I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : BIENVENU, Sophie
Titre : Et au pire, on se mariera
Éditeur : La mèche
Année : 2011
Désignation générique : Récit
Quatrième de couverture : « Avant de rencontrer Baz, Aïcha était tout le temps enragée. Elle traînait son enfance brisée en essayant d’éviter sa mère, les vieux puants et les seringues usées du parc. Maintenant qu’elle est amoureuse, elle voit les balançoires dans les parcs de Centre-Sud. Voilà pourquoi, pour Baz, Aïcha ferait tout, même le pire. Tout, c’est ce qu’elle doit raconter à cette femme qui la regarde comme une page de faits divers. Mais suivre le récit d’Aïcha, c’est entrer dans un labyrinthe pour s’y perdre autant qu’elle.
Une confrontation déchirante et drôle où l’émotion court. La langue à fleur de peau de Et au pire, on se mariera se trouve à la croisée du romanesque, du théâtre de rue et de la déposition. »
II- CONTENU GÉNÉRAL
Résumé de l’œuvre : Le roman raconte l’histoire d’Aïcha, une adolescente de treize ans obsédée par un certain Baz, qui se retrouve en entrevue avec une travailleuse sociale. Les raisons de cet entretient restent floues. Au départ, Aïcha explique qu’elle habite à Montréal, avec sa mère. Elle entretient une profonde haine envers cette dernière depuis qu’elle a chassé Hakim (son beau-père) du domicile familial. L’adolescente raconte par la suite qu’elle passait ses journées à traîner dans le parc ou à perdre son temps avec ses deux seules amies, deux prostituées transsexuelles nommées Mel et Jo, jusqu’au jour où elle a rencontré Baz (Sébastien), un jeune homme dans la vingtaine de qui elle est tombée amoureuse. Au fur et à mesure que l’entrevue avance, Aïcha commence à se contredire et à revenir sur des histoires pour rectifier certains éléments, changeant complètement la tournure des évènements. Le lecteur comprend alors que Hakim abusait d’elle sexuellement (bien que la jeune fille n’ait jamais perçu ses caresses ainsi et soit toujours convaincue que leur relation était saine), que sa mère essaie tant bien que mal de se rapprocher de sa fille et que Baz n’est pas amoureux d’elle, mais ressent plutôt de la pitié pour la jeune fille et souhaite seulement l’aider. Baz laisse donc Aïcha dormir chez lui, puisqu’elle invente que sa mère ne la nourrit pas et qu’elle couche avec des hommes à la maison. La jeune fille devient tellement obsédée par Baz qu’elle va jusqu’à provoquer volontairement des conflits avec sa mère, de manière à obtenir une excuse pour se réfugier chez lui. Durant tout le récit, Aïcha est convaincue de sa normalité et croit dur comme fer que ses sentiments pour Baz sont réciproques. Elle raconte parfois des évènements qu’elle s’imagine, mais ne précisera qu’ils ne se sont pas réellement passé que plusieurs pages plus loin. Elle raconte, entre autres, que Baz et elle auraient fait l’amour la première nuit qu’elle a passée chez lui, alors qu’en réalité, le jeune homme a dormi sur le divan pour lui laisser son lit. La relation entre elle et Baz s’envenime davantage lorsque ce dernier commence à fréquenter une femme de son âge, Élisanne Blais. Après que la narratrice ait évité le sujet un moment, le lecteur apprend la véritable raison de l’entrevue : le meurtre d’Élisanne Blais. Recommence alors un récit confus où Aïcha avoue finalement être allée chez Baz et avoir poignardé sa copine qui s’y trouvait, seule. Elle raconte ensuite différentes versions de son entretient avec Baz, chez elle, après qu’il ait découvert le cadavre d’Élisanne. Dans tous les cas, il aurait voulu la protéger en lui disant de se laver et de nier les évènements pour que le blâme ne tombe pas sur elle. Il se serait ensuite fait arrêter pour le meurtre de sa copine, mais Aïcha aurait affirmé que s’était plutôt elle la meurtrière. Malgré cet aveu, les autorités croiraient qu’elle ne veut que protéger Baz, par amour pour lui, d’où l’entrevue avec la travailleuse sociale. Le roman se termine ainsi, laissant le lecteur interpréter les évènements et décider qui est réellement coupable de quoi et qui veut réellement protéger qui.
