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FICHE DE LECTURE I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE
Auteur : Delaume, Chloé
Titre : Éden matin midi et soir
Éditeur : Joca seria
Collection :
Année : 2009
Éditions ultérieures :
Désignation générique : aucune (a été joué comme monologue)
Quatrième de couverture : Thanatopathie [tanatopati] n.f. - du grec thanatos, la mort, et de pathos, ce dont on souffre. C'est ainsi qu'Adèle a nommé le mal qui la rend inapte à la vie. Durant cinquante minutes, elle explore chaque recoin de sa pathologie, avec l'humour de ceux au-delà du désespoir. Cinquante minutes, c'est le temps moyen qui sépare deux suicides en France.
II- CONTENU GÉNÉRAL Résumé de l’œuvre : Une jeune femme est à l'hôpital (ou dans une clinique) à la suite d'une énième tentative de suicide. Le texte se présente comme un long monologue intérieur où elle se parle à elle-même et aux autres « elles » qui l'habite. La narratrice expose la pulsion de mort qui l'habite depuis toujours, tentant d'en définir les contours et d'en relever les preuves passées. Sa maladie de mort, comme elle l'appelle, remonterait à sa naissance. Elle anticipe les questions et réactions du psychiatre, se demande ce qu'elle lui dira. Elle repense à ceux qui l'ont abandonnée, à ses amants passés, dont le plus récent, Grégoire, mérite quelques pages. Elle s'adresse aussi longuement à sa mère vers la fin de ce discours qui doit durer cinquante minutes. La fin laisse entendre que le texte se termine avec la mort de la narratrice. Le caractère très sombre du récit ne doit pas faire oublier l'humour présent tout au long.
Thèmes : pulsion de mort, suicide, corps médical
III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION Explication (intuitive mais argumentée) du choix : Le texte s'ouvrant sur une action qu'on pourrait dire paradoxale: « Hier soir j'ai voté la mort » (p.7), le lecteur se trouve dans l'ambivalence. Il y a bien un désir exprimé ici, une intention, qui a mené à une action réalisée. La mort a été votée, la tentative de suicide a été commise. Mais comme la mort est par définition une annulation, la fin de toute action, on ne sait trop quoi en penser. Le texte oscille continuellement entre les deux: on expose des intentions, des gestes posés, mais comme ils tendent tous vers cette mort, peut-on vraiment voir ici un personnage qui agit? Difficile de la dire déconnectée: elle raisonne, pose des jugements très lucides sur sa situation, décrit le mal qui la ronge. Cependant, elle est alitée, peut-être inconsciente ou en train de rêver, ce ne sera jamais clair. Elle n'agit donc pas véritablement à la suite de son geste initial-final. Elle aspire à ne plus agir. Je dirais donc qu'il s'agit d'une forme ambiguë de déconnexion, mais déconnexion il y a. D'instinct, je la situerais toutefois plus sur le plan actionnel qu'interprétatif.
* Le texte a été écrit spécifiquement pour le théâtre, ce qui tendrait à l'exclure de la sélection. Cependant, il n'est écrit nulle part qu'il s'agit spécifiquement d'une pièce ou d'un monologue théâtral et il se présente comme un récit, sans les indications traditionnelles du jeu (présentation des personnages, didascalies.) De plus, la date de création et les noms des premiers metteur et scène et acteur, habituellement au début dans les pièces imprimées, se trouvent à la toute fin, sur la même page que le « Achevé d'imprimer le », ce qui tend à minimiser cet aspect. On peut donc en conclure que cette version écrite doit être considérée comme un récit et il a sa place dans cette étude. Appréciation globale : C'est certainement les qualités poétiques et humoristiques du texte qui le rendent intéressant, car le thème obsédant de la mort aurait pu très vite devenir pénible. Il y a quelque chose de répétitif, de cyclique dans ce texte qui en fait presque un chant. On pourrait reprocher à la narratrice de tomber dans l'apitoiement sur soi à certains moments, ce dont elle se défend. Étonnamment, il y a quelque chose de léger parfois grâce aux