FICHE DE LECTURE
INFORMATIONS PARATEXTUELLES
Auteur : Geneviève Brisac et Agnès Desarthe Titre : V.W. Le mélange des genres Lieu : Paris Édition : de l’Olivier Année : 2004 Pages : 288 p. Cote : Appartient au groupe de recherche Désignation générique : Aucune
Bibliographie de l’auteur : Geneviève Brisac : Les filles (1987) ; Madame Placard (1989) ; Loin du paradis, Flannery O’Connor «coll. L’un L’autre» (1991) ; Petite (1994) ; Week-end de chasse à la mère (1996) ; Voir les jardins de Babylone (1999) ; Pour qui vous prenez-vous (2001) ; La marche du cavalier (2002) ; Les sœurs Délicata (2004). Agnès Desarthe : Quelques minutes de bonheur absolu (1993) ; Un secret sans importance (1996) ; Cinq photos de ma femme (1998) ; Les bonnes intentions (2001) ; Le principe de Frédelle (2003).
Biographé : Virginia Woolf
Quatrième de couverture : Une citation de Virginia Woolf, suivie d’un extrait du livre se terminant par une courte notice sur les deux auteurs. Voici l’extrait : «Parce qu’il est très difficile de décrire un être humain, et encore davantage quand celui-ci a noirci des milliers de pages de romans, de lettres, de journaux, il n’est pas utile de flâner un peu dans le vague et le brûlant des souvenirs, comme un fond de couleurs et de sensations, sur lequel inscrire les hiéroglyphes, les lignes noires et entremêlées de l’histoire familiale. / En mettant l’accent sur le caractère contemporain de l’œuvre de Virginia Woolf, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe invitent à la relecture d’un auteur capital, dont l’importance commence tout juste à être comprise.»
Préface : Pas de préface, mais, dans la partie «Sources bibliographiques» se trouve des commentaires des auteurs sur leur travail biographique : « Hannah Arendt […] disait qu’un essai biographique est toujours un montage de citations. Elle disait aussi qu’écrire une biographie consiste à relier entre eux des points lumineux, jusqu’à ce que la figure cachée, le dessein, apparaisse. Un dessein est caché dans l’ouate, dit Virginia Woolf. C’est ainsi que nous avons conçu ce livre. Il est né de nos lectures et de nos relectures des romans, des essais, des lettres, des nouvelles et du Journal de Virginia Woolf. Ce que nous désirons plus que tout, c’est que ce portrait, puisque c’en est un, amène de nombreux lecteurs à l’œuvre elle-même, dégagée des malentendus, des clichés qui s’y attachent encore.» (p.277) Cela résume bien le contenu, l’organisation et le ton de cette biographie ; un «portrait».
Autres (note, épigraphe, photographie, etc.) : Un tableau de repères généalogiques.
LES RELATIONS (INSTANCES EXTRA ET INTRATEXTUELLES) :
Auteur/narrateur : Ce qu’il y a de particulier ici, c’est la présence de deux auteurs qui s’unissent en un seul narrateur. Cette biographie se rapprochant beaucoup de l’essai littéraire, le narrateur se trouve impliqué dans le texte dans la mesure où il véhicule une certaine vision interprétative de la vie, de l’œuvre et des idées de Virginia Woolf. La vision est très contemporaine, parfois teintée d’ironie, mais surtout d’une grande admiration.
Narrateur/personnage : Beaucoup de citations de V.W sont intégrées à la narration sans le moindre appel de note. Les auteurs soulignent que leur «manière de citer est celle des écrivains et non des universitaires» (p.277). C’est ainsi que les voix s’entremêlent : «Comme le dit l’écrivain Rick Moody, il est parfois agréable, et même intéressant de renoncer à se demander qui exactement est en train de parler. Surtout quand il y a deux auteurs, deux voix se mêlant à une troisième.» (p277-278) C’est bien ce qui se produit ici : même si l’introduction de guillemets ou de «dit-elle» et «écrit-elle» permet en général de savoir ce qu’on peut attribuer au narrateur et ce qu’on peut attribuer à Woolf (qui s’exprime au «je» dans ses écrits intimes, alors que le narrateur valorise les formules impersonnelles au «il» ou au «on»), il n’en demeure pas moins qu’un brouillage est parfois à l’œuvre et est peut-être même souhaitable pour le plaisir de la lecture, par exemple, lorsque les citations de Woolf sont prises à même ses œuvres romanesques. Il y a également, entre certains chapitres, de longues citations de Virginia Woolf, détachées de leur contexte ; cette présence intercalée du «personnage» permet de donner une certaine autonomie à sa voix.
