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Table des matières
Introduction
L'objectif de Roland Barthes est de défendre l'acte critique en dépit des réticences formulées à l'égard de la subjectivité d'une telle approche. En réinvestissant la posture critique, il se porte également défenseur de la “Nouvelle critique”.
Barthes tient à se distinguer de ses prédécesseurs, attachés à la critique classique. Cette dernière se reconnaît par son inclination marquée à juger la moralité et les valeurs mises de l'avant par le texte. Bref, le « goût » sous-tend la lecture. Il faut donc, selon lui, s'intéresser à la littérature de manière plus objective, d'où son intention manifeste de réaliser un ouvrage détruisant un à un les critères qui sous-tendent la critique classique. Celle-ci apparaît comme une véritable tare dont il faut se débarrasser : « l’ “exécution” de la nouvelle critique apparaît comme une tâche d’hygiène publique, qu’il fallait oser et dont la réussite soulage. » (p. 11)
Barthes voit un geste subversif dans le fait de s'attarder d'abord et avant tout au langage pour parler de littérature. Il s'agit en fait de donner le plein pouvoir au langage :
Mais pourquoi, aujourd’hui, la Critique ?[…]Ce qui est notable, dans cette opération, ce n’est pas tellement qu’elle oppose l’ancien et le nouveau, c’est qu’elle frappe d’interdit, par une réaction nue, une certaine parole autour du livre : ce qui n’est pas toléré, c’est que le langage puisse parler du langage. La parole dédoublée fait l’objet d’une vigilance spéciale de la part des institutions, qui la maintiennent ordinairement sous un code étroit : dans l’État littéraire, la critique doit être aussi « tenue » qu’une police : libérer l’une serait aussi « dangereux » que de populariser l’autre : ce serait mettre en cause le pouvoir du pouvoir, le langage du langage. (p. 13)
Traiter de langage à partir du langage est la particularité notoire de la Nouvelle Critique : « Pour être subversive, la critique n'a pas besoin de juger, il lui suffit de parler du langage, au lieu de s'en servir. » (p. 14). Le plus grave reproche qui lui est adressé repose, justement, sur le fait de critiquer le langage, de l'analyser, de le décortiquer et ainsi d'offrir, en bout de ligne, un certain ascendant au commentateur sur le texte. Ce rôle qu'a le nouveau critique est plus déterminant par rapport au texte. Il intervient entre le texte au lecteur : « Ce que l’on reproche aujourd’hui à la nouvelle critique, ce n’est pas tant d’être « nouvelle », c’est d’être pleinement une « critique », c’est de redistribuer les rôles de l’auteur et du commentateur et d’attenter par là à l’ordre des langages. » (p. 14)
Barthes découpe ensuite son argumentation en différents critères afin d'examiner les reproches adressés à la critique littéraire, de même que d'offrir des pistes relativement objectives quant à la procédure à suivre lors d'un tel exercice (celui de la critique).
Le vraisemblable critique
Barthes entame sa réflexion en présentant la définition du vraisemblable selon Aristote. Il explique que la vraisemblance ne doit jamais contredire les autorités suivantes : la tradition, les Sages, la majorité, l'opinion courante. Il précise également que la vraisemblance n'est pas une donnée fixe, évoluant avec les époques. Cette nuance permet d'inclure la possibilité d'un vraisemblable distinct du « possible scientifique » et du « réel historique ». (p. 14-15) En somme, Barthes défend une posture critique qui permet de s'éloigner de la vraisemblance, du discours établi, de la norme. Il souhaite que le doute remette en cause la tradition, la tradition critique dans ce cas-ci. Pour ce faire, il suggère de repenser la vraisemblance critique en s'attaquant aux modalités sur lesquelles s'appuie la critique en 1965.
L’objectivité
La critique traditionnelle a des prétentions à l'objectivité, ce que déplore Bartes puisque le critique s'engage aussi face à la langue. Il faut, selon lui, s'attarder à la connotation des mots qui prennent un/des sens différents selon le contexte d'énonciation : « On professe qu’il faut conserver aux mots leur signification, bref que le mot n’a qu’un sens : le bon. Cette règle entraîne abusivement une suspicion, ou, ce qui est pire, une banalisation générale de l’image » (p. 20).