Thème(s) : amour, adolescence, mensonge, manipulation, jalousie, relation mère/fille, violence, enfance, sexualité
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION
Explication (intuitive mais argumentée) du choix : le personnage d'Aïcha me semble en rupture à plusieurs niveaux. À l'intérieur de l'histoire, elle n'assume pas son rôle d'enfant: elle cherche à plaire à des hommes plus vieux, elle se fait amie avec des prostitués, elle veut éloigner sa mère et elle se sent infantilisées par tout le monde. D'un point de vue extérieur à l'histoire, elle n'assume pas non plus son rôle de narrateur, puisqu'elle tente de cacher des parties de son histoire et d'en modifier d'autres. Aïcha est donc un narrateur et un personnage non fiable et son déphasage structure et teinte tout le récit.
Appréciation globale : La manière dont l’histoire est racontée m’a paru particulièrement intéressante, puisque le lecteur devient en quelque sorte la victime de la narratrice non fiable. Ceci lui permet de faire l’expérience du caractère manipulateur du personnage. De plus, le ton de la narration et les marques d’oralité permettaient de bien cerner la psychologie marginale d’Aïcha.
IV – TYPE DE RUPTURE
Validation du cas au point de vue de la rupture
Interprétative
Dans le cas du personnage d’Aïcha, il serait question d’une rupture interprétative. Elle est incapable de rendre adéquatement compte de son monde, car celui-ci n’est pas réel. Elle fait de sa vie une fiction. L’adolescente prête des intentions aux gens qui l’entourent, faussées par sa propre interprétation de leurs gestes ou de leurs paroles. Si Baz lui dit qu’il s’inquiète pour elle lorsqu’elle passe la nuit à se promener dehors en tenue provocante, elle entend une grande déclaration d’amour. Si sa mère la protège contre Hakim, elle y voit de la jalousie maladive. Aïcha s’imagine des scénarios et module sa perception des choses de façon à ce que sa vision de la réalité s’accorde avec ses fantasmes. Lorsqu’elle raconte ces agissements étranges, elle ne réalise jamais ce qu’elle fait de mal ou, du moins, elle tente de se convaincre de la normalité de ses actes. Elle s’accroche à ses illusions et refuse d’accepter les choses telles qu’elles sont. Voulant vieillir trop vite, Aïcha a également une perception d’elle-même qui est décalée, puisqu’elle ne se voit pas comme une enfant. À seulement treize ans, elle se considère comme une femme, ce qui brouille constamment son interprétation, notamment lorsqu’il s’agit de ses rapports affectifs avec Baz et sa mère.
V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES
Validation du cas au point de vue narratif/poétique (voix, fiabilité du narrateur, registres fictionnels, temporels, type de configuration narrative, etc.)
La narration est autodiégétique. Le roman se présente comme une entrevue entre Aïcha et une interlocutrice identifié par un « tu ». Le lecteur n’obtient que les paroles de la jeune fille, les propos et l’identité de l’interlocutrice étant plutôt suggérés par les réponses et les réactions de la narratrice. Par cette narration, qui se veut une mise en scène et qui se rapproche ainsi d’un monologue théâtral, le lecteur est placé dans la peau de la travailleuse sociale qui reçoit une histoire trouée et parfois inventée. Plusieurs éléments doivent être devinés ou interprétés de manière à combler les lacunes volontaires de la narration. Le parcours narratif est donc à l’image de la pensée d’Aïcha, qui tente, non seulement de convaincre son interlocuteur, mais aussi de se convaincre elle-même. Il s’agit d’une narration souvent trompeuse, sinueuse et marquée par l’oralité.