BEDRANE, Sabrinelle, Françoise REVAZ et Michel VIEGNES [dir.], Le récit minimal du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, 254 p.
Ce volume interroge la notion de « récit minimal », aussi bien dans ses limites qualitatives que quantitatives. Qu'est ce qu’un récit a minima ? Peut-on déterminer un contenu minimal de la narrativité : au moins une action, un événement ? Quel statut donner aux récits à l’événementialité incomplète, aux récits où « il ne se passe rien », aux récits où les actions apparaissent sans intentionalité ? Est-il possible de représenter le non-événement ? Quelles différences entre récit minimal, récit minimaliste et écriture blanche ? L’originalité de ce recueil d’essais réside dans son ouverture à plusieurs supports narratifs : aux études narratologiques et littéraires, sur des auteurs tels que Régnier, Ramuz, Larbaud, Quignard, Michon, Macé ou Chevillard, s’ajoutent des analyses sur la présence du récit minimal dans la poésie et le théâtre, ainsi que dans la bande dessinée, le cinéma, les récits de presse et la publicité.
Première partie: Le récit minimal : réception et critères définitoires
Dimensions et critères du récit minimal
Gerald Prince — Récit minimal et narrativité
Jean-Michel Adam — La brève comme récit minimal : les « Nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon (Le Matin, 1906)
Dominique Combe — Le poème comme récit minimal, de Rimbaud à Hocquard
Françoise Revaz et Stéphanie Pahud — Récit minimal et publicité
Des attentes du lecteur
Rapahël Baroni — L'intrigue minimale
Anissa Belhadjin — Du récit minimal à l'histoire lue
Alain Boillat — Le récit minimal en bande dessinée : l'histoire constamment réitérée d'un éternuement dans la série Little Sammy Sneeze de Winsor McCay
Deuxième partie: Le récit minimal : analyses du non événement
Des écritures minimalistes ?
Bruno Thibault — Les bâtons rompus de l'écriture : « l'histoire brisée » entre récit minimal et récit minimaliste
Marie-Odile André — Un voyage minimal ? Oreille rouge d’Eric Chevillard
Jacques Poirier — Le minimalisme des ruines : sur Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, de Pascal Quignard
Un certain réenchantement du monde
Marie-Hélène Boblet — Désintéressement et gratuité du récit dhôtelien
Alain Guyot — Récit de voyage et récit minimal : l’exemple de la Montée au Grand-Saint-Bernard de Charles Ferdinand Ramuz
L’ennui de raconter des événements
Bertrand Vibert — Les « histoires incertaines » d’Henri de Régnier : des récits minimaux ?
Yvon Houssais — Enfantines de Valéry Larbaud : aux frontières du récit ?
La mort des récits ?
Catherine Douzou — Narrations spectrales, récits minimaux en scène L’Atelier de Jean-Claude Grumberg
Thomas Hunkeler — Vers « l’imminimisable minime minimum » : Sans de Samuel Beckett
Des films sur rien ?
Patrizia Lombardo — Esthétique minimaliste : un film sur rien de Gus Van Sant
Isabelle Roussel-Gillet — Le « non-événement » comme appel du sens chez trois cinéastes
Ce compte rendu de l'ouvrage a été publié dans la revue en ligne Cahiers de Narratologie (no 24 (2013) http://narratologie.revues.org/6667)
Cet ouvrage collectif est consacré à la notion de récit minimal. Il compte dix-huit contributions, précédées d’un avant-propos d’une douzaine de pages qui fait une excellente synthèse du contenu et des problématiques abordées dans le recueil. Une bibliographie sélective de neuf pages complète l’ensemble et fait de cet ouvrage une référence en la matière. L’ouvrage s’organise en deux parties.
