FICHE DE LECTURE I- MÉTADONNÉES ET PARATEXTE Auteur : Arno Bertina Titre : Anima motrix Éditeur : Éditions Gallimard Collection : Verticales, Phase deux Année : 2006 Éditions ultérieures : -- Désignation générique : Aucune Quatrième de couverture : « Je suis le cocu magnifique auquel il pousse des cornes, je suis pourchassé, soupçonné d'appartenir à une cellule d'Al-Qaeda démantelée près de la frontière italienne. Je suis le chasseur Actéon puni par Diane et transformé en cerf, bientôt déchiré par les mâchoires de ses chiens qui ne le reconnaissent pas, et je suis l'ancien ministre macédonien Ljube Boskovski, qui fuit parce qu'il aurait assassiné des réfugiés. Je suis Bobby Fischer, Curzio Thomsen et Slavo Smith, une prostituée romaine et une duchesse un peu cinglée, et un jeune adolescent pakistanais aussi. Je suis Balakh et Ghulam, je suis suspendu au pied d'un Béninois caché dans le train d'atterrissage d'un avion qui survole l'Adriatique, je suis en route pour nulle part et tenté de tout lâcher. » II- CONTENU GÉNÉRAL Résumé de l’œuvre :Il s'agit de l'histoire d'un homme ayant dans la fin quarantaine, marié et père d'un garçon, qui est en fuite depuis environ trois mois. Il roule en voiture de luxe en Italie sans trop savoir où il compte aller, avec un Pakistanais retenu contre son gré dans sa valise d'auto, sans savoir s'il s'agit réellement d'un homme à sa recherche. Le narrateur affirme qu'on le pourchasse, car on l'accuse d'être lié au terrorisme. Il mentionne à quelques reprises qu'il est un ancien ministre macédonien, mais il dément cette affirmation à autant de reprises, s'inventant plusieurs autres passés. Au début du roman, il reçoit des appels de sa femme, Arté, qui est de plus en plus distante. Un jour, il reçoit un message vidéo de sa femme dans lequel il aperçoit ce qui ressemble à deux personnes faisant l'amour. Comme les visages ne sont pas visibles et que le narrateur n'a jamais vu sa femme nue (cette dernière préférant faire l'amour dans le noir complet), il ne peut savoir avec certitude qu'il s'agit d'Arté. Cette vidéo l'obsède et le blesse. Il continue donc son parcours, mais sans volonté, et coupe la communication avec sa femme. Il sait que ses poursuivants savent où il se trouve. Il dit lui-même : « Le savoir et décider de s'en moquer parce que je ne peux faire autrement » (p. 75). Perdu, il découvre une demeure où il rencontre une femme et son homme à tout faire, un Chinois. Après être resté quelques jours, il fuit encore, accompagné par le Chinois et le Pakistanais, toujours retenu prisonnier dans la valise. Ensemble, ils roulent jusqu'à ce que la voiture rende l'âme. Le narrateur échange sa voiture dans un garage contre deux motos, laissant derrière le Pakistanais. Le Chinois et le narrateur se rendent dans une maison perdue dans la nature. Là-bas, les deux personnages vivent plutôt bien, mais le narrateur se blesse et la fatigue et la fièvre le font délirer. Il finit par partir et se mêle aux sans-abris d'une ville italienne. Il y fait la connaissance de Xénia, une prostituée avec qui il se lie d'amitié et qui lui fait oublier sa femme. Avec elle et une duchesse qu'il connaissait déjà, il voyage jusqu'à Bari. Il accompagne un jeune homme qui doit s'y rendre pour travailler. Une fois rendu, il fait plusieurs autres connaissances : des hommes errant, ayant quitté leur pays et ayant vu la mort, vivant maintenant sans ambition. Il passe quelques jours aux côtés d'un homme inconnu, avec qui il n'échange presque rien, vivant dans une cabane près de la mer. Le roman se termine par quatre fins différentes, ne révélant jamais qu'elle est la véritable raison de la fuite de l'homme, ne fournissant pas plus d'information sur l'adultère potentiel de sa femme et n'indiquant pas ce qui est advenu des autres personnages. La réalité fictive de certains passages reste d'ailleurs très ambigüe. Dans la première fin, il saute d'une falaise et entame la traversée de la mer à la nage. Dans la seconde, il saute à la mer et s'embroche sur un rayon du soleil. Dans la troisième, il saute de la falaise et s'accroche à un avion. Puis, dans la quatrième, il saute et est attrapé par un essaim d'oiseaux qui le dépose dans l'eau. Thème(s) : Quête identitaire, Guerre, Fuite, Survie, Inconnu, Folie, Misère, Clandestinité III – JUSTIFICATION DE LA SÉLECTION Explication (intuitive mais argumentée) du choix : Le narrateur/personnage principal semble déconnecté par rapport à plusieurs éléments. D'abord, il est en fuite et se retrouve éloigné de tous les gens qu'il connaissait. Il n'appartient plus à sa