Biographe/biographé : Les biographes le mentionnent explicitement : leur but est d’amener les lecteurs de cette biographie à l’œuvre de Woolf. Pour cela, il faut plus qu’un souci didactique, il faut beaucoup de talent argumentatif, certes, mais également une solide connaissance de l’œuvre de la biographée et, surtout, un rapport d’empathie particulier ; rapport à la fois intellectuel et affectif qui ne peut être que le fruit d’une passion identificatoire importante.
L’ORGANISATION TEXTUELLE
Synopsis : Le synopsis est assez difficile à reconstituer parce que la constitution de la biographie suit davantage les aléas de la pensée propre à l’essai qu’une chronologie exhaustive plus propre à la biographie, à tel point que certains chapitres pourraient facilement entre interchangés sans que l’intelligence du récit en souffre. Les quatre premiers chapitres (incluant le prologue) rappellent, par leur structure, la biographie traditionnelle. En effet, le prologue reconstitue une scène d’enfance de V.W en incluant l’incontournable «V.W est née le X à X». Le deuxième chapitre, «Généalogie de la littérature», passe en revue tous les membres de la famille de Virginia ; le troisième relate brièvement la vie au cercle de Bloomsbery et le quatrième la rencontre et le mariage entre Virginia et Leonard Woolf. Bien que l’on suive par la suite une certaine courbe chronologique (les derniers chapitres parlent de la guerre et du suicide de Virginia), les 20 autres chapitres obéissent davantage à la logique d’une thématique particulière qui vise à recomposer un portrait complexe de Virginia, être davantage spirituel qu’incarné (par exemple, des chapitre sur l’importance pour elle de la correspondance, l’influence de ses lectures, son ambivalence entre l’écriture et la peinture, sa pensée féministe, etc. ; mais aussi sur la métaphore, ou sur la révolution du roman par Woolf, etc.).
Ancrage référentiel : Important dans la mesure où cette biographie cherche à mettre en lumière la recherche esthétique de Virginia Woolf ainsi que son parcours intellectuel parfois à la lumière de son vécu, mais pas aussi marqué que dans une biographie classique. Il n’y a, par exemple, pas beaucoup de dates, pas beaucoup de lieux évoqués, pas beaucoup de personnes non plus, la focalisation passant essentiellement par V.W. et, il faut le dire, par les biographes.
Indices de fiction : Aucun.
Rapports vie-œuvre : Très importants et ces rapports se présentent de plusieurs façons. Ce peut être en tissant des liens entre des événements-impressions vécus par Virginia qui se retrouvent mis en scène dans ses fictions (Exemples : p.17, p.34). Ce peut être en recourant à des œuvres mineures pour venir contredire des interprétations sur la personnalité de Woolf : «On a souvent accusé Virginia Woolf de ne rien connaître à l’amour, d’être asexuelle, puritaine, évanescente, consacrée à son art, et caparaçonnée dans ses malheurs, et sa folie. L’amour, et paradoxalement l’amour dans le mariage, est pourtant merveilleusement mis en scène dans une nouvelle a peu près inconnue, “Lappin et Lapinova”». (p.46) Ce peut être en établissant une causalité directe entre la progression de l’œuvre et celle de la «vie» : «Ce à quoi nous assistons dans La promenade au phare, […] c’est l’acceptation – certes hésitante, mais décisive, du métier d’écrire.» (p.157) – Donc, de l’œuvre à la vie. Ce peut être dans les liens que V.W fait elle-même entre sa vie et son œuvre (L’écriture de La promenade au phare lui a permis de se libérer de son obsession pour sa mère, morte lorsqu’elle avait treize ans. P.19.) La bio porte davantage sur l’œuvre que sur la vie, mais œuvre doit ici être entendue dans un sens large, au sens de tout ce que V.W. a créé ; que ce soit ses romans, ses écrits intimes, sa vision de «ce qu’est une vie humaine» (p.28), sa pensée, etc.