La première qui compte sept contributions est consacrée à la réflexion théorique. La richesse des approches narratologiques s’y exprime pleinement. On y trouve d’abord des essais de définitions du récit minimal, principalement à partir de notions linguistiques (Gérald Prince, Jean-Michel Adam). On retiendra de la contribution de Dominique Combe sur la poésie la distinction qu’elle opère entre le « récit en bonne et due forme » qui sous entend une réalisation textuelle (la surface) et les « structures profondes » du narratif et de la narrativité, susceptibles de se réaliser implicitement. Le travail de Françoise Revaz et Stéphanie Pahud illustre cette approche et celle qui prend en compte non la narrativité réalisée par le texte, mais la « bribe » de narrativité induisant en quelque sorte un effet récit chez le lecteur/spectateur dans la publicité. Celui-ci est invité à convoquer, dans une relation affective avec la marque, des scénarios et des récits merveilleux formant le fonds commun d’un imaginaire collectif. Globalement, comme le soulignent les éditeurs dans la préface, les auteurs regroupés dans cette section s’interrogent sur l’empan minimal du récit. L’idée principale est que le récit minimal ne peut plus être défini et pensé dans la logique du tout ou rien, ou bien d’une frontière précise entre ce qui distinguerait et qualifierait un récit et par rapport à « non-récit ». On passe finalement de la proposition selon laquelle un texte est ou n’est pas un récit à celle où un texte est plus ou moins un récit. Les contributions de Raphaël Baroni, Anissa Belhadjin et Alain Boillat font la distinction entre récit et intrigue et surtout entre « caractère minimal de l’intrigue » et « activité maximale du lecteur ».
Le thème du récit minimal s’entend aussi comme un double questionnement. En effet, si par minimal on entend une surface textuelle et/ou la potentialité de scénarios qu’elle déclenche, on se situe du côté de la forme de narration. C’est d’abord la question du comment on raconte (donc du comment on lit) qui sert à formuler la problématique. Cependant, le contenu raconté (l’événement ou ce que l’on raconte) demande de s’interroger pareillement sur ce qui serait un récit minimaliste. Les travaux qui forment la seconde partie de l’ouvrage sont centrés sur cette deuxième problématique, qui a fait l’objet de beaucoup moins d’approches théoriques dans la narratologie classique. Les contributions de Bruno Thibault, Marie-Odile André et Jacques Poirier apportent une réflexion sur les écritures minimalistes de Philippe Delerm, Éric Chevillard et Pascal Guignard. Celles-ci procèdent avant tout de « réticences » du narrateur vis-à-vis du narré. Certains exemples montrent cependant (contributions de Marie-Hélène Boblet et Alain Guyot) montrent comment le minimalisme narratif peut réenchanter le monde en donnant plus de place aux autres éléments de la textualité. Les trois dernières thématiques distinguées par les éditeurs (l’ennui de raconter les événements, la mort des récits ? des films sur rien ?) renvoient à l’analyse de productions artistiques qui ont totalement déconstruit la notion de récit. Cependant, elles ne relèvent pas toutes des expériences avant-gardistes (Bertrand Vibert, Yvon Houssais) qui tentent de dépasser le mode narratif, d’en révéler les apories, ou d’afficher de la méfiance envers la narrativité en signifiant un renoncement au récit (Catherine Douzou, Thomas Hunkeler, Patrizia Lombardo, Isabelle Roussel-Gillet). Elles sont aussi un « signe des temps », celui de la modernité, qui prétend célébrer le non-événement, pour paraphraser Pierre Nora, cité dans l’avant-propos. Paradoxalement, cette négation convoque, dans une relation dialectique, l’événement et surtout le récit, qui reste « une donnée fondamentale de la conscience et du langage ».
On peut parier que cet ouvrage, dont la dimension théorique est de grande qualité, deviendra un classique des études narratologiques. Il constitue un bilan très solide des différentes définitions de la narrativité tout en proposant des illustrations pratiques. Ce n’est cependant pas uniquement un ouvrage de synthèse, car la plupart des contributions qu’il contient, ainsi que le prologue, ouvrent de nouveaux champs à la narratologie, au-delà des études littéraires, et l’oriente de plus en plus vers des approches interdisciplinaires, qui seront sans nul doute au cœur des nouvelles recherches dans le domaine.