vie d'avant, quelle qu'elle soit. De plus, son statut de narrateur vacille, passant de la première à la troisième personne. Son identité est incertaine, chacune de ses histoires étant contestée par le Chinois. La quatrième de couverture est d'ailleurs très révélatrice à ce propos. Son mariage et l'adultère d'Arté ne sont pas non plus si certains, puisque, vers la fin du roman, le narrateur voit sur le portable d'une inconnue le même vidéo érotique et Xénia lui dit l'avoir déjà reçu elle aussi. Le roman n'offre toutefois pas plus d'informations à ce sujet. Le narrateur est également déconnecté par rapport à son monde à cause du barrage langagier. Il répète souvent qu'il ne sait pas si ses interlocuteurs comprennent ce qu'il raconte et il remet en doute à plusieurs reprises la réalité de certaines de ses conversations avec le Chinois, croyant les avoirs peut-être imaginées. Pour toutes ses raisons, ce personnage m'a semblé potentiellement pertinent pour le projet. (Note au passage : je ne vois pas nécessairement de signification dans la particularité physique du personnage, mais beaucoup d'attention est mise sur la grandeur et la posture du personnage qui est si grand qu'il semble ne pas savoir quoi faire avec ses membres trop longs. Cette caractéristique attire toujours l'attention des inconnus. Le personnage affirme souvent être devenu géant : « Je suis géant, devenu géant. Je n'y peux rien mais je suis enfin devenu le géant que j'étais. » (p. 240) Comme si son être, son identité prenait enfin sa place dans son corps, qui ne lui semble plus trop grand et maladroit. J'ignore si c'est réellement pertinent, mais je préfère le noter, car cet aspect revient souvent. ) Appréciation globale :Le roman se complexifie de plus en plus au fil de la lecture, abandonnant des parties de l'histoire et intégrant des délires, sans nécessairement indiquer ce qui est réel et ce qui n'est qu'imaginé par le personnage. Il devient alors assez compliqué à suivre et la fin demeure très abstraite. IV – TYPE DE RUPTURE Validation du cas au point de vue de la rupture a) actionnelle : Remise en question de l’intention (et éventuellement de la motivation); logiques cognitives/rationnelles ou sensibles; présence ou absence d’un nœud d’intrigue et d’une résolution; difficulté/incapacité à s’imaginer transformer le monde (à s’imaginer le monde transformable), etc. b) interprétative : Difficulté/incapacité à donner sens au monde (à une partie du monde) de façon cohérente et/ou conforme à certaines normes interprétatives; énigmaticité et/ou illisibilité du monde; caducité ou excentricité interprétative; etc. Sa rupture serait d'abord actionnelle, puisque ses intentions sont constamment remises en question. En effet, alors qu'il roule en voiture, il se demande souvent ce qu'il fait et pourquoi il le fait. Lorsqu'il entend parler d'un terroriste recherché, il pense à ses options, mais il n'est pas clair pour le lecteur si le narrateur est ce terroriste ou s'il se met simplement dans sa peau : « Je suis cet homme-là je roule vers quoi. Pour aller où. À quelle vitesse différer la fin violente appelée par ce que j'ai fait? Dans les jeux vidéo je dispose d'un vivier de vies qui piaffent, latentes. Me poser sur le bord de l'autoroute et attendre et attendre? Reprendre l'autoroute dans le même sens, faire machine arrière? Je suis le septième cavalier/terroriste… Je continue ou je rentre chez moi? (p. 43) » Il compare la route vaste, vide et droite à sa propre situation (p. 53). Au cours de son périple, sa personnalité et son passé changent constamment. D'abord, il exprime une sorte de perte de la personne qu'il a été. Plusieurs extraits me sont apparus pertinents à cet égard : « Je n'étais plus, dans la solitude de l'habitacle, celui que je devais être quand j'étais entouré de gens (p. 108) ». « Qui est-on dans la fuite? Est-on encore quelqu'un alors que pris par la vitesse on assèche les peaux d'avant, on les fixe sur place comme ces peaux de lézard qu'on peut trouver parfois complète, enveloppes diaphanes infiniment fragiles, abandonnées par le reptile qui a repris sa course. Est-il encore lui-même alors qu'il court maintenant avec une peau de bébé? Qui suis-je si je ne suis pas tout entier contenu dans l'assurance que j'ai eue tout à l'heure pour raconter cette vie? Si je ne suis pas celui que je viens de dire avec autant d'assurance? Je n'ai jamais été personne avec assurance mais le Chinois est convaincu que je n'ai été celui-là… Que faire de ça? (p. 144) » « Je revois l'homme que j'ai été : il gueule, fais résonner la pièce. Est-ce