, une utilité, un ingrédient que tu jettes dans ta soupe de mots pour l’épaissir quand elle devient claire comme l’eau. » (p.130.) Selon l’écrivain, Charlotte le perçoit comme s’il prenait vie dans les actions des autres : À votre avis, le rêve d’écrivain n’était pas de vivre, mais d’assister à l’existence des autres comme à un bal ou à un carnage. Les gens de mon espèce ne prenaient pas la peine de jouir ou de combattre, ils étaient comme ces photographes de presse qui se contentent de prendre des clichés dans les raouts de la jet-set ou sur les marchés de Bagdad jonchés de cadavres après une fiesta terroriste. (p126.) Au final, le but de ce roman selon l’écrivain était de « dompter la mort », mais il ne croit pas y être parvenu. (p.215.) « Je ferme ce livre comme un chirurgien recoud malgré tout la plaie qu’il a ouverte après l’opération invraisemblable d’une jeune morte dont il espérait la résurrection. » (p.215) Il demande pardon à Charlotte d’avoir écrit l’histoire d’une morte, d’un squelette, et elle lui dit les mots qu’il attendait tout ce temps : « Je suis fière de toi. » Charlotte résume l’acte d’écriture de ce roman en quelques phrases : « Tu as fait de moi ce que tu as voulu. Tu as pris la littérature pour un ventre dont je serais l’enfant sauvée des eaux. Pauvre enfant, tu vois bien à présent qu’elle a mis au monde un squelette. » (p.217-218.) Charlotte n’est rien d’autre qu’un personnage romanesque qui permet à l’écrivain de vivre en paix avec sa morbide histoire. **Appréciation de l’œuvre :** Le roman intrigue dès les premières lignes. Son incipit est accrocheur par ce narrateur, dont on ne connaît rien pour l’instant qui s’adresse à une Charlotte en lui décrivant son suicide. Par la suite, cette première mort s’avère déjantée. Le second suicide de Charlotte est pénible à lire; il est sans fin et les descriptions de l’écrivain sont interminables et d’un lyrisme accablant. On a hâte que Charlotte se suicide pour mettre fin au roman (malheureusement pour le lecteur, cela n’arrive qu’à la toute fin du livre). L’intérêt du roman se trouve dans les lettres de Charlotte, car elle critique sans retenue l’écriture de « son pauvre amour ». Elle-même trouve que l’écrivain étire le moment où elle se donne la mort : « Alors, montre-toi vaillant, et laisse enfin entrer la male heure où la suicidaire devient pendue. (…) Tu pensais sans doute que j’allais ressusciter après un rude hiver d’écriture, et qu’à force de palabres la mort accepterait de me libérer comme une taularde en fin de peine? » (p.168) Quatrième de couverture : « Vous étiez dans les bras de votre mère. Vierge à l’Enfant, Pietà, mais en guise de crucifié c’était seulement une jeune femme qui s’était pendue. Quand leurs filles meurent, les femmes en redeviennent grosses jusqu’à la fin de leur vie. Leur ventre est beaucoup plus lourd que la première fois. » Notice bibliographique : Régis Jauffret, Lacrimosa, Paris, Gallimard, 2008, 218 pages.