Il faut, plus encore dans le cas de la littérature, se recentrer sur la fonction poétique du langage : « À la limite, les mots n’ont plus de valeur référentielle, mais seulement une valeur marchande : ils servent à communiquer, comme dans la plus plate des transactions, non à suggérer. En somme, le langage ne propose qu’une certitude : celle de la banalité : c’est donc toujours elle que l’on choisit. » (p. 21)
Il prône, en bout de ligne, la valorisation du langage, d'autant plus que sa portée esthétique n'est pas anodine lorsqu'il est question de littérature : « Ainsi le vraisemblable critique s’emploie-t-il à tout rabaisser d’un cran : ce qui est banal dans la vie ne doit pas être réveillé ; ce qui ne l’est pas dans l’œuvre doit être au contraire banalisé : singulière esthétique, qui condamne la vie au silence et l’œuvre à l’insignifiance. » (p. 22)
Le Goût
Bien que ce soit un critère suranné, il importe pour Barthes de revenir sur la question épineuse du goût. Il se prête d'abord à l'exercice de définir cette modalité quelque peu oiseuse : « Comment désigner cet ensemble d’interdits qui relève indifféremment de la morale et de l’esthétique et dans lequel la critique classique investit toutes les valeurs qu’elle ne peut rapporter à la science ? Appelons ce système de prohibitions le « goût ». » (p. 23)
Il revient sur la notion de goût et sur le présupposé idéologique et moral qui y est lié. En fait, le goût est une manière habile de s'opposer à l'immoralité des œuvres, une sorte de prétexte pour contourner le critère de valeur : « serviteur commun de la morale et de l'esthétique, il permet un tourniquet commode entre le Beau et le Bien, confondus discrètement sous l'espèce d'une simple mesure » (p. 24).
En ce sens, la psychanalyse pose problème. Elle s'intéresse à l'implicite, à l'inconscient, à la sexualité, aux déviances et, de ce fait, elle contrevient à la moralité. Elle nomme les tabous : « Le goût est en fait un interdit de parole. Si la psychanalyse est condamnée, ce n’est pas parce qu’elle pense, c’est parce qu’elle parle ; si l’on pouvait la renvoyer à une pure pratique médicale et immobiliser le malade (qu’on n’est pas) sur son divan, on s’en soucierait autant que de l’acupuncture. » (p. 25)
Il dresse par ailleurs un portrait intéressant des conceptions de l'individu selon que l'on appartienne à l'ancienne critique ou à la nouvelle :
L'homme de l'ancienne critique est en effet composé de deux régions anatomiques. La première est, si l'on peut dire, supérieure-externe : la tête, la création artisitique, l'apparence noble, ce qu'on peut montrer, ce que l'on doit voir; la seconde est inférieure-interne : le sexe […], les instincts […] ; ici l'homme primitif, immédiat, là l'auteur évolué, dominé. Or, dit-on avec indignation, la psychanalyse fait abusivement communiquer le haut et le bas, le dedans et le dehors […]. […] [S]elon l'idée de Jacques Lacan, sa topologie n'est pas celle du dedans et du dehors, encore moins du hautet du bas, mais plutôt d'un avers et d'un revers mouvants […]. (p. 25-26-27) Boulette russe ===== La Clarté ===== Barthes considère que l'ancienne critique abuse de son pouvoir de censure et les restrictions qu'elle établit passe également par le critère de clarté. En fait, la critique française a longtemps prétendu que la langue française possédait une logique avec laquelle les autres langues ne pouvaient faire compétition. Il déboulonne donc ce mythe dans un premier temps : « la « logique » du français était une logique absolue : c’est ce qu’on appelait le génie de la langue […] Ce mythe a été scientifiquement démonté par la linguistique moderne : le français n’est ni plus ni moins « logique » qu’une autre langue. » (p. 28-29) Cette préférence pour la langue française est simplement une attitude chauvine : « Dès que le langage n’est plus celui de notre propre communauté, nous le jugeons inutile, vide, délirant, pratiqué non pour des raisons sérieuses, mais pour des raisons futiles ou basses (snobsime, suffisance) : ainsi le langage de la « néo-critique » apparaît-il à un « archéo-critique » aussi étrange que du yiddish (comparaison d’ailleurs suspecte) » (p. 32) Le vocabulaire