que de lui à moi quelque chose passe encore je n'en sais rien. Il y a des trous dans ce que j'ai été, ma vie rongée par les termites, les liens ne sont pas évidents. » (p. 147) Ensuite, ses intentions sont remises en question, puisque son passé s'effrite et devient incertain : « mais je ne sais pas si c'est vrai, je ne sais plus si je les ai tués. Je me savais ministre, j'étais fou, oui, mais pas au point de les tuer moi-même, de trouver ça utile… (p. 142) » Il finit par ne plus comprendre ses intentions du début, celles qui le poussaient à fuir. Il décide de les abandonner : « Je suis calme. Je me sens bien. Je ne serai plus en fuite, ayant perdu de vue les raisons. Je ne cours plus après quoi. Être le roi du bois n'était que signer un pacte avec la folie qui m'aura porté là. Savoir qu'ils me suivent et rêver prendre le réel de vitesse sont des solutions intermédiaires, des formes inabouties de liberté. » (p. 199) La perte de ses intentions et la remise en question de son passé et de ses intentions font en sorte que le nœud de l'intrigue du départ (se sauver des gens qui le pourchassent et comprendre l'adultère d'Arté) est carrément mis de côté et oublié un peu avant le milieu du roman. À partir de cet abandon de l'intrigue, les évènements s'enchaînent sans véritable lien. Le lecteur ne s'attend donc plus à une résolution, puisqu'il n'y a plus de quête. De plus, le personnage ne sait plus qui il est, même dans le présent. Il ne s'intègre plus au monde qui l'entoure : « Où suis-je? […] Question qui porte autant sur le “je” que sur le lieu où il se trouve. Où est-ce que je suis “je”? Dans quel endroit est-ce que j'arrive à exister, sous une forme ou sous une autre (homme, courge ou petit oiseau)? » (p. 192) « Qui je suis – la question ne vaut plus la peine d'être posée, imbibée d'inexactitudes splendides, inutile, impossible. Elle est, disons, caduque. Par décentrement. » (p. 253) Plusieurs épisodes de délire alors que le narrateur est en compagnie du Chinois font aussi croire à un décalage interprétatif, puisqu'il n'est plus capable de donner un sens à ce qui l'entoure. Il vit des moments insensés. Il ne sait pas non plus si ses conversations avec le Chinois sont réelles ou si elles sont le fruit de son imagination : « Nous ne nous comprenons que très mal le Chinois et moi – au point que j'en viens à me demander si dans les moments où nous avons parlé ensemble de mon passé il n'inventait pas, lui, ses objections, et les détails qu'il m'opposait. Élucubrations qui n'auraient été que par hasard en rapport avec ce que je venais de lui confier. Ou si je ne les inventais pas moi même, ces objections. » (p. 184) V – SPÉCIFICITÉS POÉTIQUES Validation du cas au point de vue narratif/poétique (voix, fiabilité du narrateur, registres fictionnels, temporels, type de configuration narrative, etc.) Du point de vue poétique, ce roman me semble très pertinent. La narration est instable, elle passe constamment de la première à la troisième personne. Toutefois, le narrateur semble rester le même. Il passerait à la troisième personne peut-être pour parler d'un autre lui : « Cette folie aurait fini par me trahir, j'ai peur de mon ombre… Je suis en vie et non pas mort comme je le croyais, tu es difficile à deviner, ne laisses passer aucune émotion sur ton visage, je peux espérer que tu traiteras avec Actéon et l'autre personne que je suis — » (p. 114) Lorsqu'il s'adresse à un tu, il s'agit, en général, d'Arté. Il parle souvent d'Actéon qui serait un de ses multiples visages. Arté devient alors Diane, déesse de la chasse punissant Actéon. Il se réfère souvent à la mythologie, se comparant également à Ulysse. Comme je l'ai écrit à plusieurs reprises, la dissolution de l'intrigue et la remise en question des passés et des identités du narrateur le rendent non fiable. Le lecteur doit donc rester vigilant et parfois revenir sur des passages moins clairs ou qui semblent sortir de nulle part, comme les délires en forêt. La structure du roman est également intéressante. On y retrouve 44 chapitres numérotés. Par contre, on retrouve les chapitres 30.1; 30.2; 30.3; 31.1; 31.2 et 44.1. Il y a donc 50 véritables chapitres. Ces chapitres sont parfois une reprise d'un autre chapitre, raconté selon un nouveau point de vue. Par exemple, le chapitre 30.1 reprend à la troisième personne le chapitre 31, qui était à la première personne. Le chapitre 30.3, lui, est un extrait de carte postale, probablement adressée à Arté ( ce n'est toutefois pas indiqué clairement). Cette division complique la lecture et l'interprétation du texte.