Thématisation de l’écriture et de la lecture : Les deux sont fortement thématisées. - Le processus de création et l’écriture de V.W sont en fait au cœur de la biographie ; c’est ce que tentent de saisir et d’expliciter les biographes (Ex : «Ce qui la protège de l’errance, ce qui fait qu’elle sait justement si bien ce qu’elle veut écrire, c’est qu’elle a une conscience aiguë de ce qu’elle ne veut pas écrire.» p.199). Ainsi, elles avancent que pour Woolf, il ne s’agit pas d’échapper à la mort, mais de maintenir ce qu’elle-même appelle «les illusions bénies qui nous font vivre» et écrire est une des deux façons privilégiée par l’écrivain pour maintenir ses «illusions». (p.91-92) Elles insistent également sur l’influence de la peinture comme art dans le processus créatif de Virginia qui fut sans cesse tiraillée entre les deux mais finit par résoudre ce dilemme et par choisir tout de bon l’écriture. Elles expliquent : «Lorsqu’elle parle de son travail, de ses livres en cours, Virginia Woolf utilise, la plupart du temps, des métaphores picturales. La toile n’est pas encore couverte, j’ai barbouillé, dit-elle, on voit encore la trame. Outre l’inévitable jeu d’identification avec sa sœur, Vanessa, il s’agit pour Woolf de décrire un art hybride.» (p.140) - La lecture est thématisée essentiellement dans un chapitre intitulé «Toute la littérature procède d’un seul cerveau» et elle est mise en relation avec la conception de la littérature de V.W : «Pour Virginia Woolf, toute la littérature procède d’un seul cerveau, et elle réclame un sang nouveau. C’est un fleuve, où l’on ne se baigne jamais dans la même eau mais où affluent tous les textes. C’est pourquoi elle lit toujours en même temps plusieurs livres. Elle lit comme on parle à plusieurs personnes dans la même journée, et cela fait une journée unique, semblable à aucune autre.» (p.183) C’est dans le Journal que l’on retrouve les échos des lectures de Woolf : Sophocle, Shakespeare, Byron, Sterne, Hardy, James, Defoe font partie de ces auteurs fétiches. Elle lit sans souci des époques et des genres. Les biographes précisent : «Virginia, la lectrice, est indissociable de l’écrivain, et l’écrivain ne renonce jamais à la lectrice…» (p.185) - Finalement, le «lecteur de Woolf» occupe aussi une petite place : «Lire Virginia Woolf prend du temps. Son œuvre est longue, variée, touffue, et sa manière d’écrire si peu conventionnelle que l’on doit faire attention, être vigilant, avancer à petits pas pour ne rien perdre et pour ne pas s’y perdre.» (p.81) Ce passage fournit des clefs pour comprendre à la fois le projet biographique, l’importance que l’œuvre de Woolf occupe dans cette biographie et le rapport complexe entre les biographes et la biographée.
Thématisation de la biographie : Quelques rares passages thématise la biographie. 1- Dans le prologue qui remet en scène un souvenir d’enfance sur lequel V.W a elle-même écrit : Les biographes notent qu’elle a une vision phénoménologique de ses propres souvenirs et concluent : «En quelques mots, à sa manière narquoise et impressionniste, Virginia Woolf installe le décor, ce théâtre essentiel pour faire comprendre ce qu’est une vie. Elle fait une révérence insolente à la biographie traditionnelle, si affirmative et si raide. Un pied de nez au biographe positiviste et scientiste, accroché aux branches des arbres généalogiques, grimpé sur son tabouret de contrôleur des vies, drapé dans sa condescendance sociologique. Elle pose des jalons, des taches de couleur et de mémoire, qu’il faudra ensuite ajuster les uns aux autres, qu’il faudra superposer, faire jouer les uns avec les autres, un puzzle auquel il y aurait plusieurs solutions.» (p.13-14) On peut supposer que ces considérations ont guidées la démarche biographique des auteurs. 2- Il y a quelques rares références à Hermione Lee, «la biographe de l’écrivain» (p.54) et à un texte de Cynthia Ozick (non nommé). Une certaine volonté de «balayer des malentendus» que véhicule implicitement d’autres biographies se fait souvent sentir. 