déployé par la nouvelle critique dépasse la simple fioriture. Il faut aller au-delà du langage et ne pas réduire les analyses de la nouvelle critique à une volonté de faire compliqué : « Vous ne voyez dans le jargon de la nouvelle critique qu’extravagances de forme plaquées sur des platitudes de fond : il est en effet possible de « réduire » un langage en supprimant le système qui le constitue, c’est-à-dire les liaisons qui font le sens des mots » (p. 33) La clarté n'est pas intrinsèquement liée au langage et celui-ci n'a pas à s'astreindre automatiquement à cette contrainte : « La clarté n'est pas un attribut de l’écriture, c’est l’écriture même, dès l’instant où elle est constituée comme écriture, c’est le bonheur de l’écriture, c’est tout ce désir qui est dans l’écriture. » (p. 33) La parole n'appartient pas de façon absolue à celui qui la prononce. Celle-ci le dépasse, l'englobe et le domine en quelque sorte : « Il y a un profond malaise (malaise d’identité) à imaginer que l’on puisse être propriétaire d’une certaine parole, et qu’il soit nécessaire de la défendre comme un bien dans ses caractères d’être. Suis-je donc avant mon langage ? Qui serait ce je, propriétaire de ce qui précisément le fait être ? Comment puis-je vivre mon langage comme un simple attribut de ma personne ? Comment croire que si je parle, c'est parce que je suis ? » (p. 34) ====== L’asymbolie ====== « Tel est le vraisemblable critique en 1965 : il faut parler d’un livre avec « objectivité », « goût », « clarté ». Ces règles ne sont pas de notre temps : les deux dernières viennent du siècle classique, la première du positivisme. » (p. 35) « en fait, la spécificité de la littérature ne peut être postulée qu’à l’intérieur d’une thérie générale des signes : pour avoir le droit de défendre une lecture immanente de l’œuvre, il faut savoir ce qu’est la logique, l’histoire, la psychanalyse ; bref, pour rendre l’œuvre à la littérature, il faut précisément en sortir et faire appel à une culture anthropologique. » (p. 37) en parlant de l’ancienne critique (mais qui est-ce justement ?!) : « c’est une œuvre pure, à laquelle on évite toute compromission avec le monde, toute mésalliance avec le désir. Le modèle de ce structuralisme pudique est tout simplement moral. » (p. 37) –» réticences devant les tabous, la morale est le seul critère qui permet d’attaquer la nouvelle critique ? attaques qui sous-tendent une certaine pudeur devant la psyché et le dévoilement de son moi, etc. « L’impératif final du vraisemblable critique est de même sorte : au sujet de la littérature, dites qu’elle est de la littérature. Cette tautologie n’est pas gratuire : on feint d’abord de croire qu’il est possible de parler de littérature, d’en faire l’objet d’une parole ; mais cette parole tourne court, puisqu’il n’y a rien à dire de cet objet, sinon qu’il est ui-même. Le vraisemblable critique aboutit en effet au silence ou à son substitut, le bavardage : une aimable causerie, disait déjà, en 1921, Roman Jakobson, de l’histoire de la littérature. » (p. 37-39) Et il met finalement le doigt sur le grand mal dont sont atteints les anciens critiques (là, je pense qu’il fait référence aux critiques de Racine d’il y a trois siècles… !) : « Ce silence, cet échec, on peut, sinon l’expliquer, du moins le dire d’une autre façon. L’ancier critique est victime d’une disposition que les analystes du langage connaissent bien et qu’ils appellent l’asymbolie : il lui est impossible de percevoir ou de manier des symboles, c’est-à-dire des coexistences de sens ; chez lui, la fonction symbolique très générale qui permet aux hommes de construire des idées, des images et des œuvres, dès lors que l’on dépasse les usages étroitement rationnels du langage, cette fonction est troublée, limités, ou censurée. » (p. 40) Et le point culminant (remet en doute l’attaque contre le symbole lui-même, c quoi le problème avec le symbole, tout court) : « Mais pourquoi, après tout, cette surdité aux symboles, cette asymbolie ? Qu’est-ce donc qui menace, dans le symbole ? Fondement du livre, pourquoi le sens multiple met-il en danger la parole autour du livre ? Et pourquoi, encore une fois, aujourd’hui ? » (p. 42)