expressions qui relèvent de l'oralité ou du langage populaire. C'est vraiment la beauté de l'écriture qui est frappante dans ce texte et qui fait qu'il mérite d'être lu, parce que si on veut lire sur la pulsion de mort, Nelly Arcan à mon sens vaut davantage le détour. IV – TYPE DE RUPTURE Validation du cas au point de vue de la rupture a) actionnelle : Bien entendu, le cas le plus spectaculaire de rupture actionnelle, au centre du récit, c'est le suicide, ce choix de la mort de la narratrice qui renonce pour toujours à agir. « Je ne suis pas faite pour faire. » (p.8), « C'est à peine si je peux encore me déplacer. » (p.9), « On va me forcer à tout. » (p.12), « Tu ignores du pouvoir jusqu'au nombre de syllabes et la définition » (p.15) – opposition avec la faiblesse dont on parlera plus loin- « Je préfère m'effacer, je ne le comprends pas, je suis un personnage bien trop mal esquissé, défini de travers, je ne peux pas rester » (p.22), jamais elle ne pose un geste décidé. La faute originelle chez la narratrice, c'est de refuser la pomme (« Le serpent ne dit rien, même pas un ai confiance » (p.44) – on notera que le serpent ici n'agit pas non plus), donc la vie, là est la vraie faute: « Se suicider, une faute. Je n'aspire qu'à fauter, mais sans le faire exprès. »(p.14), présentée comme n'étant même pas intentionnelle. L'importance de la faiblesse revendiquée par la narratrice permet d'illustrer l'absence d'agir qui la caractérise. « Ça veut dire quoi, faible, à la fin? Vous l'employer comme une insulte, mais j'assume parfaitement: qui manque de force, de vigueur physique: qui a peu de résistance, de solidité, qui n'est pas en état de lutter; qui manque de capacités; sans force, sans valeur; qui manque de force morale, d'énergie, de fermeté […] » (p.36) Les souvenirs familiaux qui entrent en scène dans la deuxième moitié montrent aussi la faible agentivité de la narratrice, surtout les passages liés à la mère. Elle lui dit qu'elle renonce, qu'elle refuse, que tout ce qu'elle veut, c'est être oubliée (p.40), autant de non-action qui tendent vers l'anéantissement de soi. Un passage résume très bien le seul désir et la seule action du personnage: « Vouloir. Oui, je le veux maman. Mon unique ambition et mon unique désir. J'ai effectué un choix, un vrai choix, personnel. Tu sais, maman, les enfants ça se change en adulte, en adulte responsables qui prennent des décisions. Moi, j'ai voté la mort. »(p.43) La narratrice se définit de plus par rapport à sa sœur, être solaire (comme Grégoire (p.27)), laquelle dit toujours: « il faut lutter. Lutter contre la mort et s'inscrire dans la vie. » (p.21), proposant une inscription concrète dans le réel que la narratrice n'est pas prête à assumer, parce qu'il est déjà trop tard: « Vouloir mourir. Vouloir. Mais putain, bande de cons, vous ne voyez pas que c'est déjà fait? » (p.34). Le texte n'est finalement qu'une longue digression après l'action de départ, le vote de la mort. Du côté des relations amoureuses non plus, la narratrice ne semble pas se poser en agent, subissant la séparation: « Ils me quittent très souvent, et même pas pour une autre. » (p.27), « J'ai toujours su qu'il partirait. » (p.28), préférant une sorcellerie imaginaire (p.29) à une réelle prise de position. L'action déficiente peut aussi être observée en ce qui concerne le rapport de la narratrice à ce fameux psychiatre à la venue duquel on se prépare sans que rien ne se passe. « C'est ce que je vais lui expliquer, au psychiatre. » (p.11), « Mais tout ça, je ne lui dirai pas, au psychiatre. » (p.16), « C'est important que je lui précise ça, au psychiatre. » (p.18), « Il faut que je lui dise, au psychiatre. » (p.18), « Je vais lui dire ça, au psychiatre. » (p.19), « C'est pourquoi je ne lui en voudrai pas tant que ça, au psychiatre. » (p.23), « Je ne sais pas si c'est une bonne idée de lui parler de la sorcellerie, au psychiatre. » (p.29), « Finalement, je vais lui dire autre chose, au psychiatre. » (p.31), « Il ne le verra pas, le psychiatre. » (p.34), puis, ultimement: « Ils ne pourront pas m'attraper, ni mes parents, ni le psychiatre, ils n'oseront pas me rejoindre non plus. » et « Quand le psychiatre viendra, il sera, il est trop tard. » (p.45) On remarque la figure du cataphore qui insiste sur le psychiatre, toujours en fin de proposition, et surtout, toujours inscrit dans un futur qui ne viendra jamais. Ce psychiatre hypothétique qui rythme tout le texte participe à l'inaction puisque sa rencontre est toujours différée, ca le personnage refuse de sonner pour l'appeler: « Sonner, ça veut dire que j'appelle, que j'appelle au secours, que j'accepte d'être vivante au point de supplier qu'on m'aide à le rester. » (p.35) b) interprétative : Le personnage, malgré qu'il soit plongé dans une sorte de sommeil ou de coma, garde une grande lucidité. Il tente tout au long du récit d'expliquer son état, de définir la maladie de la mort (p.19) dont il est victime. On peut voir dans le recours aux définition du dictionnaire (Le Robert à la page 14) un besoin de se référer à autre chose qu'à soi pour nommer ce qui l'habite, ce qui peut prouver qu'elle ne comprend pas si bien que cela ce qu'elle vit. On laisse le soin à une plus grande autorité d'expliquer. Le personnage-narrateur vit, plus qu'un dédoublement, une fragmentation. Ce Moi éclaté entraîne une perte de l'identité, d'où la répétition du nom et du poids, comme si elle ne pouvait se rattacher qu'à cela. « Parfois je réalise que je ne suis que le corps, le corps d'Adèle Trousseau, 28 ans, 48 kg. » (p.9) « Bonjour. Je m'appelle Adèle. Adèle Trousseau. J'ai 28 ans […] » (p.16) « Bonjour, je m'appelle Adèle Trousseau, j'ai 28 ans, et j'ai avalé par mégarde une cinquantaine de Temesta et une dizaine de Lexomil. Je vais parfaitement bien et il faut me relâcher, j'ai un chat à nourrir. Il s'appelle Citrouille. Bonjour, je m'appelle Adèle Trousseau. Hier mon ami m'a quittée, j'ai réagi bêtement, je suis très impulsive, maintenant tout est en ordre, j'ai hâte de retrouver la vie active. Bonjour, je m'appelle Adèle, s'il vous plait, laissez-moi partir. S'il vous plait. S'il vous plait. S'il vous plait » (p.32-33) De façon plus anecdotique, le personnage avoue à plusieurs reprises ne pas savoir, devoir présumer ce qui se passe durant le sommeil(p.7), ignorer le nombre de ses tentatives de suicide (p.12). ou V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES**
« Je n'en peux plus que ça parle autant à l'intérieur » (p.7) dit la narratrice dès la première page du récit. C'est que ce monologue intérieur laisse parfois voir la pluralité des voix qui sont en elle, sans nécessairement marquer de différence entre elle. On retrouve un bel exemple de cette bataille intérieure aux pages 9 et 10: Je ne suis pas schizophrène, je n'entends que moi dans ma tête, simplement je suis beaucoup. […] Aucune interaction avec l'extérieur avant que oui mais non cela dit néanmoins je vous ferais remarquer non mais ça va pas bien sûr que si mais en fin souvenez-vous la dernière ois que excusez-moi mais finalement on lui répond quoi au concierge. On recourt également aux définitions du dictionnaire, déjà évoquées, qui laissent à un autre le soin de décrire ce qui se passe, comme à la page 14 pour expliquer la faute ou à la page 19 pour l'anosognosie. Le récit emprunte à différentes formes, comme le questionnaire médical détourné de la page 25 ou la recette qui parodie la phytothérapie à la page 33. Sinon, on peut relever quelques phrases mises en italique surtout vers la fin, parfois pour marquer l'emprunt intertextuel: « À cheval sur une tombe » (p.39), tiré de Beckett, ou signaler le cliché: « Du fond du trou » (p.40). Il s'agit d'un récit très « lisible » pour Delaume, les spécificités poétiques (comme les phrases incomplètes, par exemple: « Au scanner, chez moi, on ne voit rien. Acharnement thérapeutique pour un cancer existentiel. Phase terminale. Alors, feinter. » (p.32)) n'entravant nullement la compréhension du texte, au contraire, la perte du sujet grammatical reprend la perte existentielle de la narratrice.