3- Dans un chapitre qui thématise l’importance de l’écriture épistolaire pour V.W, les biographes constatent l’importance de celle-ci pour comprendre la biographée, bien que d’une façon qui lui soit propre : «Si V.W est aujourd’hui immortelle, c’est, oui, un peu à cause de sa correspondance, de son Journal, de sa vie, et de ses amis, mis en scène dans sa correspondance. / De tout ce que nous croyons savoir d’elle à cause de ses lettres. Et c’est justice. Puisqu’elles sont indéniablement le lieu bâtard où s’inscrit le plus lisiblement son désir de brouillage des genres, son désir de saisir la vie au vol, son désir de dire la continuité habituelle du quotidien, la vie humaine, faite de choses incongrues, sordides et drôles, la vraie vie, dont aucun biographe ne saurait utiliser la texture réelle, détails absurdes, soucis obsédants et idiots, et plaisirs poétiques […]. (p.76) Mais c’est une drôle d’immortalité. L’immortalité doit être minérale, elle fait de vous une statue. La statue de Virginia Woolf est victime des malentendus qu’elle-même s’entend si bien à décrire quand elle parle de ses relations au monde : j’en dis trop, c’est fatal, c’est plus fort que moi. La postérité, au lieu de retenir ce qu’on lui a destiné – œuvres, discours, biographies filtrées -, se jette avec rapacité sur tout ce trop.» (p.77-78, je souligne) 4- Il y a aussi cette volonté, que l’on rencontre si souvent de façon explicite ou non, d’arracher V.W aux mythes et aux clichés et de rétablir les perspectives. Cela est particulièrement frappant dans l’extrait suivant : «On lit de-ci de-là que, un jour de 1917, Leonard Woolf offrit à sa femme une presse, pour la consoler, l’occuper, la détourner de la dépression. C’est le propre des écrivains-légendes que de trimbaler après eux ce genre d’anecdotes répétées de biographie en commentaire, de commentaire en note de bas de page. Il aurait aussi bien pu lui procurer un métier à tisser ou un orgue à parfum. Variations autour de l’ouvrage de dame. La manipulation des caractères d’imprimerie est un anxiolytique puissant, c’est bien connu.» (p.195)
Topoï : La création, l’écriture, l’art du roman, la peinture, l’esthétique et la pensée woolfienne.
Hybridation : Entre l’essai et la fiction. Bien que l’on ne sente aucunement l’implication «autobiographique» des auteurs, on sent incontestablement leur grande implication dans cette œuvre qui se constitue en dialogue entre elles et l’œuvre-vie de Woolf. Cela produit, pour reprendre les termes de Boyer-Weinmann, un «effet de biographie».
Différenciation : Il y a une volonté nette de se différencier de la biographie traditionnelle.
Transposition : Le vécu, comme tel, (si on entend par là une série de faits) est peu transposé ; il est simplement évoqué (quelques allusions à des faits marquants, comme les agressions sexuelles infligées à Woolf par ses frères aînés, ses attirances homosexuelles, sa nature dépressive et son suicide). C’est sans doute ce qui caractérise finalement cette biographie, car, en revanche, l’œuvre de V.W se trouve abondamment transposée et commentée, même si il est difficile de savoir si c’est le vécu ou l’œuvre qui est au cœur du propos ; la réponse se trouve sans doute entre les deux.
Autres remarques : Je tenterai un rapprochement qui peut paraître maladroit entre une conception de l’écriture de V.W (telle que la présentent les biographes) et le désir qui préside parfois à l’écriture d’une biographie fictive telle que nous la concevons jusqu’à maintenant : «Ce qui sépare Virginia Woolf de ses “collègues expérimentateurs”, c’est son désir d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, d’être au plus près de soi mais également au plus près de l’autre. L’altérité, l’universel, une certaine forme d’objectivité sont là pour contrebalancer la tentation du regard réflexif.» (p.91)
LA LECTURE
Pacte de lecture : Tel que signalé plus haut, le brouillage s’opère essentiellement par l’imbrication des voix des deux auteurs et celle de Virginia Woolf. La part herméneutique (le côté essai) de cette biographie est importante, mais pas nécessairement assumée comme telle.
Attitude de lecture : Très intéressant, bien que parfois les variations sur le thème «Virginia Woolf» tournent à l’occasion en longueur. On admire la travail sur le style fait par les auteurs.
Lecteur/lectrice : Manon Auger